O. Henry

(1862-1910)

C’est mon opinion à moi, Sanderson Pratt, auteur de ces lignes, que le Ministère de l’Education Publique aux États-Unis devrait être placé sous le contrôle du Bureau Météorologique. Il y a d’excellentes raisons pour cela. — Comment ! dites-vous, faire passer nos professeurs de collège sous la férule de l’Office des Climats et Intempéries ? — Eh bien ! oui, pourquoi pas ? Ne savent-ils pas lire ? Et quoi de plus facile pour eux que de jeter un coup d’oeil chaque matin sur les pronostics météoromanciens de leur journal, et de téléphoner ensuite au Bureau Central pour leur annoncer le temps qu’il va faire ?

Mais il y a un autre aspect, non moins captivant, de la question. Je vais vous raconter comment une intempérie nous gratifia, Idaho Green et moi, d’une élégante et précieuse éducation.

Nous étions partis tous les deux chercher de l’or dans les Montagnes de Bitter Root, près de la frontière du Montana. A Walla-Walla, une espèce d’individu barbu, qui péchait certainement par excès de confiance, avait consenti à nous fournir à crédit de l’outillage et des provisions. Alors, nous voilà donc en train de picorer tous les deux dans les collines, avec un tas de boustifaille suffisant pour nourrir une armée entière tout au long des préliminaires du traité de paix.

Un jour, voilà un facteur à cheval qui arrive de l’autre côté de la montagne, et qui s’arrête pour causer un peu avec nous en dévorant trois boîtes de prunes au sirop extraites de notre magasin; et, avant de repartir, il nous abandonne un exemplaire du Journal de Carlos. Cet élégant quotidien possède naturellement une rubrique météorologique, et son système de prévisions relatif aux Montagnes de Bitter Root s’exprime ainsi : « Beau et plus chaud, avec légère brise d’ouest ».

Le soir même le vent tourne franchement à l’est, et il se met à neiger. Idaho et moi, nous pensons bien entendu que ce n’est qu’une bourrasque passagère, et nous allons nous installer un peu plus haut dans une vieille cabane abandonnée. Mais lorsque la neige atteint un mètre de hauteur, nous comprenons que c’est sérieux et que nous sommes proprement bloqués. Heureusement nous avions pris soin de rentrer un gros tas de bois avant d’être assiégés ; et nous avions deux mois de vivres. Alors nous laissons tranquillement les éléments se déchaîner tout leur saoul.

Le meilleur moyen de développer l’art de l’homicide est d’enfermer deux hommes pendant un mois dans une cabane de dix-huit pieds carrés. La nature humaine est incapable de supporter ça.

Lorsque nous avions vu tomber les premiers flocons de neige, Idaho et moi poussions des éclats de rire à la moindre émission de nos plaisanteries respectives, et nous déclarions exquise l’espèce de semelle de farine cuite à la poêle que nous fabriquions en guise de pain. A la fin de la troisième semaine, Idaho m’adresse la parole en ces termes :

— J’ai encore jamais entendu le système de bruit que fait un fromage mou lorsqu’il s’égoutte sur une peau d’tambour, mais j’ai idée qu’ça doit être une musique céleste comparée à c’filet étique de cogitation asphyxiée qui sort de ton robinet à conversation. Cette espèce de fracas à moitié mastiqué que tu éjectes chaque jour me rappelle invinciblement la rumination d’une vache, sauf que celle-ci est plus polie que toi : elle garde ça pour elle, au moins.

— Mr Green, que je lui réponds, comme nous avons été amis autrefois, j’hésite un peu à te confesser que si l’on me donnait à choisir entre ta compagnie et celle d’un sale petit roquet jaune, galeux et pouilleux, il y a l’un des habitants de cette cabane qui serait en train de remuer la queue en ce moment.

Ça continue ainsi pendant deux ou trois jours, au bout desquels nous cessons définitivement de nous adresser la parole. Alors on se partage les ustensiles de cuisine, et chacun de nous fait désormais sa popote à part. Il y a maintenant de la neige jusqu’au milieu des fenêtres et il faut faire du feu toute la journée.

