CE n’était encore qu’un enfant de seize ans, et, cependant, on allait le fusiller.

La compagnie de fédérés à laquelle il appartenait venait d’être mise en déroute par l’armée de Versailles. Pris les armes à la main, en même temps qu’une dizaine de ses camarades, il avait été amené avec eux au poste de la mairie du XIe arrondissement.

Frappé de sa jeunesse et de l’étonnante sérénité de sa physionomie, le commandant avait donné l’ordre de surseoir à son égard, et de le garder à vue pendant qu’on allait procéder, au pied de la barricade voisine, à l’exécution de ses compagnons.

Apprenti typographe, au moment où le démon de la guerre vint s’abattre sur la France, il vivait tranquille et heureux entre son père et sa mère, de paisibles travailleurs qui ne s’occupaient pas même de la politique.

Dès le début, les Prussiens avaient tué son père. Les privations du siège, les longues stations à la porte des bouchers et des boulangers, les pieds dans la neige et dans la glace, avaient couché sa mère sur le triste lit de misère, où elle se mourait lentement.

Un jour qu’il était allé, comme tant d’autres, au risque de se faire tuer, cueillir des pommes de terre dans la plaine Saint-Denis, en rampant sur la terre profondément durcie par la gelée, une balle prussienne était venue lui fracasser une épaule.

Plus tard, un peu pour manger, un peu par crainte, il avait cru devoir s’enrôler dans l’armée de la Commune. Comme beaucoup de ses camarades, il n’avait marché qu’à regret. Il n’avait pas du tout le cœur à cette lutte fratricide. Et, maintenant, sur le point de payer de sa vie un concours de fatalités inexorables, il se félicitait au moins de n’avoir pas une seule mort à se reprocher. Il en était bien sûr, et pour cause.

Pourtant, qu’il eût tué, ou non, on allait lui ôter la vie. Cela lui donnait une bien triste idée de la logique des choses. Aussi, lui importait-il fort peu maintenant de vivre, ou de mourir. Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait souffert en quelques mois, lui causait une réelle épouvante de la vie. Certes, il lui était pénible de quitter, au milieu de ce monde méchant, sa bonne mère qu’il aimait tant; mais il se consolait un peu en pensant que, très probablement, elle n’avait plus elle-même bien longtemps à souffrir. Quand il l’avait quitté, il y avait déjà quatre jours, elle était fort affaiblie. “Mon pauvre enfant,” lui avait-elle dit, “embrasse-moi bien, car j’ai le pressentiment que je ne te reverrai pas.”

Ah! pensait-il, si on voulait bien avoir confiance en lui, si on consentait à lui donner une heure de liberté; il courrait auprès d’elle, et il reviendrait de lui-même, se remettre aux mains de ceux qui paraissaient avoir soif de son sang. Il en donnerait sa parole d’honneur, et il la tiendrait. Pourquoi manquerait-il à sa parole?

Il en était là de ses funèbres réflexions quand, soudain, le commandant, suivi de plusieurs officiers, s’approcha de lui.

—A nous deux, maintenant, mon gaillard. Tu sais ce qui t’attend?

—Oui, mon commandant, et je suis prêt.

—Vraiment! si prêt que cela? Tu n’as donc pas peur de la mort?

—Moins peur que de la vie. J’ai tant vécu depuis six mois, et j’ai vu tant de si vilaines choses que la mort me paraît belle et désirable à côté de la vie.

—N’empêche que si je te donnais tout de suite à choisir, tu n’hésiterais pas un instant. Si je te disais: “Prends tes jambes à ton cou, et fiche-moi le camp,” ce serait vite fait, hein? mon bonhomme; et l’on ne te reverrait pas ici?

—Eh bien, mon commandant, essayez-en. Pour la rareté du fait, mettez-moi à l’épreuve. La chose en vaut la peine. Un de plus ou de moins à fusiller, peu vous importe. Une heure de liberté, pas plus. Vous verrez si je serai exact au rendez-vous, et si la mort me fait peur.

—Oui da! tu n’es pas bête, mais tu me crois un peu trop naïf. Une fois libre, loin d’ici, tu reviendrais comme ça, bonnement, te faire fusiller, du même pas que tu irais à un rendez-vous d’amour? Ce serait en effet singulier, mais ce n’est pas à moi que tu feras accroire ça.

—Ecoutez, mon commandant, vous ne me paraissez pas méchant. C’est que, sans doute, vous avez eu une bonne mère. Cette mère, vous l’aimez certainement par-dessus tout. Si, comme moi, vous étiez sur le point de mourir, votre dernière pensée serait pour elle. Vous béniriez celui qui pourrait vous donner la suprême consolation de la presser sur votre cœur une dernière fois. Eh bien! mon commandant, faites pour moi ce que vous souhaiteriez qu’on fît pour vous. Accordez-moi une heure de liberté pour aller embrasser ma mère, et je vous donne ma parole d’honneur de revenir ensuite me remettre entre vos mains….

Pendant que le jeune homme parlait, le commandant allait et venait, en tourmentant sa moustache, et en faisant de visibles efforts pour repousser l’émotion qui l’envahissait. “Ma parole,” murmura-t-il, “ce gamin-là parle comme un chevalier d’autrefois.”

Tout à coup, il s’arrêta en face de son prisonnier, les sourcils froncés, la figure sévère:

—Comment t’appelles-tu?

—Victor Oury.

—Ton âge?

—Seize ans le 15 juillet prochain.

—Où demeure ta mère?

—A Belleville.

—Pourquoi l’as-tu quittée? Pourquoi as-tu suivi les fédérés?

—Il fallait bien manger. Puis des camarades, des voisins, menaçaient de me fusiller si je ne marchais pas avec eux. Ils disaient que j’étais assez grand pour faire mon devoir. Ma pauvre mère eut peur et me conseilla, en pleurant, de faire comme les autres.

