Lafcadio Hearn

I

Je vois, se dressant dans l’obscurité, un lotus dans un vase. Ce dernier est presque invisible ; mais je sais qu’il est fait de bronze et que ses anses entr’aperçues représentent des corps de dragons. Seul le lotus est en pleine clarté ; trois fleurs d’un blanc très pur, et cinq grandes feuilles or et vertes, dorées sur le dessus et vertes sur la surface inférieure recourbée : c’est un lotus artificiel. Il est baigné par un rayon de soleil oblique. L’obscurité qui l’entoure est celle d’un temple. Je ne vois point l’ouverture par laquelle se déverse cette irradiation ensoleillée, mais je devine que c’est par une petite fenêtre qui a la forme d’une cloche de temple.

Si je revois tout à coup ce lotus, — souvenir de ma première visite à un sanctuaire bouddhiste, — c’est qu’un vague relent d’encens vient de parvenir jusqu’à moi. Souvent lorsque je respire de l’encens, cette vision se définit : et en général d’autres sensations de mon premier jour au Japon se réveillent et se précisent en une rapide succession avec une intensité presque pénible.

Ce parfum d’encens est omniprésent. C’est un des éléments de l’odeur fade, mais inoubliable de l’Orient. Il hante la maison d’habitation aussi bien que le temple, — la demeure du paysan comme le yashiki du prince. Seuls les sanctuaires shintos en sont exempts : l’encens étant une abomination pour les dieux plus anciens. Mais partout où il y a des bouddhistes, on trouve de l’encens. Dans chaque maison contenant un autel bouddhiste ou des tablettes bouddhiques, on brûle de l’encens à certains moments de la journée, et, même dans les solitudes campagnardes les plus farouches, on aperçoit des bâtonnets d’encens qui se consument lentement devant les statues placées le long des routes, — images de Fudô, de Jizô ou de Kwannon. Bien des souvenirs de voyage, impressions étranges de bruits aussi bien que de spectacles, demeurent associés en mon propre esprit avec ce parfum : vastes avenues silencieuses et ombragées menant à de bizarres vieux sanctuaires, étages moussus de marches usées montant jusqu’à des temples qui se désagrègent au-dessus des nuages ; tumulte joyeux des soirs de fête ; trains blindés funéraires entrant silencieusement en gare à la lueur de lanternes ; prière domestique murmurée dans des cabanes de paysans sur les côtes farouches et lointaines, et visions de petites tombes désolées que marque seulement le fil de nuage bleu montant vers le ciel, — tombes d’animaux et d’oiseaux favoris dont le souvenir continue à vivre dans les cœurs simples à l’heure de l’invocation à Amida, le Seigneur de la Lumière Incommensurable…

Mais l’odeur dont je parle est seulement celle de l’encens bon marché, celui qui est généralement employé. Il y a beaucoup d’autres espèces d’encens, et le nombre de qualités est stupéfiant. Un paquet de bâtonnets d’encens ordinaire, de la grosseur d’un crayon et guère plus long, ne coûte que quelques sen. Mais un paquet d’une qualité supérieure qui, pour les non-initiés, ne diffère du précédent que par la couleur, coûtera peut-être plusieurs yen, — et sera encore bon marché. Des espèces d’encens encore plus coûteuses, — véritables objets de luxe, — prennent la forme de losanges ou de pastilles, et une petite enveloppe peut coûter jusqu’à quatre ou cinq livres sterling. Mais les détails commerciaux et industriels sur l’encens japonais sont les moins intéressants d’un sujet remarquablement curieux.