C’est que, voyez-vous, Idaho et moi avions reçu une dose d’éducation sommaire, telle que celle distribuée par les écoles de village aux enfants qui s’efforcent de ne pas les fréquenter. Jamais nous n’avons éprouvé le besoin de passer notre bachot, ce qui ne nous empêche pas d’avoir acquis, au cours de nos bagarres avec le monde, une sorte de culture intrinsèque et expérimentale qui nous rend de grands services dans les circonstances pressantes. Mais, bloqués par la neige dans cette cabane des Bitter Roots, nous sentons pour la première fois que, si nous avions étudié le latin, l’analyse logique, la trigonométrie, et les Mémoires d’un Savetier sous Charles VIII, nous aurions eu moins de peine à faire jaillir de nos occiputs une source ininterrompue de méditation et de fluide verbal. J’ai souvent rencontré dans les campements de l’Ouest d’anciens étudiants qui travaillaient avec nous comme s’ils n’avaient jamais appris à lire Virgile dans le grec, et je me suis aperçu qu’après tout l’éducation ne leur avait pas fait autant de tort qu’on le croit généralement. Même, une fois, près de Snake River, lorsque Andrew Mac-Williams découvrit que son cheval avait des vers, il envoya chercher à dix milles de là un de ces individus qui s’intitulent botanistes. Mais le cheval mourut quand même.

Un matin je vois Idaho qui explore avec un bâton le dessus d’une étagère perchée près du plafond, et presque aussitôt deux livres tombent par terre. Je me précipite, mais l’oeil d’Idaho m’arrête pile ; et pour la première fois depuis une semaine mon camarade de cellule m’adresse la parole.

— Ne te brûle pas les doigts, fait-il d’une voix suave et sinistre. Bien que tu sois tout juste bon à tenir compagnie à une tortue de mer endormie, je veux bien t’accorder une chance, ce que n’ont jamais fait tes parents quand ils t’ont lâché dans le monde avec une sociabilité de serpent à sonnettes et une conversation de navet gelé. Nous allons jouer ces livres à la belote; le gagnant en choisira un, et le perdant prendra l’autre.

Nous jouons ; et c’est Idaho qui gagne. Il examine les deux bouquins et finalement en adopte un. Je ramasse l’autre ; et chacun de nous va s’asseoir dans un coin et se met à lire. Idaho dévisage son imprimé avec les yeux d’un gosse qui stationne devant la boutique d’un confiseur ; et, quant à moi, je suis plus heureux que si j’avais trouvé une pépite d’une demi-livre.

Mon lot était un petit volume trapu intitulé « Manuel Universel des Sciences Pratiques », par Herkimer. Je ne crois pas me tromper en affirmant que c’est le plus grand chef-d’oeuvre qui soit jamais sorti d’une linotype. Je l’ai encore aujourd’hui ; et je me fais fort d’en boucher un coin à n’importe quel professeur dix fois par minute au moyen des recettes, renseignements et révélations qui se trouvent à l’intérieur. Ne me parlez pas de Salomon, ni du New-York Tribune ! Herkimer les écrabouille tous les deux. Cet homme a dû consacrer cinquante ans de son existence à une telle oeuvre, et parcourir des millions de lieues pour apprendre tout ce qu’il a mis dedans ! On y trouve aussi bien le chiffre de la population de toutes les villes de la terre que la manière de deviner l’âge d’une jeune fille et le nombre de dents qu’un chameau doit avoir. Ce manuel vous enseigne indifféremment le nom du plus long tunnel du monde, le total exact et approximatif des étoiles, combien de temps dure la période d’incubation de la varicelle, quelle est la longueur normale du cou des femmes, ce que coûte une élection législative, l’âge des aqueducs romains, combien de kilos de riz on pourrait acheter avec les économies réalisées en ne buvant pas de bière pendant cinq jours, la température moyenne d’Augusta (Maine), la quantité de graines nécessaire pour semer un hectare de carottes en sillons, les antidotes pour chaque poison, le nombre de cheveux d’une femme blonde, la manière de conserver les oeufs, la hauteur de toutes les montagnes, les dates de toutes les guerres, avènements, batailles et conciles, et la façon de ranimer les noyés, et ce qu’il faut faire quand on a attrapé un coup de soleil,, et combien il y a de grains dans un kilo de blé, et comment on fabrique la dynamite, comment on plante les bégonias, et ce qu’il y a dans les matelas, et ce qu’il faut faire en attendant le docteur, et… et encore un million d’autres choses. Non, pas moyen de prendre Herkimer en défaut : ce type-là sait tout.

