par Arthur Conan Doyle
Un solicitor qui par tempérament et par goût a besoin d’activité physique ne peut pas, quand ses affaires l’ont tenu dans un bureau de dix heures du matin à cinq heures de l’après-midi, se dispenser de faire, le soir, un peu d’exercice. J’avais donc l’habitude de m’offrir de longues promenades nocturnes, au cours desquelles je cherchais les hauteurs de Hampstead et de Highgate pour purifier mes bronches des miasmes d’Abchurch Lane. Ce fut au cours d’une de ces flâneries sans but que je rencontrai pour la première fois Félix Stanniford, à qui j’allais devoir la plus extraordinaire aventure de ma vie. Un soir, vers la fin d’avril ou le commencement de mai de 1894, je gagnais l’extrême nord de Londres et descendais une de ces belles avenues bordées de hautes villas en brique que la grande cité pousse toujours plus avant dans la campagne. Il faisait une claire nuit de printemps, la lune brillait dans un ciel sans nuages, et, marchant sans hâte, regardant, contemplant, j’avais déjà laissé derrière moi plusieurs milles, quand mon attention s’arrêta sur l’une des maisons devant lesquelles je passais.
C’était une très vaste bâtisse, complètement isolée, assez en retrait sur la route. Moderne d’aspect, un peu moins pourtant que ses voisines, toutes peintes à neuf de couleurs vives et dures, elle en rompait l’alignement symétrique par la trouée de sa pelouse, au bout de laquelle, entre des lauriers, elle se dessinait confusément, large, sombre et triste. Asile campagnard de quelque riche marchand, elle datait sans doute du temps où la plus prochaine rue était encore distante d’un mille. La pieuvre londonienne l’avait graduellement rattrapée, puis enlacée, de ses tentacules de brique rouge. Cela finirait par l’absorption totale, qui permettrait aux constructeurs à bon marché d’élever une douzaine de villas à 80 livres par an sur le jardin en bordure. Et tandis que ceci me passait vaguement par la tête, un incident survint qui changea tout à fait le cours de mes pensées.
Un cab à quatre roues, cette honte de Londres, arrivait, grinçant et cahoté, tandis qu’approchait en sens contraire la lueur jaune d’une lanterne de cycliste. Encore qu’ils fussent les seuls objets en mouvement sur toute la longue route éclairée par la lune, ils allèrent se jeter l’un sur l’autre avec cette précision maligne qui détermine la rencontre de deux paquebots sur l’immense étendue de l’Atlantique.
Ce fut la faute du cycliste. Il voulut traverser devant le cab, prit mal ses distances, heurta l’épaule du cheval et tomba. Il se releva en pestant ; le cabman jura, puis s’avisant qu’on n’avait pas encore noté son numéro, il fouetta sa bête, et la lourde voiture se remit en branle. Le cycliste saisit les poignées de sa machine restée à terre, mais, tout à coup, il s’assit, et j’entendis une plainte :
« Seigneur ! »
Traversant la route, je fus tout de suite à son côté.
« Pas de mal ? demandai-je.
— Ma cheville, répondit-il. Rien qu’une entorse, j’espère. Mais c’est bien douloureux. Donnez-moi la main, voulez-vous? »
Il était dans le cercle de la lanterne, et je remarquai, en l’aidant à se lever, que c’était un jeune homme d’aspect distingué, avec une légère moustache noire, de grands yeux bruns, inquiets et timides, et des joues creuses portant les signes d’une faible santé. Il se mit debout, mais sur un seul pied, et le moindre mouvement de l’autre lui arrachait un cri de souffrance.
« Impossible de le poser à terre.
— Où habitez-vous ?
— Là. »
Il désignait de la tête la grande maison noire dans le jardin.
« Je coupais vers la grille quand ce maudit cab me tomba dessus. Pourriez-vous me conduire à ma porte ? »
Je le fis sans peine. Je rangeai sa bicyclette à l’intérieur de la grille, et le soutins le long de l’allée, jusqu’en haut du perron donnant accès dans le vestibule. Il n’y avait de la lumière nulle part. L’endroit était morne comme si personne ne l’eût jamais habité.
« C’est bien. Merci beaucoup, dit-il, en fouillant avec sa clef dans la serrure.