II

Curieux, en effet, mais très vaste par l’infinité de traditions et de détails qui s’y rattachent. Je n’ose même pas songer à la grosseur du volume nécessaire pour le traiter comme il le mérite… Une œuvre de ce genre débuterait sans doute par une brève description de la plus ancienne connaissance de l’usage des aromates au Japon. Elle traiterait ensuite des rapports et des légendes concernant la première introduction de l’encens bouddhiste de la Corée, lorsqu’en l’an 551 de notre ère le Roi Shômyô, de Kudara, envoya à l’empire insulaire une collection de sûtras, une image de Bouddha et un mobilier complet pour un temple. Puis il faudrait dire quelques mots au sujet des classifications de l’encens qui furent établies vers le xe siècle dans les périodes d’Engy et de Tenryaku, et du rapport de Kimitika-Sangi, l’ancien conseiller d’État qui visita la Chine vers la fin du xiiie siècle et transmit à l’Empereur Yomei la sagesse des Chinois concernant l’encens. Ensuite il faudrait mentionner ces encens anciens qui sont encore conservés dans certains temples japonais, et des fragments célèbres de ranjatai (qui furent exposés au public à Nara, dans la dixième année du Meiji) et que brûlèrent les trois grands chefs Nobunaga, Hideyoshi et Iyeyasu. Après quoi, viendrait une esquisse historique des encens mêlés fabriqués au Japon, avec des notes sur la classification, qui furent rédigées par Takauji le luxurieux, et sur la nomenclature dressée plus tard par Ashikaga Yoshimasa, qui réunit cent trente variétés d’encens et inventa pour les plus précieuses d’entre elles des noms qui sont encore connus de nos jours, tels que Pluie de Fleurs, Fumée de Fuji, Fleur de la Loi Pure.

Il faudrait également citer quelques exemples de traditions se rattachant aux encens historiques conservés dans plusieurs familles princières, ainsi que les recettes héréditaires pour la fabrication de l’encens, qui ont été transmises de génération en génération depuis des centaines d’années, et qui portent encore les noms de leurs augustes inventeurs, telles que la Méthode de Hina-Dainagon », « la Méthode de Sento-In », etc. Il conviendrait aussi de donner les recettes de ces encens étranges faits pour imiter le parfum du lotus, l’odeur de la brise d’été, et le parfum du vent d’automne. Certaines légendes de la grande période de luxe de l’encens devraient être également mentionnées, telles que l’histoire de Sué Owari-no-Kami, qui se construisit un palais en bois d’encens et y mit le feu la nuit de sa révolte, de sorte que la fumée parfumait tout le pays à douze milles à la ronde.

Bien entendu, la simple compilation de notes pour composer une histoire de l’encens mêlé entraînerait l’étude d’une foule de documents, de traités et de livres, et en particulier de tomes étranges comme le Kun-Shû-Rui Shô, le Manuel de Classification du Collectionneur d’Encens, qui contient les enseignements des Dix Méthodes de l’Art de Mêler les Encens, les directions sur « les différentes espèces de feu » à être employé pour brûler l’encens, dont l’un s’appelle « feu littéraire », et un autre « feu militaire », ainsi que les règlements pour disposer les cendres contenues dans un encensoir en différents dessins artistiques, correspondant à l’occasion et à la saison. Il faudrait certainement consacrer un chapitre spécial aux sacs à encens (kusadama) suspendus dans les maisons pour en chasser les lutins, et aux plus petits sacs à encens que l’on portait autrefois sur soi comme protection contre les mauvais esprits. Ensuite une grande partie de l’œuvre devrait traiter des usages religieux de l’encens et des légendes s’y rapportant, — sujet immense à lui seul ! Il faudrait aussi considérer la curieuse histoire des anciennes « assemblées d’encens » dont on ne pourrait expliquer la cérémonie compliquée qu’à l’aide de nombreux diagrammes. On devrait réserver du moins un chapitre à l’ancienne importation de produits pour la fabrication de l’encens de l’Inde, de la Chine, d’Annam, de Siam, du Cambodge, de Ceylan et de l’archipel Malais, — endroits qui sont tous cités dans des livres rares sur l’encens. Et pour terminer, il faudrait parler de la littérature romanesque consacrée à l’encens, dans laquelle on fait mention des rites de l’encens. Et en particulier les chansons d’amour qui comparent le corps à l’encens et le désir au feu dévorateur :

De même que brûle l’encens qui prête son parfum à ma robe.

Ainsi se consume ma vie, consumée par la douleur du désir.

Une simple esquisse de ce sujet est effrayante. Je me contenterai donc d’écrire certaines notes sur les usages, religieux, voluptueux et surnaturels de l’encens.

