I.
Comme le soir tombait sur la bataille encore indécise laissant l’armée russe en une position vraiment critique, le général prince Rouknine, qui commandait l’aile gauche, se sentant tourné par l’ennemi, donna aux quelques Cosaques qui lui restaient l’ordre de charger.
Il ne s’agissait de rien moins que de déloger deux mille Turcs fortement établis dans le village de Karkow avec des batteries d’artillerie; il fallait absolument que les Russes pussent les chasser de là, s’ils ne voulaient pas se trouver enveloppés….
Cela était nécessaire pour que l’issue du combat changeât et que la marche en avant sur Plewna pût être continuée.
Mais la tentative était d’autant plus difficile que les soldats qui occupaient Karkow faisaient tous partie de la garde particulière du Sultan, et c’étaient de grands diables d’hommes de six pieds de haut, qui ne s’étonnaient de rien, n’avaient peur de rien et avaient pour principe de ne jamais laisser un ennemi à terre sans lui tracer dans le dos, à coups de poignard, le croissant rouge de Mahomet.
Le prince Rouknine savait cela.
Aussi, lorsqu’il se décida à envoyer contre eux ses cinq cents derniers Cosaques, tout ce qui lui restait de son fameux régiment de l’Oural, il comprit qu’il les envoyait à la mort et que pas un ne reviendrait….
Il fit appeler leur capitaine, un beau blond avec des yeux très bleus, qui se nommait Serge Frithiof et qui n’avait pas plus de vingt-cinq ans.
Froidement il lui dit:
—Monsieur, vous allez avoir l’honneur de charger. Vous lancerez vos chevaux à toute vitesse sur le village de Karkow, que l’infanterie ennemie occupe en ce moment. Si vous arrivez à enlever la position, la trouée sera faite et notre armée sera sauvée. Mais vous vous battrez dans la proportion de un contre quatre et c’est pour la plupart d’entre vous la mort certaine. Si Karkow est repris et si le passage est libre grâce à vous, vous ferez résonner la cloche de l’église, et je serai prévenu. Si aucun son ne tinte dans les airs, c’est que l’armée russe doit succomber et que pas un de vous ne sera vivant.
Le capitaine abaissa lentement son sabre en signe d’acquiescement.
C’était un rude soldat que ce Serge Frithiof, malgré son regard doux comme un regard de femme.
Puis, à mi-voix, il murmura ces simples mots:
—La cloche sonnera!
II.
Les boulets pleuvaient tout autour des Cosaques, dont les chevaux se cabraient furieux, l’écume aux dents.
Serge Frithiof leva le bras.
Une clameur sauvage retentit, et la masse sombre des cavaliers s’ébranla au grand galop pour traverser le ravin de Karkow.
Ils étaient effrayants, ces géants courbés sur leurs selles, la lance en avant; selon les ordres du capitaine, ils avaient tout de suite cessé leurs cris rauques et l’on n’entendait plus que le bruit sourd et formidable du galop des chevaux.
Quand les soldats de la Garde turque virent arriver cet ouragan, les plus hardis d’entre eux, ceux-là qui ignoraient même qu’on pût trembler, eurent un frisson.
Le choc fut épouvantable. Chaque coup de sabre tranchait une tête, chaque coup de fusil abattait son homme. Et il y avait des ruisseaux de sang le long des maisons.
Mais les Cosaques étaient décimés.
Sentant, néanmoins, ses troupes ébranlées, le général turc leur fit effectuer un mouvement en arrière qui dégageait le village; puis, confiant dans la supériorité du nombre, il leur fit prendre position à un kilomètre de là, près d’une ferme abandonnée, d’où l’artillerie pourrait tirer.
Karkow était pris, mais la trouée n’était pas faite!
Serge Frithiof blêmit de rage: il aurait voulu être tué, vraiment, et voilà que la mort l’épargnait.
—L’armée peut être sauvée par vous! avait dit le général prince Rouknine.
Coûte que coûte, il fallait donc continuer cette charge folle qui venait de faire reculer l’ennemi; mais comment, puisque l’escadron était réduit à quelques cavaliers?…
Le capitaine rassembla ses Cosaques sur la grande place de Karkow et les compta. Ils étaient soixante à peine. Plus de quatre cents cadavres jonchaient les rues du village, à côté des cadavres turcs.
Les chevaux, sans cavaliers, erraient par troupes, docilement. Peu d’entre eux avaient été touchés, car toutes les balles, bien dirigées, avaient frappé les hommes en pleine poitrine. Et il n’y avait que des morts à terre, les soldats du Sultan n’ayant pas oublié le croissant sanglant de Mahomet.
Le soir tombait; des lueurs roses éclairaient doucement l’horrible spectacle, des lueurs qui se mouraient sur le champ de bataille qui allait être un champ de déroute.
Serge restait silencieux, très sombre.
Il avait au cœur une colère folle, un désespoir d’être là, impuissant contre un ennemi qu’il avait vaincu cependant. Soudain, une pensée traversa son cerveau, une pensée fantastique. Il passa la main sur son front, comme s’il voulait en chasser un cauchemar. Ses yeux très bleus avaient un reflet singulier, et tout bas il murmura:
—Nous allons continuer la charge!
