Léon Tolstoï (1828-1910)

Un moujik s’occupait de commerce, et y gagna tant d’argent, qu’il devint un des premiers négociants de la ville.

Il avait des centaines d’employés à son service et les connaissait tous par leur nom.

Un jour, vingt mille roubles disparurent, et les employés principaux recherchèrent le coupable. L’un d’eux vint chez le marchand et lui dit :

— J’ai trouvé le voleur, il faut le déporter en Sibérie.

Le marchand demanda :

— Et qui est le voleur ?

— C’est Ivan Pétrov; il a avoué lui-même le détournement, répondit l’employé.

Le moujik réfléchit et dit :

— Il faut pardonner à Ivan.

L’employé étonné s’écria :

— Comment, lui pardonner ! mais alors tous les employés l’imiteront, et ils gaspilleront tout votre bien !

— Il faut pardonner à Ivan Pétrov, répéta le marchand; lorsque je me suis marié, j’étais très-pauvre; je n’avais rien pour me vêtir, le jour de la cérémonie, et il me prêta son gilet. Il faut lui pardonner.

Ivan fut donc épargné.

Le héron, les poissons et l’écrevisse

Léon Tolstoï (1828-1910)

Un héron vivant au bord d’un étang était devenu vieux ; et, comme il n’avait plus la force d’attraper les poissons, il réfléchit à quelle ruse il aurait recours pour vivre.

Il dit un jour aux poissons  :

— Eh  ! vous, poissons, savez-vous le malheur qui vous menace  ? J’ai entendu dire aux hommes qu’ils allaient vider l’étang et vous mettre à la poêle. Je connais bien un autre étang derrière la montagne, et je voudrais bien vous y transporter, mais je suis si vieux qu’il m’est difficile de vous aider.

Les poissons prièrent le héron de ne point les abandonner.

— Soit  ! dit le héron, je vais me dévouer pour vous ; je vous porterai l’un après l’autre, car je ne pourrais vous porter tous à la fois.

Les poissons se réjouirent, et c’était à celui qui passerait le premier.

— Porte-moi  ! porte-moi  ! s’écriaient-ils.

Et le héron commença le transport.

Il prend un poisson, l’emporte dans le champ voisin, et le croque.

Il en mangea ainsi une grande quantité.

Dans ce même temps-là, vivait une vieille écrevisse. Quand elle vit le héron emporter le fretin, elle comprit la ruse et lui dit  :

— Eh bien, mon héron, veux-tu m’emmener à la crémaillère  ? Le héron saisit l’écrevisse et l’emporta.

Arrivé dans le champ, le héron voulut poser l’écrevisse ; mais celle-ci, apercevant les arêtes des poissons sur la terre, serra de ses pinces le cou du héron et l’étrangla.

Puis, elle revint à la rivière et raconta tout aux poissons.