III

L’encens ordinaire que les pauvres gens brûlent partout devant les icônes bouddhiques s’appelle ansoku-ko. Il est très bon marché. De grandes quantités sont brûlées par les pèlerins dans les immenses encensoirs de bronze placés devant les entrées des temples célèbres ; on en voit souvent des paquets devant les statues le long des routes. Ceux-là sont destinés à l’usage de voyageurs pieux qui s’arrêtent en cours de route devant chaque image bouddhiste pour réciter une brève prière et, si possible déposer quelques bâtonnets d’encens aux pieds de la statue. Mais dans les temples riches, et au cours de grandes cérémonies religieuses, on se sert d’encens beaucoup plus coûteux. On emploie trois catégories d’encens dans les rites bouddhiques : le ko, ou l’encens proprement dit en différentes variétés (le mot ne signifie littéralement que « substance parfumée ») le dzuko, un onguent odoriférant ; et le makkô, ou poudre parfumée. Le ko se brûle ; le dzuko est frotté sur les mains du prêtre comme onguent purificateur ; et le makkô est répandu dans le sanctuaire. Ce makkô est, dit-on, identique à la poudre de bois de santal, à laquelle il est fait si souvent allusion dans les textes bouddhiques. Mais ce n’est que l’encens proprement dit qui a un rapport étroit avec le service religieux.

« L’encens, déclare le Soshi-Ryaku[1], est le Messager du Désir Sincère. Lorsque le riche Sudatta invita le Bouddha à partager son repas, il fit usage de l’encens. Il avait l’habitude de monter sur le toit de sa maison la veille du jour où devait avoir lieu la fête, et d’y demeurer toute la nuit debout, tenant un encensoir rempli d’encens précieux. Et chaque fois qu’il agissait ainsi, le Bouddha ne manquait jamais d’apparaître le lendemain à l’heure exacte où il était attendu ». texte implique clairement que l’encens, en tant qu’offrande, symbolise les pieux désirs des fidèles. Mais il symbolise également autre chose et il a fourni à la littérature bouddhiste bien des comparaisons remarquables. Certaines de celles-ci, et non des moins intéressantes, se trouvent dans des prières dont la suivante, extraite du livre appelé Hoji-san[2] est un exemple frappant :

Que mon corps demeure aussi pur qu’un encensoir ! Que ma pensée soit à jamais pareille à une flamme de sagesse, consumant purement l’encens de sîla et de dhyâna[3] et qu’ainsi je puisse rendre hommage à tous les Bouddhas dans les Dix Directions du Passé, du Présent et de l’Avenir.

Parfois dans les sermons bouddhistes, la destruction du Karma par l’effort vertueux est comparé à l’encens brûlé par une flamme pure, — parfois encore la vie d’un homme est comparée à la fumée de l’encens. Dans ses « Cent Écrits » (Hyaku-tsu-kiri-kami) le prêtre Myôden de la secte de Shinshû dit, en citant l’ouvrage bouddhiste des Quatre-vint-dix Articles (Kuiikkajô) :

« Lorsque nous brûlons de l’encens, nous voyons que tant qu’il y a de l’encens, l’incandescence continue et la fumée monte vers le ciel. Or, le souffle de notre propre corps, cette combinaison impermanente de Terre, d’Eau, d’Air et de Feu, ressemble à cette fumée. Et la transformation de l’encens en cendres froides lorsque la flamme expire, est un emblème du changement en cendres de nos propres corps lorsque nos bûchers funéraires se seront éteints. »

Il nous parle aussi de ce Paradis de l’Encens dont chaque croyant devrait se souvenir en respirant le parfum de l’encens terrestre :

« Dans le Trente-Deuxième Serment pour parvenir au Paradis de l’Encens Merveilleux, dit-il, on verra qu’il est écrit :

Ce Paradis est formé des centaines de mille encens différents et de substances incalculablement précieuses ; sa beauté dépasse incomparablement tout ce qui est dans le ciel ou dans la sphère de l’homme ; son parfum parfume tous les mondes des Dix Directions de l’Espace ; et tous ceux qui perçoivent cette odeur accomplissent des actions dignes de Bouddha.