Je lus ce bouquin sans désemparer pendant quatre heures, et j’avalai sans fatigue ce merveilleux extrait condensé d’éducation universelle. J’oubliai la neige, et j’oubliai même qu’il y avait une récente tension internationale entre Idaho et moi. Assis sur une chaise dans son coin, il dégustait son bouquin avec une sorte de sourire à la fois suave et mystérieux qui brillait à travers sa barbe acajou.

— Idaho, dis-je, qu’est-ce que c’est que ton bouquin ? Lui aussi semble avoir oublié les hostilités, car il me répond d’un ton modéré, sans aucun esprit de critique susceptible d’envenimer nos relations :

— Eh ben, fait-il, ça m’a tout l’air, d’être un ouvrage de Monsieur Homard K. Yam1.

— Homard comment ? que je demande.

— K. Yam, répète Idaho. Homard K. Yam. Tu ne le connais pas ?

— Tu n’es qu’un menteur, dis-je, un peu vexé de voir Idaho essayer de me mettre en boîte. Y a pas un auteur ici-bas qui a encore inventé de signer ses ouvrages avec le nom d’un crustacé. Fiche-moi la paix avec ton homard gratiné, ton homard mayonnaise ou ton homard à l’américaine. Et dis-moi sérieusèment le nom de ton romancier, même s’il s’appelle Skrouptchitzky, ajouté-je, ou Cunégonde, ou à la rigueur Rockeieller.

— Je ne blague pas, Sandy, fait Idaho doucement. C’est un.livre de poésies, dit-il, par Homard K. Yam bien que le nom bruisse en effet drôlement. Au début, il me semblait que je ne parviendrais jamais à en extraire le moindre jus, même si je l’avais mis sous une presse hydraulique ; mais, en persistant, on finit par y découvrir un filon, tout ce qu’il y a de riche. Je ne changerais pas ce bouquin pour une paire de couvertures rouges.

— A la tienne, dis-je, je te le laisse. Ce qu’il me faut, à moi, c’est un exposé impartial des phénomènes de la nature, qui fasse travailler le cerveau humain. Et c’est justement ce que j’ai trouvé dans ce livre que le sort m’a par bonheur attribué.

— Peuh ! fait Idaho dédaigneux, ce ne sont jamais que des statistiques, c’est-à-dire les figures les plus grossières de l’instruction. Elles vont t’empoisonner le cervelas. Ah ! parle-moi plutôt du système conjectural de mon vieux Homard. Il devait être une espèce de commis voyageur en vins et spiritueux. Son refrain favori est « dolce farniente », et il paraît avoir une dent de sagesse contre l’Univers, mais il l’a conservé si soigneusement dans le pinard que ses morsures les plus acerbes ont toujours l’air d’une invitation à lever le coude. Mais c’est de la poésie, fait Idaho en haussant le menton, et c’est quelque chose comme du mépris que je ressens pour cette espèce de fatras herkiroérien qui s’efforce inglorieusement d’injecter de la signification dans des kilowatts et des mètres cubes. Et lorsqu’il s’agit d’expliquer l’instinct de la philosophie par l’art de la nature, le vieux Homard tape ton Herkimer de 300 longueurs, 40 sillons, 1.000 paragraphes, 3 tours de poitrine, et 1 pluviomètre.

C’est ainsi qu’Idaho et moi défendons nos chevaliers respectifs de la science et du pinard. Jour et nuit, nous passions notre temps à sucer passionnément la moelle de nos deux bouquins. Sûrement cette tempête de neige nous gratifia chacun d’un lot magnifique d’acquisitions éducatives et cérébrales. Lorsque la neige se mit à fondre, si vous m’aviez demandé à brûle-pourpoint : « Sanderson Pratt, qu’est-ce que ça coûterait au mètre carré pour couvrir une maison en tôles plates de 15 centimètres de long sur 12 centimètres de large, à 6 $ la boîte » ? Je vous aurais riposté en un clin d’oeil par la capacité en millimètres cubes d’un portefeuille de conseiller municipal, et la distance de Cassiopée à la Maison Blanche. Tout le monde ne peut pas en faire autant. Essayez un peu de réveiller n’importe quel professeur à trois heures du matin et de lui demander brusquement combien il y a d’os dans le squelette humain sans compter les dents, ou quel fut le prix moyen des voix de nègres dans l’élection du Sénateur Robinson, et vous verrez ce qu’il vous répondra.