— Permettez-moi de ne vous laisser que chez vous. »
Il protesta, avec plus de vivacité que d’énergie ; puis, se rendant compte qu’il ne pouvait se passer de mon aide, il ouvrit la porte. Le vestibule était d’un noir d’encre. Il y fit quelques pas, tant bien que mal, son bras toujours appuyé sur ma main.
« La porte à droite, » dit-il, en cherchant dans l’ombre.
J’ouvris la porte. Au même instant, il frotta une allumette. Une lampe se trouvait sur la table : nous l’allumâmes à nous deux.
« Ça va, maintenant, vous pouvez me laisser. Bonsoir. »
Là-dessus, il s’assit dans un fauteuil et perdit connaissance.
Ma situation devenait bizarre. À voir la pâleur du pauvre garçon, je n’aurais pas affirmé qu’il n’eût cessé de vivre. Bientôt, ses lèvres frémirent, sa poitrine se souleva ; mais ses yeux ne montraient encore que deux fentes blanches, et son visage restait livide. Inquiet de me sentir responsable, je tirai le cordon de sonnette. Un carillon furieux se fit entendre à distance. Mais il ne vint personne ; l’appel du timbre n’éveilla ni un mouvement ni un murmure. J’attendis, et sonnai de nouveau, sans plus de résultat. Il fallait, pourtant, qu’il y eût quelqu’un dans la maison. Ce jeune gentleman ne pouvait habiter seul cette immense demeure. Je devais prévenir les siens, et, s’ils ne répondaient pas à la sonnette, aller moi-même les relancer. Je saisis la lampe et me précipitai au dehors.
Ce que je vis me stupéfia : le hall était vide, l’escalier nu et jaune de poussière ; trois portes ouvraient sur des chambres spacieuses, et ces chambres n’avaient ni tapis ni tentures ; mais des toiles grises pendaient aux galeries des fenêtres, et sur les murs couraient des rosaces de lichen. Mes pas sonnèrent bruyamment dans le silence des pièces. Puis, à l’aventure, j’enfilai le corridor ; je pensais qu’au moins l’on viendrait à la cuisine, ou je finirais par découvrir un gardien dans quelque coin d’appartement. Mais partout régnait la même solitude. Désespérant de trouver du secours, je pris un autre couloir, au bout duquel m’attendait une nouvelle surprise.
J’avais en face de moi une grande porte brune, dont un scellé de cire rouge, large comme une pièce de cinq shillings, défendait la serrure : couvert de poussière et décoloré, le scellé devait être là depuis longtemps. Je le considérais avec étonnement me demandant ce que pouvait cacher cette porte, quand je m’entendis rappeler dans le vestibule. Je retournai sur mes pas et vis mon jeune homme assis à la même place,
« Pourquoi me dit-il, aviez-vous emporté la lampe ?
— Je cherchais de l’aide.
— Vous pouviez chercher. J’occupe seul la maison.
— Bien incommode en cas de maladie.
— M’évanouir ainsi, c’est stupide. Je tiens de ma mère une extrême faiblesse du cœur, et le moindre chagrin, la moindre émotion me terrassent. Cela m’emportera un jour ou l’autre, comme ma mère. Vous ne seriez pas médecin, par hasard ?
— Je suis Mr. Frank Alder, solicitor.
— Et moi, Mr. Félix Stanniford. Drôle de rencontre que la nôtre ! Mon ami Mr. Perceval prétend justement que nous allons avoir besoin d’un homme d’affaires.
— Charmé, je vous assure.
— La chose dépend de mon ami. N’ai-je pas compris que vous aviez exploré tout le rez-de-chaussée avec la lampe ?
— Oui.
— Vous dites : « tout » ? insista mon interlocuteur, appuyant sur « tout » et m’observant d’un œil fixe.
— Il me semble. J’espérais rencontrer quelqu’un.
— Et, continua-t-il sans détourner le regard, vous êtes entré dans toutes les chambres ?
— Dans toutes celles où je pouvais entrer.
— Ce qui signifie que vous avez remarqué ? fit-il avec un haussement d’épaules, en homme qui prend son parti d’une contrariété.
— Remarqué quoi ?
— La porte scellée.
— En effet.
— Et vous n’avez pas été curieux de voir ce qu’il y a derrière ?
— Cela m’a paru insolite.