« Dans les anciens temps, il y avait des hommes d’une sagesse supérieure qui, par raison de leur serment, réussissaient à percevoir cette odeur ; mais nous qui sommes nés dans ces temps-ci, doués d’une sagesse et d’une vertu inférieures, nous ne pouvons obtenir pareille perception. Néanmoins il sera bon, lorsque nous sentons l’encens brûlé devant l’image d’Amida, de nous imaginer que cette odeur est le parfum merveilleux du Paradis ; et de répéter le Nembutsu par reconnaissance pour la miséricorde du Bouddha. »

IV

Mais au Japon, l’emploi de l’encens ne se confine pas aux rites et aux cérémonies religieuses ; en vérité, les espèces d’encens les plus coûteuses sont fabriquées surtout pour les réunions mondaines. Car, brûler de l’encens a été un des divertissements de l’aristocratie depuis le xiiie siècle. Sans doute avez-vous entendu parler des « cérémonies du thé » du Japon et de leur curieuse histoire bouddhiste, et je présume que tout collectionneur étranger de bric-à-brac japonais connaît quelque chose du luxe qui entoura ces cérémonies à une certaine époque, luxe qui est bien prouvé par la qualité des beaux ustensiles dont on se servait. Mais il y avait, et il y a encore, des cérémonies de l’encens beaucoup plus compliquées et plus coûteuses que la cérémonie du thé, et aussi infiniment plus intéressantes. Car en plus de la musique, de la broderie, de la composition poétique et d’autres branches de l’éducation féminine d’autrefois, la jeune fille de l’ère pré-Meiji était censée connaître trois choses particulièrement raffinées, — l’art d’arranger les fleurs (ikébana), l’art de la cérémonie du thé (cha-no-yu ou cha-no é)[4] et l’étiquette des réunions pour brûler de l’encens. Ces réunions furent inventées avant l’époque des Shoguns Ashikaga, et furent surtout à la mode pendant la période paisible du règne des Tokugawa. Elles passèrent de mode avec la chute du Shogunat, mais elles ont été ressuscitées depuis quelques temps. Il n’est guère probable cependant qu’elles redeviennent jamais très en faveur, d’abord parce qu’elles représentent ces formes si rares de raffinement social qui ne peuvent jamais être ressuscitées, et ensuite parce qu’elles sont fort coûteuses.

En traduisant ko-kwai par « partie d’encens », je prends le mot partie dans le sens de « partie de cartes », « partie de whist », « partie de bridge », car un ko-kwai est une réunion tenue dans le seul but de jouer un jeu, et un jeu fort curieux. Il y a plusieurs espèces de jeu de l’encens ; mais tous dépendent de la facilité qu’on a de se rappeler et de nommer différentes sortes d’encens, simplement par l’odeur de son parfum. La variété de ko-kwai qui est appelée jitchu-ko, ou « dix encens qui brûlent », est en général considérée la plus amusante. Et je vais essayer de vous décrire comment on joue ce jeu.

Dans le nom japonais du jeu ou plutôt dans le nom chinois, l’adjectif numéral dix ne se rapporte pas à dix espèces, mais seulement à dix paquets d’encens ; car jitchu-ko, tout en étant le plus amusant, est aussi le plus simple des jeux de l’encens, et se joue seulement avec quatre espèces d’encens. Une espèce doit être fournie par les invités, et les trois autres sont fournies par l’hôte. Chacune de ces trois provisions d’encens, qui sont généralement préparées en paquets contenant chacun cent pastilles, est divisée en quatre parties, et chaque partie est mise dans un papier séparé qui est numéroté afin d’en indiquer la qualité. Ainsi on prépare quatre paquets de l’encens classés no 1, quatre de l’encens classé no 2, et quatre de l’encens no 3, soit douze paquets en tout. Mais l’encens apporté par les invités, et qui est toujours appelé « encens des invités », n’est pas divisé ; on le met dans une enveloppe portant l’abréviation du caractère chinois signifiant « invité ». Nous avons donc pour commencer un total de treize paquets, dont trois seront employés dans les choix ou expériences préliminaires de la façon suivante.