Mais quant au bénéfice qu’Idaho tirait de sa poésie, je ne le voyais pas trop. Il avait beau vanter son commis voyageur en vins chaque fois qu’il ouvrait la bouche, je n’étais pas du tout convaincu.

Ce Homard K. Yam, d’après ce que me laissaient conjecturer les extraits susurrés par Idaho, me faisait l’effet d’une espèce de chien d’Alcibiade qui considérait l’existence comme une casserole attachée à sa queue. Après avoir galopé comme un banlieusard qui s’est levé dix minutes trop tard pour prendre le train de 8 heures 13, il s’assied, la langue pendante, et contemple la casserole en disant :

— Oh ! alors, puisqu’il n’y a pas moyen de se débarrasser de ce sale grelot, allons le faire remplir à la taverne du coin et buvons tous à ma santé.

A part ça, paraît que c’était un Persan. Mais je n’ai jamais entendu dire que la Perse avait jamais enfanté des produits de valeur, à part les chiens pékinois et les chats siamois.

Ce printemps-là, Idaho et moi découvrîmes un filon aurifère de taille moyenne. C’était notre habitude, dans ces cas-là, de vendre tout de suite et de filer sur-le-champ. Nous refilâmes le filon au barbu de Walla-Walla moyennant 16.000 dollars ; puis nous glissâmes rapidement au fil de l’eau jusqu’à cette petite ville de Rosa, sur la Salmon River, afin de nous y reposer, et d’y manger de la boustifaille humaine et de faire moissonner nos favoris.

Rosa n’est pas une ville de mineurs. Elle se prélasse dans la vallée, et elle est aussi dénuée de tumulte et de pestilence que les petites villes des districts agricoles. Il y avait un petit tram électrique qui conduisait aux points de vue, situés à cinq kilomètres de là ; et Idaho et moi consacrâmes une semaine à voyager sur les trois voitures de la Compagnie, et de temps en temps nous passions la nuit à l’Hôtel Bellevue. Ayant ainsi parcouru le monde, et nantis en outre d’une brillante éducation grâce à nos deux bréviaires, nous ne tardâmes pas à devenir « personne à grata » auprès de la meilleure société rosalienne, et on nous invita tous les deux aux réceptions les plus chics et les plus raffinées. C’est à un récital de piano (avec buffet chaud et froid à base de toasts glacés et de bière tiède), donné dans le hall de la Mairie en l’honneur des Pompiers municipaux, qu’Idaho et moi rencontrâmes pour la première fois Mme d’Ormond Sampson, la reine de la société rosalienne.

Mrs Sampson était veuve et possédait la seule maison à deux étages de la ville. Elle était peinte en jaune (c’est de la maison que je parle) et elle se voyait de partout aussi distinctement que le jaune d’oeuf sur le menton d’un pasteur un vendredi tantôt. Outre Idaho et moi, il y avait encore vingt-deux mâles dans la ville qui s’efforçaient de planter leur drapeau sur cette maison jaune.

Il y eut un bal dans le hall, après que les écorces de cacaouettes, les noyaux d’olives et les programmes eurent été balayés. Trente-trois bipèdes du sexe masculin se ruèrent sur Mrs Sampson pour implorer la faveur d’une danse. Quant à moi, j’esquive le coup de boston, mais à la fin je lui demande la permission de la reconduire chez elle. Et c’est alors que j e marque un point, et un gros.

En chemin, elle se risque à observer : — Comme les étoiles sont belles et brillantes ce soir, Mr Pratt !

— Dans leur genre, dis-je gravement, elles font ce qu’elles peuvent pour accomplir leur boulot correctement. La grosse que vous voyez là se trouve à une distance de 260 billions 172 milliards 641 millions 839.000 kilomètres de la Terre. Sa lumière met 90 ans 3 mois et 16 jours pour nous parvenir. Avec un télescope de 6 mètres, vous pourriez voir 43 millions d’étoiles, y compris celles de la treizième grandeur ; et si l’une de celles-ci venait à s’éteindre vous continueriez à voir sa lumière pendant 27 siècles trois quarts.