Se tournant vers ses hommes, il ajouta:
—Vous irez ramasser tous les morts qui sont tombés dans le village et vous arrêterez les chevaux errants, puis vous remettrez en selle les corps, solidement attachés sur les chevaux avec la courroie des lances.
Un frisson parcourut les rangs.
Que voulait le capitaine? Il devenait fou! Mettre en selle des cadavres, profaner le repos des soldats tués à l’ennemi! Il y eut un moment d’hésitation.
—Faites! répéta l’officier froidement.
Les Cosaques obéirent.
Il leur fut facile de ramener les chevaux qui se groupaient ensemble, par habitude, et d’une main vigoureuse ils soulevèrent les cadavres sanglants pour les dresser sur les étriers.
La scène était terrible, et ces hommes qui, tout à l’heure, avaient montré tant de courage, devenaient blêmes en accomplissant l’affreuse besogne.
—A cheval, vous autres! cria Serge Frithiof, une fois qu’il eut vu reformé son ancien escadron, un escadron de soldats qui ne vivaient plus.
Les soixante Cosaques, les mains rouges de sang, vinrent reprendre leur place, en tête des rangs.
—Nous allons charger une seconde fois! dit le capitaine.
—Y penses-tu, petit père? fit l’un des Cosaques; avec de pareils cavaliers!
Partons en tête, répondit l’officier; leurs chevaux suivront les nôtres!
III.
L’escadron s’ébranla, et, sur le chemin en pente qui descendait de Karkow vers la ferme où était l’ennemi, la charge recommença.
Les Turcs, qui avaient vu tomber sous leurs coups la plupart des soldats russes, se croyaient tranquilles maintenant, et ils furent étrangement surpris lorsqu’ils entendirent à nouveau le bruit de cette chevauchée qui approchait.
Au cri d’alarme des sentinelles, ils se déployèrent en bataille et firent feu sur toute la ligne.
Quarante Cosaques roulèrent à terre: c’étaient ceux des premiers rangs, ceux qui vivaient!
Pendant ce temps, les autres continuaient de charger, invulnérables!
Le capitaine Serge brandissait son sabre au-dessus des têtes, et les chevaux, emballés maintenant, galopaient avec une effroyable vitesse.
Les soldats turcs ne concevaient point ce qui se passait. D’où pouvait venir cet escadron? Quels étaient ces démons qui recevaient les balles sans broncher, courbés très bas sur leurs selles, sans une parole, sans un cri?
En cette nuit tombante, cette charge était comme une course des légendes héroïques; on ne distinguait pas le nombre des chevaux, et l’on pouvait croire que c’était toute la cavalerie russe, toute une armée fantôme qui arrivait!
Les premiers rangs d’infanterie fléchirent, les autres ne tardèrent pas à reculer, et, comprenant tout à coup, se rendant compte, les Turcs abandonnèrent leurs armes en s’enfuyant.
Ce fut alors une épouvantable débâcle.
La position était enlevée, et le passage devenait libre enfin.
Serge Frithiof, qui avait été encore épargné par les balles, se retourna et vit que son escadron était là, presque entier, dans son ordre habituel, tant les chevaux étaient dociles; les rudes bêtes s’étaient toutes arrêtées derrière lui, quand il avait crié: “Halte!” et elles restaient maintenant immobiles, tête basse, couvertes d’écume.
La plupart de leurs cavaliers étaient demeurés en selle, car les courroies des lances étaient solides.
Et quelques instants après, dans la nuit, la cloche du village sonna, tintant le glas….
IV.
La victoire était possible, certaine même, puisque la trouée avait été faite sous la charge héroïque et que les Turcs abandonnaient leurs positions.
Le général prince Rouknine, en entendant la cloche, se découvrit, comprenant que ses fidèles Cosaques s’étaient bien battus, se sacrifiant pour sauver le reste de l’armée.
Et cet homme qui, dans sa longue vie avait vu tant de combats et d’exploits, pleura.
Avec son état-major, il se porta au galop du côté de Karkow, mais il avait le cœur serré, craignant de voir à terre tous ses beaux Cosaques,—et sa joie de vaincre était mêlée de douleur!
Il déboucha sur la grande place du village.
Quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir soudain, rangées en bataille, comme pour la parade, les lignes noires de l’escadron!
Ils étaient bien trois cents cavaliers environ, le capitaine Serge Frithiof à leur tête.
La nuit était venue; mais il faisait un clair de lune magnifique, un de ces admirables clairs de lune d’Orient qui donnent aux choses des reflets étranges.
Le capitaine Serge s’avança à la rencontre du général.
—Karkow est libre! fit-il en saluant du sabre.
—Vous avez donc pu charger? demanda le prince.
—Deux fois de suite, car il a fallu chasser l’ennemi d’une ferme où il s’était retranché!
—Et vous avez eu beaucoup d’hommes tués, capitaine?
—Tous mes hommes!
En disant ces mots, Serge Frithiof se redressa.
—Mais alors, demanda le prince Rouknine, quels soldats sont donc là, debout sur leurs chevaux?
—Nos braves Cosaques, héroïques jusque dans la mort!
Le prince Rouknine s’approcha et il vit, penchées sur le cou des chevaux, éclairées par la lumière blafarde de la lune, les têtes mortes qui se balançaient aux mouvements des montures.