— Pensez-vous que vous pourriez vivre seul, dans cette maison, des années entières, harcelé sans trêve par le désir de savoir ce qu’il y a derrière cette porte, et, malgré tout, y résistant ?
— Quoi ! m’écriai-je, vous ne le sauriez pas vous-même ?
— Pas plus que vous.
— Pourquoi ne pas regarder ?
— Je ne le dois pas. »
Il parlait avec contrainte. Évidemment, je venais d’aborder à l’étourdie un sujet délicat. Je ne me crois pas plus curieux qu’un autre ; mais la situation avait, certes, de quoi provoquer l’intérêt. Cependant, rien ne me retenait plus dans la maison à présent que mon inconnu avait repris connaissance. Je me levai pour partir.
« Vous êtes pressé ? me demanda-t-il.
— Je n’ai rien à faire.
— Alors, vous me rendriez heureux si vous vouliez bien me tenir un instant compagnie. Je mène ici une vie retirée, très recluse. Je doute qu’il y ait personne à Londres pour mener une vie pareille. Il ne m’arrive que rarement d’avoir quelqu’un avec qui causer. »
J’inspectai d’un regard la petite pièce pauvrement meublée, avec un fauteuil-lit dans un angle. Puis, je pensai à la grande maison nue, à la sinistre porte que scellait un cachet fané, de cire rouge. Tout cela, par sa bizarrerie, me donnait l’envie d’en savoir davantage. Peut-être, en restant, y parviendrais-je. Et je dis que je resterais avec plaisir.
« Vous trouverez les liqueurs et un siphon sur la table à côté. Excusez-moi de remplir si mal les devoirs de l’hospitalité, mais je n’ai pas la force de traverser la chambre. Il y a des cigares, là, dans cette boîte. Je crois que j’en prendrai un moi-même. Ainsi, vous êtes solicitor, Mr. Alder ?
— Oui. — Moi, je ne suis rien. Fils d’un millionnaire, je suis la créature du monde la plus démunie de ressources. On m’a élevé dans l’espoir d’une fortune ; et je n’ai ni argent ni profession. Par surcroît, je reste avec cette grande maison sur les bras, sans aucun moyen de l’entretenir. Il est aussi absurde pour moi d’en faire mon domicile que, pour un marchand des quatre saisons, d’atteler un pur-sang à sa baladeuse : mieux lui vaudrait un âne, et à moi une chaumière.
— Pourquoi ne pas vendre la maison ?
— Je n’en ai pas le droit.
— La louer, du moins ?
— Pas davantage. »
Voyant, à mon air, combien il m’intriguait, le jeune homme sourit.
« Je m’explique, dit-il, si toutefois cela ne vous ennuie pas.
— Au contraire, cela m’intéresse énormément.
— Après vos aimables attentions pour moi, je vous dois bien, il me semble, de satisfaire votre curiosité. Sachez d’abord que mon père était Stanislas Stanniford, le banquier. »
Stanniford le banquier ? Le nom me revint tout de suite. La fuite de Stanniford quelques années auparavant avait fait scandale.
« Je vois que vous vous rappelez, continua le jeune homme. Mon pauvre père quitta le pays à cause des nombreux amis dont il avait engagé les fonds dans une opération malheureuse. C’était un homme nerveux et impressionnable : la conscience de sa responsabilité lui fit perdre la tête. Il n’avait, aux yeux de la loi, commis aucune faute. Ce fut, pour lui, simple question sentimentale. Il ne voulut même plus se trouver en face de sa famille ; et quand il partit pour l’étranger, où il devait mourir, il ne nous fit seulement pas connaître le lieu de son refuge.
— Il est donc mort ? m’écriai-je.
— Sans avoir jamais la preuve de son décès, nous en eûmes la certitude, par le fait que, les valeurs sur lesquelles il avait spéculé s’étant relevées, rien ne justifiait désormais son refus de paraître, et, vivant, il n’eût pas manqué de revenir. Il sera mort, je suppose, au cours des deux dernières années.
— Pourquoi des deux dernières ?
— Parce qu’il y a deux ans nous eûmes de ses nouvelles.
— Et il ne vous disait pas où il vivait ?
— La lettre venait de Paris, mais n’indiquait aucune adresse. C’était à la mort de ma pauvre mère. Il m’écrivait pour me donner quelques instructions et quelques conseils. Depuis, nous n’entendîmes plus parler de lui.