— Ciel ! s’écrie Mrs Sampson. Je ne me serais jamais doutée de cela ! Comme il fait chaud ! J’ai tellement dansé que j’en suis toute trempée.

— Facile à expliquer, dis-je, quand on sait que le corps humain contient deux millions de glandes sudoripares agissant simultanément. Si l’on plaçait bout à bout tous vos canaux sudorifères, qui ont une longueur moyenne de 6 millimètres, on couvrirait une distance de 11 kilomètres.

— Seigneur ! fait Mrs Sampson. On dirait que vous êtes en train de décrire un système d’irrigation, Mr Pratt ! Où captez-vous toute cette merveilleuse source d’informations ?

— En observant le monde, Mrs Sampson, lui dis-je avec modestie et satisfaction. Il suffit d’ouvrir les yeux, Mrs Sampson, quand on parcourt cette petite planète.

— Mr Pratt, dit-elle, j’ai toujours admiré les hommes cultivés. Il y a tant d’ignares parmi les grossiers benêts de notre ville, que c’est pour moi un réel plaisir de pouvoir converser avec un lettré. Je serai heureuse de vous recevoir chez moi quand il vous plaira d’y venir.

C’est ainsi que je capturai les faveurs de la Dame du Chalet jaune. Tous les mardis et vendredis soirs je me rendais chez elle et lui découvrais les merveilles de l’Univers, telles, qu’extraites de la Nature, elles sont compilées, cataloguées et condensées par Herkimer. Quant à Idaho et aux vingt-deux gais Luthériens de la ville, ils se partageaient tant bien que mal toutes les autres minutes de la semaine.

Je n’avais jamais osé supposer qu’Idaho pût s’aviser de faire la cour à Mrs Sampson par le truchement des quatrains voluptueux du vieux Homard K. Yam, jusqu’au jour où, porteur d’un panier de cacaouettes, que j’allais offrir à cette dame, je la rencontrai dans la petite ruelle qui mène à sa maison. Ses yeux lançaient des étincelles et son chapeau plongeait dangereusement sur son sourcil droit.

— Mr Pratt, jappe-t-elle aussitôt, ce Mr Green est un de vos amis, je crois ?

— Depuis neuf ans, dis-je, Madame.

— Eh bien, dit-elle, pas une minute de plus : cet homme n’est pas un gentleman. .

— Hum ! fis-je, Madame, sûrement ce n’est qu’un simple produit de la montagne, nanti des aspérités et des défauts généralement inhérents aux paniers percés et aux menteurs, mais jamais même dans les circonstances les plus désespérées, je n’ai eu le coeur de lui dénier la qualité de gentleman. Il est possible, dis-je, que l’accoutrement moral et l’arrogance vestimentaire d’Idaho outragent violemment les regards de l’humanité ; mais dans son for interne, Madame, je l’ai toujours trouvé imperméable aux plus viles infiltrations du crime et de l’obésité. Et après avoir vécu neuf ans dans l’intimité d’Idaho, Madame, dis-je en manière de conclusion, il me serait pénible de l’inculper, ainsi, ajouté-je, que de le voir inculper par ailleurs.

— Il est tout naturel, Mr Pratt, dit Mrs Sampson, que vous preniez la défense de votre ami. Mais cela n’efface nullement le fait qu’il m’a fait des propositions dont l’impudence suffirait à éclabousser le modus bibendi de n’importe quelle dame.

— Comment ! Comment ! Comment ! m’écrié-je. Le vieil Idaho a fait ça ? Voilà une chose qui semblerait toute naturelle si elle venait de moi, mais du pauvre vieux Idaho… C’est la première fois que je lui vois faire quelque chose d’aussi ridicule. Non : la deuxième ! La première fois, c’était à cause d’une tempête de neige. Un jour que nous étions bloqués dans la montagne il se laissa vampirer par une espèce de poésie bâtarde et raboteuse, qui a bien pu corrompre son attitude par la suite.

