Pierre Mille

En sortant de table, M. Le Courant s’était dit : « Tout à l’heure, il faudra que je demande au maître de la maison le nom de ma voisine de gauche. Il n’y a rien de plus embêtant que de chercher des sujets de conversation pendant une heure et demie, du turbot aux petits fours, avec une personne dont on ne sait rien, sinon qu’elle est apparemment du sexe féminin, mais dont on ignore tout le reste. On nous a bien présentés l’un à l’autre avant le dîner, mais, comme toujours, de façon que je ne pusse rien percevoir des syllabes proférées. Et quant à lire ce nom sur la carte qui lui indiquait sa place, c’était, pour le myope que je suis, de la plus ridicule impossibilité. J’ai bien essayé, au moment du potage, mais sans obtenir d’autre résultat que d’avoir l’air d’un satyre, à force de me rapprocher inutilement de son épaule nue… Du reste, je m’en fiche : c’est une femme qui ne m’intéresse nullement. »

Sa curiosité était, en effet, si médiocrement éveillée qu’il oublia de poser la question. D’ailleurs, vous n’êtes pas sans avoir observé qu’il n’est rien de plus rare que de garder dans la tête, après un dîner suffisamment copieux, la mémoire des idées antérieures : les impressions se succèdent avec la multiplicité banale des notes d’une tyrolienne ; on ne saurait attacher son attention à aucune.

Le souvenir du mince et même insignifiant problème ne revint à M. Le Courant que trois quarts d’heure au moins après qu’il fut rentré chez lui. Fumant une dernière cigarette sur les colonnes d’un journal du soir qu’il n’avait pas eu le temps de lire avant son départ pour ce repas prié, il avait laissé Mme Le Courant s’aller mettre au lit toute seule. « Tiens, songea-t-il, je vais demander à ma femme. Toutes les femmes ont causé ensemble, jusqu’à onze heures du soir, à part des hommes, suivant l’insupportable usage encore respecté dans ce milieu désuet. La mienne doit savoir maintenant le nom de ma voisine. »

Mais quand il pénétra dans la chambre à coucher, Mme Le Courant dormait déjà profondément ; il ne voulut point troubler son sommeil et, s’étant dévêtu, s’endormit à son tour.

Le lendemain, s’étant levé le premier, il passa dans le cabinet de toilette, le plus silencieusement qu’il put. Sur le marbre de la console qui servait de coiffeuse à Mme Le Courant, au-dessous d’une glace étroite et longue, il retrouva, épars, tout ce que celle-ci y avait laissé la veille en s’habillant pour la soirée. « Cette femme de chambre est bien négligente, pensa-t-il d’abord. Il faudra que je lui en fasse l’observation. » Puis ses yeux errèrent avec indifférence sur ces petits objets abandonnés : des limes, un polissoir, du rose pour les ongles, une brosse en argent, un mouchoir, le sac à main d’après-midi de Mme Le Courant, enfin une lettre assez chiffonnée, dont ses doigts s’emparèrent machinalement.

Il en parcourut les premières lignes, presque sans y songer. Puis il poursuivit sa lecture avec une attention accrue. Il en reconnut l’écriture : celle d’un ami, d’un vieil ami de la maison. Mais de quel ton d’affection confiante, ardente même, elle était écrite : « Pourrais-je vous cacher un seul de mes sentiments ? Pourriez-vous les ignorer, même si je cherchais à vous les dissimuler ?… » M. Le Courant éprouva, dans la région du cœur, une étreinte physique où il entrait plus d’inquiétude encore que de jalousie : « Est-ce que… » se demanda-t-il à lui-même. Et il n’acheva pas, même en pensée. Seulement, il mit assez longtemps à s’apercevoir qu’il essayait de boutonner ses bottines avec une lime à ongles. Il jeta avec colère l’innocent objet sur le tapis de linoléum.

Il y avait dans sa cervelle un tel désarroi que, deux ou trois minutes, il lui fut impossible de rassembler ses idées. Une paire d’haltères dormait dans un coin du cabinet de toilette : il les empoigna d’une main un peu tremblotante et les brandit comme s’il en voulait assommer un adversaire. Toutefois, telle est sur les hommes la puissance de l’habitude qu’en même temps il se mit à compter : « Un ! Deux ! Trois ! Un ! Deux ! Trois ! » et continua de décomposer ces mouvements gymnastiques jusqu’au moment où ses muscles lui refusèrent le service. Alors, se sentant plus calme, il s’appliqua à remettre de l’ordre dans ses pensées.