— Avait-il donné signe de vie auparavant ?
— Oui ; et c’est où commence le mystère de cette porte scellée, qui vous a arrêté tout à l’heure. Veuillez, je vous prie, m’avancer ce pupitre. J’y garde les lettres de mon père. En dehors de Mr. Perceval, personne que vous ne les aura vues.
— Puis-je vous demander qui est Mr. Perceval ?
— C’était l’homme de confiance de mon père. Il resta l’ami et le conseiller de ma mère : il reste mon guide et mon ami. Je ne sais pas ce que nous aurions fait sans Perceval. Lui seul connaît ces lettres. Voici la première : elle arriva le jour même de la disparition de mon père, il y a sept ans. Lisez-la vous-même. »
Je lus ce qui suit :
« Ma très chère femme,
« Sir William m’ayant dit combien vous aviez le cœur faible, et le mal que pouvait vous causer la moindre émotion, je ne vous ai jamais parlé de mes affaires. Aujourd’hui, quoi qu’il doive arriver, je ne saurais plus vous cacher qu’elles ont pris une fâcheuse tournure. Ceci va m’obliger à vous quitter pour quelque temps. Mais j’ai l’assurance de vous revoir très vite. Vous-même, comptez-y absolument. Notre séparation sera brève, ma chérie. Ne vous laissez donc pas abattre ni dépérir : c’est le vœu le plus ardent que je forme.
« J’ai une recommandation à vous adresser ; et par tout ce qui nous unit l’un à l’autre, je vous adjure de vous y conformer aussi scrupuleusement que possible. Il y a, dans la chambre dont j’ai fait mon laboratoire photographique, certains objets que je désire n’être vus de personne. Pour prévenir dans votre esprit toute équivoque, je vous affirme, ma chérie, que ce n’est rien dont j’aie à rougir. Néanmoins, je tiens à ce que ni vous ni Félix n’entriez dans cette chambre. Elle est fermée à clef. Je vous supplie de vouloir bien, au reçu de cette lettre, apposer un scellé sur la serrure et n’y plus penser. Ne vendez ni ne louez la maison : dans l’un ou l’autre cas, on découvrirait mon secret. Aussi longtemps que vous ou Félix habiterez la maison, je sais que vous respecterez ma volonté. Quand Félix aura vingt et un ans, il pourra ouvrir la chambre, pas avant.
« Au revoir, la meilleure des femmes. Durant notre courte séparation, vous pourrez en toute occasion consulter Mr. Perceval : il a mon entière confiance. Je me console d’avoir à vous laisser, même pour peu de temps, Félix et vous. Mais je n’ai pas le choix.
« Votre mari qui vous aime et vous aimera toujours,
« Stanislas Stanniford.
« 4 juin 1887. »
— En vérité, s’excusa le jeune homme, je vous inflige là mes affaires de famille, et dans ce qu’elles ont de plus intime. Ne les considérez qu’au point de vue professionnel. Il y a des années que je voulais m’en ouvrir à quelqu’un.
— Votre confiance m’honore, répondis-je, et les faits m’intéressent au plus haut point.
— Mon père était connu pour sa sincérité presque maladive. Il affectait en toute chose une rigoureuse exactitude. Quand donc il exprimait l’espoir de revoir très vite ma mère, il disait strictement la vérité. De même, croyez-le, quand il certifiait qu’il n’y avait, dans le cabinet noir, rien qui pût lui faire honte.
— Qu’est-ce que cela pouvait être ?
— Ni ma mère ni moi ne pûmes l’imaginer. Nous suivîmes ses prescriptions à la lettre et posâmes le scellé sur la porte. Il y est resté depuis. Ma mère, bien que condamnée par les médecins, survécut cinq ans à la disparition de mon père. Elle avait le cœur très malade. Au cours des premiers mois, elle reçut de mon père deux lettres, timbrées de Paris, mais qui, je le répète, ne donnaient pas d’adresse. Toutes deux étaient courtes et disaient la même chose : elle le reverrait très vite et ne devait pas se chagriner. Puis, il y eut un silence, qui dura jusqu’à sa mort. Et alors m’arriva une lettre si particulière que je ne puis vous la montrer. Mon père me demandait de ne jamais mal le juger ; il me donnait beaucoup de bons avis ; il ajoutait que le scellé de la chambre avait maintenant moins d’importance que du vivant de ma mère ; que, cependant, on pouvait encore, en le brisant, faire de la peine à autrui, et qu’en conséquence, il valait mieux attendre jusqu’à ma vingt et unième année, ce délai devant aplanir bien des choses. En même temps, il me remettait la garde de la chambre scellée. Et vous comprenez dès lors que, tout en étant très pauvre, je ne puisse ni louer ni vendre cette grande maison.
