Pierre Mille
Le 17 décembre 1919, en ouvrant les journaux, j’appris que la fin du monde était pour ce jour même. Un savant américain l’avait annoncé ; la chose était sûre.
Alors, je sonnai :
— Félicie !
— Oui, monsieur…
Félicie, c’est ma cuisinière. Une des rares personnes qui me répond « oui » quand je lui parle ; pas toujours, mais quelquefois.
— Félicie, vous allez descendre. Vous m’achèterez chez Durouchoux une bouteille de Moët-et-Chandon, grand crémant rosé. Après ça, vous passerez rue des Petites-Ecuries, pour me prendre un foie gras — c’est le moment des foies gras, — un vrai foie gras de Strasbourg bien rose, sans farce : ça n’est pas pour rien, j’imagine, que nous avons repris l’Alsace et la Lorraine. Et puis, chez Prunier, pour des huîtres. Et puis… rapportez tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit excellent. Et puis… je crois que c’est tout. Non, attendez : en revenant, vous vous arrêterez chez mon propriétaire, et vous l’avertirez que je ne lui payerai pas mon terme.
— Bien, monsieur… Monsieur voudra bien me donner l’argent ?
— Ne vous occupez pas de ça ; c’est complètement inutile. Sur votre chemin, si vous voyez par hasard chez un bijoutier un beau collier de perles, une rivière de diamants, quelque chose de bien, enfin, de tout à fait bien, vous pouvez vous le passer autour du cou ; je vous le donne.
— Monsieur me donne une rivière de diamants ?
— Oui, mon enfant, oui. Il y a longtemps que je voulais vous faire ce petit cadeau, inégal encore, croyez-le bien, à vos mérites et à vos services : mais la vie était si dure !
— Ah ! oui, monsieur, ah ! oui ! Tout est raugmenté. Et il paraît que ça va encore raugmenter, rapport au pain… Tout de même, monsieur ferait bien de me donner l’argent, pour la rivière de diamants : les bijoutiers, c’est pas des fournisseurs qui me connaissent assez pour me faire crédit…
— Rien ne raugmentera plus, Félicie, répondis-je d’une voix sinistre. Et je ne vous donnerai pas un sou. Félicie, aujourd’hui 17 décembre, à 4 heures de l’après-midi, vieux style, c’est la fin du monde !
— Oui, monsieur.
Décidément, aujourd’hui, c’est une fille qui dit très bien oui. Elle est dans ses bonnes. Alors j’en profite pour continuer :
— Et savez-vous ce qui arrive, Félicie, quand la fin du monde arrive ? Les gens donnent tout ce qu’ils possèdent, ils ne s’inquiètent plus du lendemain. C’est bien naturel, n’est-ce pas, puisqu’il n’y aura plus de lendemain ! Ils ne s’occupent plus que de leur salut éternel, et font retentir les églises de leurs gémissements… A propos, vous entrerez aussi à l’église Saint-Paul, et vous ferez brûler un cierge en mon nom… Moi, je suis un peu enrhumé, je préfère ne pas sortir, mais tout de même je crois à propos d’offrir quelque chose au Seigneur. Vous pouvez aussi en allumer un pour vous, mais à votre compte : c’est bien le moins, puisque je vous donne une rivière de diamants. Du reste, il est plus que probable que la préposée aux cierges, à Saint-Paul, vous donnera aussi les cierges pour rien. Car rien n’a plus aucune valeur, Félicie, aucune valeur ! Je ne comprends même pas que le gouvernement s’occupe d’équilibrer le budget : c’est absolument inutile. Et c’est bienheureux que ce soit devenu inutile : qu’est-ce que nous allions payer, comme impôts ! Par contre, je suppose que les Espagnols vont être embêtés : avec le change à 220 ! Ça tombe mal pour eux, mais bien pour nous.
— Monsieur est sûr, demanda Félicie, que ça se passe comme ça, à la fin du monde ?
— Absolument sûr. Car c’était déjà comme ça en l’an 1000, quand ça a failli arriver et que tout le monde croyait que ça arriverait ; le roi Robert décousait lui-même les ornements d’argent de sa lance pour les donner aux moines, et proposait à ses ministres, ou à des voleurs, je ne sais plus, d’emporter ses chandeliers. A cause de la fin du monde, qu’on attendait : Anno Domini MX, in multis locis per orbem tali rumore audito, timor et mœror corda plurimorum occupavit, et suspicati sunt multi finem sæculi adesse. Ainsi s’exprime la chronique de Guillaume Godel, ou Godeau, je ne puis m’en rendre compte, parce qu’il signait Godellus.
Quand on cite du latin à Félicie, elle est très impressionnée. Les chose ont l’air tout de suite bien plus sérieuses quand on ne les comprend plus. Cependant, elle objecta :
— Pourtant, elle n’est pas arrivée, la fin du monde, en l’an 1000, puisqu’on est en 1919 ?