Supposons que six personnes participent à ce jeu, bien qu’aucune règle ne limite le nombre des joueurs. Ils prennent place soit en un rang ou, si la pièce est petite, en un demi-cercle ; mais ils ne s’assoient pas très près les uns des autres, pour des raisons que nous considérerons plus tard. Alors, l’hôte ou la personne qui agira en qualité de « brûleur d’encens » prépare un paquet d’encens classé no 1, l’allume dans un encensoir qu’il passe à l’invité occupant la première place[5], en lui disant : « Voici l’encens no 1 ». L’invité reçoit l’encensoir selon l’étiquette gracieuse de règle dans le ko-kwai, il aspire le parfum qui s’en dégage et le passe à son voisin qui le prend de la même façon et le passe au troisième invité, et ainsi de suite. Lorsque l’encensoir a fait le tour des invités, il revient au « brûleur d’encens » ; alors on recommence le même cérémonial pour un paquet de l’encens no 2 et un paquet de l’encens no 3. Mais on ne touche pas à l’encens des invités. Le joueur doit se rappeler les différents parfums des encens essayés, et le moment venu, il est tenu d’identifier l’encens des invités, simplement à son parfum inaccoutumé.

Ainsi, les treize paquets originaux étant réduits à dix, chaque joueur reçoit une série de six petits jetons généralement en laque d’or, et dont chaque série est décorée d’une façon différente. Seuls les dos de ces jetons sont décorés, en général d’un dessin floral quelconque ; ainsi une série sera décorée de chrysanthèmes, une autre de touffes d’iris, une autre encore de fleurs de prunier. Mais sur leur face ces jetons portent des numéros ou des marques, et chaque série comprend trois jetons portant le numéro 1, trois le numéro 2, et trois le numéro 3, et un marqué du caractère signifiant « invité ». Ensuite une boîte appelée « boîte à jetons » est placée devant le premier joueur et tout est prêt pour commencer le jeu proprement dit.

Le « brûleur d’encens » se retire derrière un petit écran et mélange les paquets plats comme s’il battait des cartes : il prend ensuite celui qui se trouve dessus, en prépare les contenus dans l’encensoir, puis, rejoignant les autres joueurs, il le fait passer de main en main. Bien entendu, il n’annonce pas l’espèce d’encens qu’il a employée. Tandis que l’encensoir passe ainsi de l’un à l’autre, chaque joueur après en avoir respiré le parfum, glisse dans la boîte à jetons un jeton portant le numéro qu’il croit correspondre à celui de l’encens qu’il vient de humer. Lorsque l’encensoir a terminé sa ronde, il est remis au « brûleur d’encens », ainsi que la boîte à jetons. Celui-ci enlève les six jetons de la boîte et les enveloppe dans le papier qui contenait l’encens. Les jetons eux-mêmes ne peuvent être confondus, comme chaque joueur se souvient du dessin particulier décorant les siens propres.

Les neuf autres paquets d’encens sont ensuite consumés et jugés de la même manière, suivant l’ordre où ils se trouvent par suite de leur mélange. Lorsque tous les paquets ont été brûlés, les jetons sont sortis de leurs enveloppes, le compte est inscrit et on annonce le vainqueur du championnat.

C’est un véritable tour de force que de deviner correctement les dix encens successivement. Les nerfs olfactifs s’émoussent bien avant la fin du jeu, et il est donc habituel au cours du ko-kwai de se rincer la bouche plusieurs fois avec du vinaigre pur qui restaure en partie la sensibilité de l’odorat.

La valeur de l’encens employé à un Ko-kwai varie, suivant l’importance de la fête, de deux dollars cinquante cents à trente dollars par enveloppe de cent petites pastilles. Parfois il coûte beaucoup plus cher, lorsqu’il contient du ranjatai (aromate dont le parfum se compare à celui du musc mêlé à des fleurs d’orchidées). Mais il y a un certain encens qui n’est jamais vendu, qui est encore beaucoup plus précieux que le ranjatai et que l’on apprécie moins pour sa composition que pour son histoire. Je veux parler de l’encens qui fut rapporté, voici plusieurs siècles, de la Chine ou de l’Inde par les missionnaires bouddhistes, qui le présentèrent à leur retour à certains princes et autres personnages de haut rang. Plusieurs vieux temples japonais comptent parmi leurs possessions les plus précieuses des encens étrangers de cette espèce. Et il arrive très rarement d’employer à des réunions d’encens un tout petit peu de ce précieux produit, de même qu’en Europe, un banquet se trouve couronné en des occasions extraordinaires, par la production d’un vin vieux de plusieurs siècles.