— Justement! dit Mrs Sampson. Depuis que je le connais il ne fait que d’me réciter des poèmes irréligieux d’une certaine personne qu’il appelle Ruby Hat1 et qui doit être une femme de mauvaise vie, si j’en juge par ce qu’elle écrit.

— Alors, dis-je, Idaho doit avoir découvert un nouveau bouquin, car celui auquel j’ai fait allusion avait pour perpétrateur un homme qui poétisait sous le nom de plume de K. Yam, Turbot K. Yam si mes souvenirs sont adéquats.

— Il eut mieux fait, dit Mrs Sampson, de s’en tenir à celui-là, quel qu’il fût. Ce qu’il a fait aujourd’hui dépasse les bornes. Il m’envoie un bouquet de fleurs, avec un billet épingle sur l’enveloppe. Mr Pratt, vous savez certainement reconnaître ce qu’on appelle une dame lorsque vous vous trouvez en sa présence ; et vous connaissez la position que j’occupe dans la société rosalienne. Pouvez-vous imaginer un seul instant que je puisse envisager l’idée de me trotter dans les bois avec un homme porteur d’une cruche de vin et d’un pain de trois livres et de roucouler et de gambader et de rigoler avec lui sous les arbres, hein ? J’admets que je bois de l’eau rougie à mes repas, mais je n’ai pas l’habitude d’aller batifoler dans la brousse avec un pichet de rosé ni de me damner ainsi au sein de la nature. Et par-dessus le marché il ajoute qu’il apportera son livre de poèmes ! Oui ! Eh bien ! qu’il se rende seul à ses scandaleux pique-niques ! ou bien qu’il emmène sa Ruby Hat avec lui. La seule objection qu’elle puisse faire sera sans doute qu’il y aurait assez de pain avec une livre. Qu’est-ce que vous pensez de votre ami le gentleman à présent, Mr Pratt ?

— Mon Dieu, Madame, dis-je, il est possible que l’invitation d’Idaho n’ait été qu’une sorte de poésie, et qu’il n’ait point pensé à mal. Peut-être que ce billet appartenait à cette catégorie de rimes que l’on nomme figuratives. Certes, elles offensent l’ordre public, mais elles n’en voyagent pas moins impunément par la poste, sous le prétexte qu’elles signifient autre chose que ce qu’elles disent. Je serais heureux si vous vouliez bien passer là-dessus, Madame, heureux pour Idaho, Madame, dis-je. Et maintenant arrachons nos esprits aux basses couches de la poésie, pour les élever jusqu’aux sublimes altitudes du Fait, et de l’Agrément, ajouté-je avec un sourire. Par un bel après-midi comme celui-ci, Mrs Sampson, laissons nos esprits s’accorder harmonieusement aux phénomènes de la Nature. Bien qu’il fasse chaud ici, n’oublions pas qu’à l’é-quateur la ligne des neiges éternelles ne passe qu’à 5.000 mètres au-dessus du Tropique du Capricorne. Entre les 40e et 49e degrés de latitude, dis-je, cette ligne descend jusqu’à 2.000 et même 1.500 mètres selon le numéro de l’azimut, dis-je.

— Oh ! Mr, Pratt, dit Mrs Sampson, quel réconfort pour moi de vous entendre ainsi exposer ces phénomènes grandioses, après le choc que m’a causé la nauséeuse poésie de cette Ruby Hat !

— Asseyons-nous sur ce tronc d’arbre, dis-je, et oublions l’inhumanité et les ribauderies des poètes. C’est dans les glorieuses colonnes du Fait positif et des mesures légales qu’il faut chercher la vraie beauté. Tenez, Mrs Sampson, dis-je, il y a des chiffres, qui surpassent en merveilles tous les poèmes, jusque dans ce tronc d’arbre sur lequel nous sommes assis. Les cercles de l’aubier montrent qu’il est mort à 60 ans. Enterré à 600 mètres de profondeur, il se transformerait en charbon en une moyenne de 3.000 ans. La mine la plus profonde de la terre est à Killingworth près de Newcastle. Une caisse longue de 4 pieds, large de 3 pieds et haute de 2 pieds 8 pouces peut contenir une tonne de charbon. Lorsqu’une artère est rompue, comprimez-la au-dessus de la blessure. Une jambe humaine possède trente os. La Tour de Londres fut brûlée en 1841.