—Tu n’as donc plus ton père?

—Il a été tué.

—Où cela?

—Au Bourget.

—Eh bien! c’est entendu, dit le commandant d’un air solennel, après avoir un moment réfléchi, tu vas aller embrasser ta mère. Tu m’as donné ta parole d’honneur d’être ici dans une heure. C’est bien. Moi, je te donne jusqu’à ce soir. Allons! file!

Il partit comme un trait.

Vingt minutes plus tard, il frappait à la porte de sa mère. La voisine qui la soignait vint lui ouvrir. En l’apercevant, elle poussa une exclamation de joyeuse surprise. Tout le monde le croyait mort. Il voulut se précipiter dans la chambre de sa mère. La femme l’arrêta.

—N’entre pas, lui dit-elle à voix basse. Ta mère repose.

Impatient, il n’entendait qu’à moitié ce que la brave femme lui disait. Il crut percevoir un faible appel de son nom. Aussitôt, il se dirigea, sur la pointe des pieds, vers le lit de sa mère. Il ne s’était pas trompé; la malade avait les yeux grands ouverts.

—Victor! s’écria-t-elle d’une voix affaiblie.

En même temps, sans proférer un mot, son fils tombait dans ses bras.

Alors, ce jeune homme que nous avons vu jusqu’ici indifférent, impassible, devant la mort, ne peut plus que sangloter. Dans les bras de sa mère, il redevient un enfant, il a peur, il se désespère.

La pauvre femme, à qui le contact de son fils semblait rendre toutes ses forces, essayait en vain de le consoler. “Pourquoi pleurer ainsi, mon enfant bien-aimé?” lui disait-elle. “Je ne veux plus que tu me quittes. Tu n’as donc plus rien à craindre. Tu vas jeter à la rue ce costume de malheur que je ne veux plus voir. Moi, je vais me dépêcher de guérir. Je me sens déjà beaucoup mieux depuis que tu es là…. Tu vas te remettre au travail, et tu ne tarderas pas à être tout à fait un homme. Bientôt, le passé ne sera plus pour nous que comme un épouvantable rêve que le temps finira par nous faire oublier.”

Elle embrassa à plusieurs reprises son cher désespéré, puis elle laissa retomber sa tête fatiguée sur l’oreiller, et s’abandonna à une méditation pleine de confiance en l’avenir.

Immobile, presque honteux de sa défaillance, le malheureux jeune homme s’efforçait silencieusement à se ressaisir. Quand il releva la tête, se jugeant de nouveau plus fort que la mort, il vit que sa pauvre mère, cédant à la douce réaction qui résultait de la joie et de la quiétude qu’elle éprouvait, s’était endormie profondément. Cela acheva de lui rendre toute son énergie. Peut-être la Providence avait-elle voulu lui faciliter ainsi l’accomplissement de son devoir, et lui éviter une scène de désolation plus déchirante que la première. Il résolut d’en profiter en s’éloignant sur-le-champ. Il effleura d’un long baiser le front de sa bonne mère, la contempla encore quelques instants pendant qu’elle semblait lui sourire, puis il sortit précipitamment de la chambre et s’en alla, aussi vite qu’il était venu, sans regarder autour de lui, sans voir personne.

—Comment! déjà? fit le commandant stupéfait.

—Est-ce que je ne vous avais pas donné ma parole?

—Sans doute, mais il me semble que tu t’es bien pressé. Sans manquer à ta parole, tu aurais pu rester un peu plus longtemps auprès de ta mère.

—Ma pauvre mère!… Après une scène de larmes où j’ai senti un moment mon courage m’abandonner, larmes de joie pour elle, larmes de désespoir pour moi, elle s’est endormie d’un sommeil si profond, si calme, si heureux que je n’ai pas eu la force d’attendre son réveil pour la quitter à jamais. Elle s’était endormie en songeant avec bonheur que je ne me séparerais plus d’elle. Qui sait si, au dernier moment, je n’aurais pas faibli? Maintenant, mon commandant, je n’ai plus qu’une prière à vous faire, c’est d’en finir avec moi le plus vite possible.

Le commandant observait ce jeune homme avec étonnement, et malgré lui, ses yeux se mouillaient de pitié et d’admiration.

—Et si je te faisais grâce?

—Eh bien, mon commandant, je l’accepterais avec plaisir, parce qu’en même temps vous feriez grâce à ma pauvre mère.

—Allons! tu es décidément un brave garçon, et tu ne méritais pas de tant souffrir. Tu peux t’en aller…. Auparavant, viens que je t’embrasse…. Bien. Maintenant, sauve-toi, et vivement. Va rejoindre ta mère, et aime-là toujours bien.

En même temps, le bon commandant prenait le jeune homme par les épaules, et le poussait doucement dehors.

—C’eût été vraiment dommage, dit-il à ses officiers en se retournant.

Victor ne courut pas, il vola à Belleville. Heureusement sa mère dormait toujours, mais d’un sommeil qui semblait péniblement agité. Il n’osait pas la réveiller, pourtant il aurait bien voulu l’embrasser et lui faire partager sa joie.

Tout à coup, elle se dressa en criant:

—Victor!… mon enfant!… grâce!… grâce!… Ah! tu es là, fit-elle en s’éveillant. C’est bien toi? En même temps elle le palpait et le serrait alternativement dans ses bras tout en le couvrant de baisers.—Ah! mon pauvre enfant!… mon cher enfant!… finit-elle par dire, je rêvais qu’on allait te fusiller.

C’eût été, en effet, grand dommage qu’on l’eût fusillé, ce petit communard malgré lui, car il est aujourd’hui l’un des officiers les plus distingués de notre armée d’Orient.