De même que les cérémonies de thé, le Ko-kwai exige l’observation d’une étiquette extrêmement compliquée et ancienne. Mais ceci n’intéresserait guère mes lecteurs ; je me bornerai à énumérer certains des règlements concernant les préparations et les précautions à prendre. Premièrement, il est de rigueur que toute personne invitée à une réunion d’encens doit s’y rendre dans un état aussi inodore que possible : par exemple, une dame doit s’abstenir d’huile à cheveux ou de revêtir une robe conservée dans une armoire parfumée. De plus, l’invité devra se préparer au jeu en prenant un bain chaud très prolongé ; avant d’aller au rendez-vous, ne mangera que la nourriture la plus légère et la plus inodore. Il est interdit de quitter la pièce pendant le jeu, et de se livrer à une conversation futile. Enfin, pendant qu’il juge l’encens, un joueur est tenu à ne pas prendre moins de trois inhalations et pas plus de cinq !

Dans cette ère où l’économie règne suprême, le ko-kwai assume nécessairement une forme beaucoup plus humble qu’à l’époque des grands Daimyos, des abbés princiers et de l’aristocratie militaire. On peut acheter aujourd’hui une boîte complète de tous ustensiles et accessoires indispensables au jeu pour environ cinquante dollars ; mais les matériaux employés sont des plus pauvres. Les anciens accessoires atteignaient parfois un prix fabuleux ; certains valaient des milliers de dollars. Le bureau du brûleur d’encens, la boîte à écrire, la boîte à papier, la boîte à jetons, ainsi que les différents socles ou dai étaient en laque d’or ; les pinces et autres instruments étaient en or, curieusement ouvragés ; et l’encensoir, qu’il fût en métal précieux, en bronze ou en porcelaine, était toujours un chef-d’œuvre portant la signature de quelque artiste renommé.

V

Bien que la signification originale de l’encens dans les cérémonies bouddhistes fût surtout symbolique, il y a de bonnes raisons pour supposer que différentes religions plus anciennes que le Bouddhisme, dont certaines étaient peut-être particulières à la race japonaise, et d’autres sans doute dérivées de la Chine ou de la Corée, influencèrent, dès une époque très reculée, l’usage populaire de l’encens au Japon. On brûle encore de l’encens en présence d’un mort avec l’idée que son parfum protège le cadavre et son âme, nouvellement séparés, contre les démons malveillants ; il est souvent brûlé également par les paysans afin de chasser les lutins et les puissances maléfiques, qui président aux maladies. Mais jadis on l’employait pour appeler les esprits aussi bien que pour les bannir. On trouve des allusions à cet emploi au cours de certains rites étranges dans quelques-uns des anciens drames et romans. Une espèce particulière d’encens qui fut, soi-disant, importée de Chine, avait, dit-on, le pouvoir d’évoquer les esprits humains. C’est à cet « encens sorcier » qu’il est fait allusion dans, d’anciennes chansons d’amour comme la suivante :

J’ai entendu parler de cet encens magique qui évoque les âmes des absents ;

Que n’en ai-je pour brûler pendant mes longues nuits d’attente solitaire ?

Le livre chinois, Shang-hai-king, contient une allusion intéressante à cet encens. Il s’appelait Fwan-hwan-hiang (Hangon-ko selon la prononciation japonaise), ou « encens qui rappelle les Esprits », et il était fabriqué à Tso-Chau, dans la Région des Ancêtres près de la mer orientale. Et afin d’évoquer le fantôme d’un mort, ou même, selon d’anciens témoignages, l’esprit d’un vivant, il suffisait d’enflammer un peu de cet encens tout en prononçant certaines paroles et en gardant la pensée fixée sur le souvenir de la personne qu’on désirait revoir. Ensuite, on voyait apparaître dans la fumée de l’encens le visage et la forme bien connus de la personne souhaitée.