— Continuez, Mr Pr.att, dit Mrs Sampson. De telles pensées sont si originales et revigorantes ! J’estime que les statistiques sont aussi admirables qu’il est possible de l’être.

Mais il se passa encore deux semaines avant que j’eusse l’occasion de mettre résolument le vieil Herkimer à profit.

Une nuit, je suis réveillé en sursaut par des cris violents. « Au feu ! Au feu ! » entends-je. Je saute du lit, m’habille prestement et sors de l’hôtel pour aller jouir du spectacle. Mais lorsque je découvre que c’est la maison de Mrs Sampson qui brûle, je pousse une sorte de hurlement et je bondis par-dessus la foule. Tout le rez-de-chaussée de la maison jaune est en flammes ; et toute la gent masculine, féminine et canine de Rosa est là, piaillant, miaulant, aboyant et barrant la route aux pompiers. Soudain, j’aperçois Idaho qui se débat furieusement entre lés bras de six pompiers qui s’efforcent de le retenir en lui criant que tout le rez-de-chaussée est en feu, et qu’on ne le laissera pas entrer, parce qu’il ne sortirait pas vivant de cette fournaise.

— Où est Mrs Sampson ? demandé-je.

— On ne l’a pas vue, dit l’un des pompiers. Sa chambre est au premier étage. Nous avons essayé d’entrer, mais nous n’avons pas pu ; et notre compagnie n’a pas encore d’échelles…

Vite je m’approche du foyer, et j’extirpe le Manuel de ma poche. Aussitôt que je l’ai entre les mains, j’émets une sorte de petit rire triomphant. Oui, ma parole, je crois que j’eus une légère crise de loufoquerie tellement je me sentais excité.

— Herky, mon vieux Herky, dis-je en tournant les pages à toute volée, tu ne m’as encore jamais menti, non, tu ne m’as jamais laissé tomber, même dans les coups durs. Donne-moi le truc, mon vieux, donne-moi le truc ! dis-je.

Enfin j’attrape le paragraphe «Ce qu’il faut faire en cas d’accidents », page 117. Je dévore la page à toute allure et tout en bas, zip ! je mets le doigt dessus ! Bon vieux Herkimer, impossible de le prendre en défaut ! Voici ce qu’il dit :

« Suffocation à la suife d’inhalation de gaz ou de fumée. II n’y a rien de supérieur à la graine dé lin. Mettez quelques graines dans le coin externe de l’oeil ».

Je rengaine le Manuel dans ma poche, et j’agrafe un petit garçon qui passe en courant près de moi.

— Ecoute, lui dis-je en lui donnant quelque argent. Cours chez le droguiste et rapporte-moi pour cent sous de graines de lin. Dépêche-toi, il y en aura aussi pour toi. Des sous, dis-je, pas de la graine ! Et maintenant, crié-je en faisant face à la multitude, nous allons sauver Mrs Sampson.

Et je quitte ma veste et mon chapeau. Quatre pompiers et sept citoyens s’emparent aussitôt de moi. C’est courir à une mort certaine, disent-ils ; le plafond commence à s’écrouler.

— Comment diable, m’écrié-je avec une sorte de rire mélancolique, comment diable voulez-vous que je mette des graines de lin dans l’oeil, si je n’ai pas l’oeil ?

Profitant de la sensation causée par mon discours sur tous ces profanes, j’écarte violemment les pompiers en mettant chacun de mes coudes dans leur figure, j’envoie un coup de pied dans le tibia d’un pompier qui pousse un hurlement de cochon égorgé, et j’en fais rouler deux autres par terre grâce à un savant croc-en-jambe. Puis je me rue dans la maison. Si je meurs avant vous, mes amis, je vous enverrai un mot pour vous dire s’il fait réellement plus chaud là-dessous que dans cette sacrée maison jaune cette nuit-là ; pour moi, je ne le crois pas. J’étais sûrement beaucoup plus cuit que le rôti de veau oublié dans le four dimanche matin chez la tante Victoria par la nouvelle petite bonne qui vient de recevoir son numéro hebdomadaire du Riquiqui Journal. Les flammes et la fumée me terrassèrent deux fois, et elles auraient sans doute réussi à déshonorer Herkimer, si les pompiers ne m’avaient pas aidé avec leur petit filet d’eau. Enfin je réussis à grimper jusqu’à la chambre de Mrs Sampson. La pauvre dame a perdu connaissance, aussi je l’enveloppe dans les couvertures et je l’enlève sur mon épaule. Heureusement le plafond ni l’escalier n’étaient en aussi mauvais état qu’on le croyait, sans cela je n’aurais jamais pu faire ce que j’ai fait, non jamais.