« Je dois être au-dessus de ça ! » Tel fut le principe consolateur qu’il essaya, pour commencer, d’affermir en lui-même. Et, en effet, quand autrefois il lui était arrivé de songer à la possibilité de l’événement qui l’affrontait à cette heure, il s’était déclaré que, certes, il serait au-dessus de ça. De nos jours, on n’est plus des sauvages, ni des romantiques, on sait qu’il y a de plus grands malheurs, et que celui-là ne vaut pas plus de meurtriers éclats qu’il ne constitue un crime impardonnable. Par malheur, il constatait maintenant que la chose n’était pas si simple qu’elle lui avait paru quand il y réfléchissait platoniquement, comme à une mésaventure qui pourrait lui arriver ainsi qu’à tout le monde, mais qui, probablement, ne lui arriverait pas. En premier lieu, selon que, dans son entourage, on « savait » ou on ne savait pas, le cas était différent. Si l’on savait, il y avait une attitude et une décision à prendre, pour n’être pas ridicule. Et quelle attitude, quelle décision ? Il en était un grand nombre, depuis la rupture brutale et le divorce jusqu’à l’élégante résignation d’un homme du monde qui s’arrange pour montrer qu’il n’est pas dupe et qu’il est décidé à rester « l’associé » de sa femme, alors qu’il n’en est plus que l’époux honoraire. Ou bien, on ne savait pas. Alors, il y avait aussi une foule de solutions, depuis le silence absolu jusqu’à la mâle franchise qui dit : « Je n’ignore rien. Madame, il faut choisir entre ce nouvel amour et vos devoirs. »

Choisir ! Ce mot arrêta la méditation de M. Le Courant. Avant d’offrir ce choix à sa femme, c’était à lui de le faire d’abord. Et c’était justement cela qui l’embarrassait… M. Le Courant tenait un faux col dans ses mains. Il le regarda comme s’il lui demandait conseil. Mais le faux col garda le silence. Tristement, M. Le Courant le replaça sur une commode, haussa les épaules et prononça : « Que c’est bête, sapristi, que c’est bête ! »

Puis il reprit la lettre. S’il avait été sûr, du moins, si la situation avait été claire ! Mais, pesant les termes, il lui parut qu’elle ne l’était point. Il pouvait encore n’y avoir là qu’un fleuretage, une affection sentimentale, les effusions d’un homme qui, dans les secousses violentes de sa vie devenue périlleuse, s’exprimait avec vivacité, et rien de plus. Les deux correspondants en étaient, sans doute, en resteraient toujours peut-être, à la période de la confiance attendrie et des confidences émues. C’était plutôt cela : Mme Le Courant était une âme droite. « … Elle est plus droite que moi ! » s’avoua même son mari, qui n’était point sans se souvenir de quelques infidélités, qu’il avait toujours jusqu’ici jugées comme étant, de sa part, sans conséquences.

Cependant le jeu pouvait, dans l’avenir, n’être pas sans danger. En mettant les choses au mieux, Mme Le Courant était sur une mauvaise pente. Il se devait à lui-même de l’avertir, affectueusement, indulgemment, comme un vieux camarade, un ami qui ne doute pas de l’amour d’une femme toujours aimante, mais veut la mettre en garde contre les résultats de légèretés irréfléchies, involontaires. Oui, c’était ça, c’était bien ça. Tout de la sorte se mettait harmonieusement d’accord, sa dignité et l’intérêt de la paix conjugale. Il s’entendait déjà parler : « Ma chérie, tu ne t’es pas rendue compte. Et tu peux faire le malheur de ce pauvre garçon, sans le vouloir. Son imagination peut lui montrer un espoir qui n’est pas, une fin qui n’a jamais été dans ta pensée… »

M. Le Courant fit un pas vers la chambre à coucher, puis s’arrêta.

« Ça va faire une scène ! se dit-il. J’aurai beau m’y prendre le plus doucement, le plus gentiment du monde, ça fera une scène. »

Il avait horreur des larmes, il avait horreur des scènes, des repas muets ou boudeurs, des nuits insomnieuses où deux êtres humains, un homme et une femme, durant que leurs corps se touchent, agitent des pensées ennemies, grandissent maladivement de médiocres griefs, qu’ils pensaient, l’un et l’autre, oublier et qui remontent à la surface de leur conscience.

« Je le dois, pourtant ! » décida M. Le Courant, rassemblant toute son énergie.

Il ouvrit la porte de la chambre conjugale. Mme Le Courant trempait un toast dans une tasse de thé.

— C’est toi ? Tu es habillé ? fit-elle, en levant vers son mari des yeux tranquilles.

— Je voulais seulement te demander, dit M. Le Courant… Cette dame, cette Américaine, je crois, à côté de qui j’ai dîné hier, qui est-ce ?…