Cette objection marquait du bon sens. Je sus la rétorquer :
— Elle n’est pas arrivée, mais il paraît que ça n’a tenu qu’à un fil. Du reste, l’important pour les commissions que je vous donne n’est pas qu’elle arrive, mais qu’on croie qu’elle va arriver.
— Ça, c’est vrai, répondit Félicie, Monsieur a raison… Et est-ce qu’il y a des signes, quand ça va arriver ?
— En l’an 1000, citai-je, ce qui acheva de convaincre la population de l’imminence de la catastrophe, c’est que le soleil était exceptionnellement jaune.
Félicie regarda par la fenêtre, et constata :
— Il n’a jamais été plus jaune qu’aujourd’hui. Un sale jaune. Alors, ça se pourrait bien…
Elle revint trois heures plus tard, respectablement chargée. Ayant aligné ses emplettes sur la table de l’office, elle me dit :
— Monsieur, il y en a pour 366 francs.
— Pour 366 francs ? répétai-je. Eh ! eh ! c’est une somme. Mais puisque vous n’avez pas payé…
— Je n’ai pas payé parce que Monsieur ne m’avait pas donné d’argent. Mais les fournisseurs ont inscrit les commandes sur leurs livres et ils ont dit comme ça qu’ils feraient percevoir à la fin de la semaine.
— Vous ne leur avez pas dit que c’était la fin du monde à quatre heures, en vitupérant leur rapacité ?
— Monsieur, je leur ai dit, mais ils se sont fichus de moi… Pourtant, j’ai payé les cierges. La dame des cierges ne fait pas crédit. Et il n’y avait personne, dans l’église. J’ai pas entendu les gémissements que Monsieur me parlait.
— La callosité des pécheurs, Félicie, est décidément scandaleuse. Mais, dites-moi, le propriétaire ?…
— J’y suis passée aussi. Il a dit que si Monsieur ne payait pas son terme, la commission arbitrale était là pour un coup, et qu’elle n’avait pas été inventée pour les chiens.
— Vous ne lui avez pas fait connaître que, à quatre heures exactement, il irait en enfer ?
— Monsieur ne m’avait pas dit de lui dire…
— En effet. Je le regrette. Et la rivière de diamants ?
— Je suis bien été chez un bijoutier, répondit Félicie tristement. J’ai pas osé lui demander de me la donner pour rien, mais je l’ai questionné quelles réductions il faisait sur la marchandise à cause de la fin du monde. D’abord il a pas eu l’air de comprendre, et puis après il m’a conseillé de revenir le 1er avril.
— Alors, les cœurs sont toujours aussi endurcis ? Ça ne fait rien à personne, cette épouvantable menace suspendue sur nos têtes ?
— Si ! répliqua Félicie.
— Ah ! enfin ! Je savais bien…
— Rue Saint-Antoine, il y avait une vieille femme qui était saoûle, révérence parler, comme la bourrique à Robespierre. Parce que, qu’elle a dit si le monde finit à quatre heures, après personne n’aura plus soif. Mais, Monsieur, c’est une vieille femme que je la connais, et elle est saoûle comme ça quatre fois par semaine.
Le jour de la fin du monde m’aura donc coûté 366 francs, que je payerai : car il est, à l’heure où j’écris, quatre heures cinq minutes exactement, 17 décembre, et il m’est impossible de constater le moindre détraquement cosmique. Si vous voulez que je vous avoue ma pensée, je n’en suis pas absolument étonné. Mais je voulais espérer que mes contemporains y croiraient un peu plus : c’est la faillite de la science !
C’est la faillite de la science non point parce qu’un astronome qui, je le soupçonne, était astronome à peu près comme je suis géomètre — et alors je le plains ! — a fait une prédiction aventurée, mais parce que personne n’a daigné attacher la moindre foi à cette prédiction, qu’elle n’a ému personne. J’en conclus que la science, de nos jours, obtient beaucoup moins de créance que la Sainte-Ecriture il y a mille ans. Cela n’a pas encore remplacé ceci. Je ne sais s’il faut le regretter ou s’en applaudir, mais c’est un fait.
… Toutefois, ayant repris les vieilles chroniques, je suis parvenu à cette conclusion que la fin du monde ne pouvait pas encore arriver : il manque une condition ! Il est très vrai que le soleil est jaune, « tel du safran », comme le vit l’armée de l’empereur Othon, d’après Raoul Glaber. Il est très vrai qu’il y a eu sinon des pestes, du moins la grippe, qui était bien une peste, et une guerre dont les braves gens de l’an 1000 n’avaient pas idée. Il est très vrai qu’il y a eu l’Antechrist — Audivi quod… Antechristus adveniret — puisqu’il y a eu Guillaume II. Mais il manque encore quelque chose : le diable ne s’est pas présenté officiellement au pape, en habit de cérémonie. Et il paraît que cela est indispensable. Faisons donc la plus grande attention, dans les jours qui vont suivre, aux dépêches de Rome.