Je porte Mrs Sampson jusqu’à cinquante mètres de la maison et la dépose sur l’herbe. Et alors, bien entendu, chacun des vingt-trois autres prétendants se précipite sur nous avec des récipients pleins d’eau pour la ranimer. Et aussi voilà mon messager qui revient avec la graine de lin, heureusement.

Je dégage la tête de Mrs Sampson enfouie sous les couvertures. Aussitôt elle ouvre les yeux et dit :

— Est-ce vous, Mr Pratt ?

— Chut ! dis-je. Ne parlez pas avant d’avoir été soignée.

Je passe mon bras autour de son cou, et je lui soulève la tête doucement d’une main, en ouvrant le sac de lin au moyen de l’autre. Puis, avec toute l’aisance dont je me sens capable, je me penche sur elle et je lui injecte trois ou quatre graines dans le coin externe de l’oeil.

Soudain voilà le vieux docteur du patelin qui accourt au galop, et qui s’ébroue violemment à la manière des docteurs en poussant des ronflements significatifs et qui tâte le pouls de Mrs Sampson, et qui me demande qu’est-ce qui me prend avec ma satanée graine de lin du diable et…

— Dites donc, sacré vieux rebouteux dichotomique, déclaré-je avec dignité, je ne suis peut-être pas, comme vous, un, guérisseur breveté, mais je vais tout de même vous montrer quelqu’un de plus malin que vous.

Alors j’attrape mon veston et j’exhibe le Manuel.

— Tenez, dis-je, regardez à la page 117 : « Recette en cas de suffocation par le gaz ou la fumée. Graine de lin dans le coin externe de l’oeil ». Je ne sais pas si c’est que ça absorbe la fumée, ou bien que ça excite le nerf gastro-pède-hippopotamus ; mais Herkimer l’indique, et c’est lui qui est arrivé le premier auprès de la malade. Si vous voulez vous consulter avec lui, je n’y vois pas d’inconvénient.

Le vieux doc prend le bouquin et le parcourt grâce à ses lunettes et à une lanterne de pompier.

— Hem ! Mr Pratt, dit-il, voyons ! Voyons ! Voyons ! Vous vous êtes trompé de lignes en lisant votre diagnostic. La recette pour la suffocation est la suivante: «Emmenez le patient au grand air aussi rapidement que possible et allongez-le dans une position inclinée ». La graine de lin s’applique au cas de « Poussières et cendres dans l’oeil », deux lignes au-dessus, mais après tout…

— Dites donc, fait Mrs Sampson, il me semble que j’ai un mot à dire dans cette consultation. Cette graine de lin m’a fait plus de bien que tout ce que j’ai pu prendre jusqu’à ce jour.

Et alors elle soulève sa tête pour la reposer de nouveau sur mon bras, en disant :

— Mettez-en aussi dans l’autre oeil, Sandy chéri. Et c’est ainsi que s’il vous prend la fantaisie de vous arrêter à Rosa demain, ou n’importe quel autre jour, vous verrez une belle maison jaune toute neuve, avec Mrs Pratt, ex-Sampson, comme principale pièce d’ornement. Et si vous nous faites le plaisir d’entrer, la première chose que vous apercevrez dans le hall, sur le marbre de la table de milieu c’est le « Manuel Universel des Sciences pratiques », d’Herkimer, relié en maroquin rouge, et prêt à donner son précieux avis sur n’importe quel sujet relatif à la sagesse et au bonheur des hommes.

 

  1. Omar Khayam – Célèbre poète persan auteur de quatrains bachiques voluptueux et passionnés.
  2. Le recueil des poèmes d’Omar Khayam a pour titre : Le Rubayat.