— Vous pouvez l’hypothéquer.
— Mon père l’avait déjà fait.
— C’est une position singulière.
— Ma mère et moi, nous nous vîmes forcés peu à peu de vendre nos meubles et de congédier nos domestiques. De sorte qu’aujourd’hui, comme vous le voyez, je vis tout seul dans cette pièce. Mais je n’ai plus que deux mois à attendre.
— Que voulez-vous dire ?
— Dans deux mois, je serai majeur. Je commencerai par ouvrir cette porte. Puis je liquiderai la maison.
— Pourquoi votre père est-il resté à l’étranger quand il pouvait reprendre ses affaires ?
— Il devait être mort.
— Vous disiez qu’au point de vue légal il n’avait, en partant, aucune faute à se reprocher ?
— Aucune.
— Pourquoi n’emmena-t-il pas votre mère ?
— Je l’ignore.
— Pourquoi cacha-t-il son adresse ?
— Je l’ignore.
— Pourquoi laissa-t-il mourir votre mère et pourquoi la laissa-t-il enterrer sans revenir ?
— Je l’ignore.
— Mon cher Monsieur, si vous permettez que je vous parle avec la franchise d’un homme de métier, laissez-moi vous dire que, très certainement, votre père avait les meilleures raisons du monde pour ne pas rentrer dans son pays ; et que, si rien n’était prouvé contre lui, il craignait que quelque chose pût l’être, puisqu’il refusait de se mettre à la disposition de la loi. C’est l’évidence même. Comment, sans cela, expliquer les faits ? »
Mon raisonnement ne fut pas du goût du jeune homme.
« Monsieur Alder, répliqua-t-il froidement, vous n’avez pas eu l’avantage de connaître mon père. Je n’étais qu’un enfant quand il nous quitta ; mais il restera toujours pour moi un modèle. Il n’eut d’autres torts qu’une délicatesse excessive et trop de désintéressement. Il avait un sentiment très aigu de l’honneur, et toute explication de son départ en contradiction avec ce fait est nécessairement fausse. »
Il me plut d’entendre ce garçon tenir un pareil langage, encore qu’il eût les apparences contre lui et fût mal placé pour se faire de la situation une idée impartiale.
« Je parle en homme qui juge du dehors, lui répondis-je. Mais j’habite loin, il faut que je me retire. Votre histoire m’a tellement intéressé que je vous saurai gré de m’en faire connaître la suite.
— Laissez-moi votre carte, » dit-il. Et lui ayant souhaité une bonne nuit, je le quittai.
Je fus quelque temps sans entendre parler de l’affaire. J’arrivais presque à penser qu’elle resterait pour moi un de ces problèmes qui, échappant à la vérification directe, se résolvent par l’espoir ou le soupçon, quand, un après-midi, une carte au nom de Mr. J.-H. Perceval me fut remise dans mes bureaux d’Abchurch Lane par un homme d’une cinquantaine d’années que le clerc venait d’introduire, et qui était un individu petit, sec, avec des yeux brillants.
« Je crois, monsieur, dit-il, que mon nom vous est connu par mon jeune ami Mr. Félix Stanniford.
— En effet, répondis-je.
— Mon ami vous a parlé, autant que j’ai pu comprendre, des circonstances qui amenèrent la disparition de mon ancien patron Mr. Stanislas Stanniford, et l’apposition d’un scellé sur une chambre de son ancien domicile.
— Parfaitement.
— Et vous avez manifesté de l’intérêt pour cette affaire.
— Un extrême intérêt.
— Vous savez que nous tenons de Mr. Stanniford la permission d’ouvrir la chambre le jour où son fils aura vingt et un ans révolus.
— Je me le rappelle.
— C’est aujourd’hui que le jeune homme accomplit ses vingt et un ans.
— Et vous avez ouvert la porte ? m’enquis-je avec vivacité.