Dans plusieurs vieux livres japonais et chinois, on parle d’une histoire célèbre se rapportant à cet encens, une histoire sur l’Empereur chinois Wu, de la dynastie de Han. Lorsque l’Empereur eut perdu la Dame Li, sa belle favorite, il eut tant de douleur qu’on éprouva des craintes pour sa raison. Mais tous les efforts pour le distraire de ses souvenirs furent inutiles. Un jour, il ordonna qu’on lui donnât cet Encens qui évoque les Esprits, afin qu’il pût la rappeler de parmi les morts. Ses conseillers l’implorèrent de renoncer à cette résolution, en déclarant que la vision de la bien-aimée ne pourrait qu’aviver son chagrin encore davantage. Mais il ne tint pas compte de leur avis, et il accomplit lui-même le rite ; il alluma l’encens et garda sa pensée fixée sur le souvenir de la Dame Li. Bientôt dans l’épaisse fumée bleue qui s’élevait de l’encensoir se définit le contour d’une forme féminine qui prit les tons de la vie, et devint lentement lumineuse. Et l’Empereur reconnut la forme de sa bien-aimée. Au début l’apparition était très floue, mais elle devint peu à peu aussi distincte qu’une personne vivante, et paraissait devenir toujours plus belle. L’Empereur adressa en murmurant quelques paroles à la vision, mais il ne reçut pas de réponse. Puis il l’appela à haute voix, mais la présence ne fit aucun geste. Alors, dans l’impossibilité de se dominer davantage, il s’approcha de l’encensoir. Mais à l’instant même où il toucha la fumée, le fantôme frissonna et disparut.

Les légendes du Hangon-ko inspirent encore parfois les artistes japonais. Je vis un jour à Tokyo le tableau d’une jeune épouse agenouillée devant l’alcôve où la fumée de l’encens magique assumait la forme du mari absent[6].

Bien qu’il n’y ait qu’une espèce d’encens qui possède le pouvoir de rendre visibles les formes des morts, la fumée de n’importe quel encens appelle, dit-on, des multitudes d’esprits invisibles. Ceux-ci viennent dévorer la fumée. Ils s’appellent Jiki-kô-ki ou « lutins mangeurs d’encens », et ils appartiennent à la quatorzième des trente-six classes de Gaki (prétas) reconnus par le Bouddhisme Japonais. Ce sont les fantômes d’hommes qui jadis fabriquèrent ou vendirent du mauvais encens afin de gagner plus d’argent. Et par le mauvais Karma que déchaîne cette action, ils se retrouvent dans la forme d’esprits affamés qui sont contraints de chercher leur seule nourriture dans la fumée d’encens.

 Petite Histoire des Prêtres

 La Louange des Observations Pieuses.

 Par silâ s’entend l’observation des règles de pureté dans les actes et les pensées. Dyâna (appelé Zensho par les bouddhistes japonais) est une des formes les plus élevées de la méditation.

 Les jeunes filles sont encore instruites dans l’art d’arranger les fleurs et l’étiquette du cha-no-yu raffiné, mais quelque peu fastidieux. Depuis longtemps les prêtres bouddhistes jouissent d’une réputation comme professeurs de cette cérémonie. Lorsque l’élève est parvenue à une extrême adresse, elle reçoit un diplôme ou certificat. Le thé qui est employé dans ces cérémonies est un thé en poudre d’un parfum remarquable, et les meilleures qualités atteignent des prix très élevés.

 Les places occupées par les invités dans une zashiki, ou salle de réception japonaise, sont numérotées à partir de l’alcôve de l’appartement. La place d’honneur se trouve immédiatement devant l’alcôve : c’est la première place. Les autres sont numérotées ensuite en partant en général de la gauche.

 Parmi les curieuses inventions de Tokyo de 1898, se trouvait une nouvelle espèce de cigarette appelée Hangon-so, ou « l’Herbe de Hangon », nom qui suggérait que leur fumée avait le même pouvoir que l’encens évocateur d’esprits. En fait, l’action chimique de la fumée du tabac définissait, sur un bout de papier fixé au bout de chaque cigarette, l’image photographique d’une danseuse.