Une Aigle & un Renard ayant fait ſociété enſemble, convinrent pour ſerrer plus étroitement les nœuds de leur amitié, de demeurer l’un auprès de l’autre. L’Aigle choiſit un arbre fort élevé pour y faire ſon nid. Le Renard ſe creuſa une tanière au pied de l’arbre, & il y mit ſes petits. Etant un jour ſorti pour aller leur chercher la proye, l’aigle preſſée de la faim vint fondre ſur les petits du Renard, dont elle fit faire curée à ſes aiglons. Le Renard étant de retour, & voyant la perfidie de ſa voiſine, ſut moins atriſté du malheur de ſes petits, que du déſeſpoir d’être hors d’état d’en tirer vengeance parce qu’il ne pouvoit s’élever dans l’air pour pourſuivre ſon ennemi. Se tenant donc à l’écart, il donnoit à l’Aigle mille imprécations, ne pouvant ſe venger autrement de ſa perfidie. Peu de tems après quelques-uns immolèrent une chèvre, qu’ils firent brûler dans un champ voiſin. L’Aigle vint fondre déſſus, & enleva une partie de la victime qu’elle porta dans ſon nid avec quelques charbons ardens qui y mirent le feu. Le vent venant à ſouffler avec impétuoſité, les aiglons qui n’avoient point encore de plumes, tombérent au pied de l’arbre. Le Renard y accourut, & les dévora tous à la vuë de l’Aigle.

 

SENS MORAL.

Ceux qui violent les droits de l’amitié, portent tôt ou tard la peine de leur perfidie, & périſſent enfin après avoir opprimé injuſtement les malheureux. Quoique l’Aigle ſoit un animal noble & fier, Eſope la repréſente en cette Fable comme un perfide & un fourbe qui trompe le Renard avec lequel il avoit contracté une amitié très étroite. Peut-être qu’Eſope a voulu faire connoître ſous ce ſymbole l’extrême foibleſſe des hommes, & de quoi ils ſons capables quand ils ſe laiſſent aller à leur méchant naturel. Quelques vertueux qu’ils ſoient, il n’y a point de vice à quoi ils ne s’abandonnent, quand ils ſuivent le penchant qui les porte à l’injuſtice ; ils perdent dans un moment, par leurs déſordres, toute la gloire qu’ils ont acquiſe par leurs vertus. Peut-être auſſi qu’Eſope a voulu montrer par cette Fable, qu’on n’eſt point obligé de garder les paroles qui ont été données aux méchans, ni les conventions que l’on a ſtipulées avec eux. Voilà pourquoi l’Aigle ne fit nulle difficulté de trahir le Renard, & de lui ravir ſes petits, pour les faire dévorer par ſes Aiglons. S’il faut manquer de parole à l’homme de bien, ou au ſcélérat, quoique l’on ſoit obligé d’avoir de la bonne foi à l’égard de tout le monde, il ſemble toutefois que l’homme de bien ſe ſoucie moins de la perfidie de ceux qui le trompent, parce qu’il trouve des reſſources dans ſa propre vertu, & qu’il ſe conſole plus aiſément des mauvais tours que les hommes lui jouent. L’homme de bien pour l’ordinaire eſt plus commode & plus traitable que le méchant, il prend en meilleure part les raiſons qu’on lui apporte pour ſe juſtifier. Que ſi l’injure qu’on lui a faite ne peut s’excuſer en aucune ſorte, il modéréra ſa colere, & ne s’abandonnera point à ſon emportement. Au contraire, les gens féroces ſupportent plus impatiemment les petits affronts qu’on leur fait, & cherchent toutes ſortes de moyens pour ſatisfaire leur vengeance. Les grands courages aiment mieux tout ſacrifier que de manquer à leur parole, & croyent que tromper c’eſt une lâcheté impardonnable. L’Hiſtoire Romaine en fournit un bel exemple dans la conduite du ſage Attilius, qui aima mieux s’expoſer à une mort certaine, que de manquer à la promeſſe qu’il avoit faite à ſes ennemis, quoique les Prêtres & les Magiſtrats de Rome l’en diſpenſaſſent avec raiſon. Ainſi on ne peut excuſer l’Aigle d’avoir tromper un animal infidele : elle devoit plûtôt ſe reſoudre à mourir de faim avec ſes Aiglons, que de commettre une lâcheté ſi noire envers ſon hôte et ſon ami, avec qui elle avoit contracté une ſociété ſi étroite. Elle fut bientôt punie de ſa perfidie ; le feu s’étant pris au nid de l’Aigle, ſes petits tombèrent à terre, & furent dévorés par leur ennemi. Cette Fable doit apprendre aux perfides que ceux qui violent les droits de l’amitié, ſont tôt ou tard punis de leur malice, & qu’ils tombent ſouvent entre les mains de leurs ennemis, qui leur font encore des outrages plus ſanglans.

 

Malheur à toi, qui promets amitié

A celui que tu veux ſurprendre.

L’Ami que tu trahis peut être ſans pitié,

S’il trouve un jour à te le rendre.