— Pas encore, monsieur, me répondit Perceval. J’ai lieu de croire qu’il vaudrait mieux que l’opération eût des témoins. Vous êtes homme de loi, au courant des faits. Pouvons-nous compter sur votre présence ?
— Sans aucun doute.
— Vous avez vos journées prises. Moi de même. Voulez-vous que nous nous retrouvions là-bas ce soir à neuf heures ?
— Avec plaisir.
— Nous vous attendrons. Au revoir. »
Il s’inclina cérémonieusement et sortit.
En me rendant, le soir, à mon rendez-vous, je me travaillais en vain à imaginer une explication plausible du mystère que nous allions éclaircir. Mon jeune ami, avec Mr. Perceval, m’attendait dans sa chambre. Sa pâleur et sa nervosité n’étaient pas pour me surprendre. Mais ce qui m’étonna, ce fut de trouver le sec petit homme dans un état d’excitation qu’il dominait à peine : il avait le sang aux joues, les mains fébriles, et il ne tenait pas en place.
Stanniford m’accueillit chaleureusement et me remercia plusieurs fois de ma venue chez lui.
« Et maintenant, Perceval, dit-il à son compagnon, je suppose qu’il n’y a plus aucun motif de tarder davantage ? J’ai hâte d’en finir. »
L’employé de banque, ayant pris la lampe, nous montra le chemin. Mais, dans le corridor, il s’arrêta ; sa main tremblante faisait, sur les grands murs nus, danser la lumière.
« Mr. Stanniford, dit-il d’une voix qui se brisait, j’espère que vous êtes armé contre toute émotion pour l’instant où le scellé sera brisé et la porte ouverte ?
— Que pourrait-il y avoir là, Perceval ? Vous voulez me faire peur ?
— Non, Mr. Stanniford. Je veux simplement vous avertir d’être prêt… de ne pas vous laisser… »
Il devait, entre chaque mot, humecter ses lèvres sèches. Et je me rendis compte, tout d’un coup, aussi nettement que s’il me l’eût dit, qu’il savait ce qu’il y avait derrière cette porte, et que c’était quelque chose de terrible.
« Voici les clefs, Mr. Stanniford. N’oubliez pas mon avertissement. »
Il tenait un trousseau de clefs. Le jeune homme s’en saisit avidement, puis, introduisant un couteau sous le scellé décoloré, il rompit la cire. La lampe vacillait et crépitait aux mains de Perceval. Je la lui enlevai et l’approchai de la serrure, tandis que Stanniford essayait successivement les clefs. Il y en eut une enfin qui tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit toute grande. Le jeune homme fit un pas dans la chambre. Et poussant un cri horrible, il s’affaissa devant nous, inanimé.
Si je n’avais pas pris au sérieux l’avis de Perceval et ne m’étais pas raidi contre la secousse, j’aurais certainement laissé choir la lampe. La chambre, sans fenêtre et nue, était aménagée en laboratoire de photographie, avec un évier et un robinet. Sur une étagère s’alignaient des fioles et des éprouvettes. Une odeur lourde, très particulière, moitié chimique, moitié animale, chargeait l’atmosphère. En face de nous, il y avait une table avec une chaise, et, sur cette chaise, un homme était assis, qui nous tournait le dos et semblait écrire. Comme silhouette, comme attitude, il offrait toutes les apparences de la vie ; mais au moment où la lumière tomba sur lui, je sentis se dresser mes cheveux en apercevant sa nuque livide, striée de plis, et pas plus large que mon poignet. Une poussière le recouvrait, une épaisse poussière jaune, répandue sur sa tête, ses épaules, ses mains racornies et couleur de citron. Son menton s’inclinait sur sa poitrine, sa plume reposait encore sur une feuille de papier.
« Mon pauvre maître ! sanglota Perceval, mon pauvre maître! »
Des larmes roulaient sur son visage.
« Quoi ! dis-je, Mr. Stanislas Stanniford !
— Il était là depuis sept ans. Ah ! pourquoi donc a-t-il fait cela ? Je le priai, je l’implorai, je me traînai à ses genoux. Il n’en voulut pas démordre. Voyez-vous la clef sur la table ? Il s’était enfermé dans la chambre. Tenez, il a écrit quelque chose. Prenons-le.
— Oui, oui, prenons-le ; et pour l’amour de Dieu, adjurai-je, sortons d’ici ; l’air est du poison ! Venez, Stanniford, venez. »
Nous prîmes Stanniford chacun par un bras, et moitié le traînant, moitié le portant, nous remmenâmes dans sa chambre.
« C’était mon père ! cria-t-il en revenant à lui. Il est là, mort, sur sa chaise ! Vous le saviez, Perceval ! Et c’était cela dont vous m’avertissiez !
— Je le savais, Mr. Stanniford. J’ai toujours agi pour le mieux. Mais quelle terrible situation que la mienne ! Depuis sept ans, sept ans entiers, je sais que votre père est mort dans cette chambre.
— Et vous ne l’avez jamais dit !
— Ne me blâmez pas, Mr. Stanniford. Soyez indulgent pour un homme qui avait à remplir une bien cruelle tâche.
— La tête me tourne. Je ne saisis pas. »
Péniblement, Stanniford se souleva, cherchant la bouteille de brandy.
« Ces lettres à ma mère, à moi-même, elles étaient donc fausses?
— Non, Mr. Stanniford ; votre père les écrivit de sa main et y mit l’adresse ; puis il me chargea de leur envoi. J’ai, en toute chose, suivi ponctuellement ses instructions. Il était mon maître, je lui ai obéi »
Le brandy avait un peu raffermi les nerfs du jeune homme.
« Dites-moi tout. À présent, je peux vous entendre.
— Eh bien, Mr. Stanniford, vous savez qu’à un moment donné votre père eut de gros ennuis. Il se figurait que de pauvres gens allaient perdre leurs économies par sa faute. C’était un homme si bon qu’il ne put supporter cette idée. Elle le poursuivait, le torturait, au point qu’il résolut d’en finir avec la vie. Ah ! Mr. Stanniford, si vous saviez mes prières, mes luttes, vous ne me feriez pas de reproches. Il me pria, lui aussi, comme personne ne m’avait jamais prié. Sa décision était prise ; rien, disait-il, ne le ferait revenir là-dessus ; mais il dépendait de moi qu’il eût une mort facile et heureuse ou une fin misérable. Je lus dans ses yeux qu’il pensait ce qu’il disait. Je finis par céder à ses instances, par consentir à faire sa volonté.
Ce qui l’attristait, c’était la mauvaise santé de sa femme. Il savait par le premier médecin de Londres que, dans son état, elle pouvait succomber à la première émotion. Il répugnait à l’idée de hâter l’issue fatale, et pourtant sa propre existence lui devenait intolérable. Ne pouvait-il en finir, sans préjudice pour elle ? Vous savez à quoi il s’arrêta.
Il lui écrivit la lettre qu’elle reçut. Il n’y disait rien que de très sincère. Quand il parlait de la revoir très vite, il croyait qu’elle ne devait pas tarder à le rejoindre et lui accordait au plus un délai de quelques mois. Sa conviction à cet égard était telle qu’il ne me laissa que deux lettres à lui envoyer quand il serait mort ; et comme elle vécut encore cinq ans, je me trouvai à court de lettres. Il m’en laissait une troisième à votre adresse pour le jour où vous perdriez votre mère. Je les fis toutes expédier de Paris, afin qu’on supposât qu’il résidait à l’étranger. Il m’avait demandé de ne rien dire : je n’ai rien dit. Je me suis conduit en fidèle serviteur. Sans doute pensait-il que sept ans après sa mort il aurait un peu regagné, dans l’estime de ses amis survivants. Car toujours il se préoccupait des autres. »
Il y eut un silence, que rompit le jeune Stanniford.
« Je n’ai pas de reproches à vous faire, Perceval. Vous avez épargné à ma mère un coup dont elle serait morte. Qu’est-ce que ce papier ?
— C’est le dernier écrit de votre père, monsieur. Vous le lirai-je ?
— Faites.
« J’ai pris le poison. Je le sens déjà dans mes veines. Sensation étrange, mais pas douloureuse. Quand on lira ces lignes, je serai, si l’on respecte mon désir, mort depuis plusieurs années. Aucun de ceux qui auront perdu de l’argent par ma faute ne m’en gardera plus de rancune. Et vous, Félix, vous me pardonnerez ce scandale. Puisse Dieu accorder le repos à une âme lasse ! »
D’une seule voix, nous ajoutâmes :
« Ainsi soit-il ! »