DANS la petite commune de Nançay, en Sologne, vivait un brave homme du nom d’Olivier Folichon. Il y vivait sans rien faire, d’une pension de neuf cents francs que lui servait le gouvernement. Cette double qualité de retraité et de bourgeois sans métier lui avait d’emblée conquis le respect. A la campagne, si médiocre que soit votre revenu, du moment que vous n’exercez aucun emploi, que vous ne travaillez pas à la terre et que vous émargez à titre d’ancien fonctionnaire, vous attirez l’attention et commandez l’estime.
Dans les premiers temps, Folichon restait à l’écart et ne fréquentait personne. Il demeurait confiné dans la masure que lui avait louée Mme Crétu, épicière-mercière-aubergiste, sans chercher à pénétrer dans ce milieu villageois hermétiquement fermé à quiconque n’est pas du pays. Tout étranger, à plus forte raison tout Parisien, y est considéré comme un intrus dangereux. Allez dire aux Solognots qu’un Parisien est leur compatriote: s’ils ne vous répondent pas que vous mentez, c’est qu’ils n’oseront pas; mais soyez sûrs qu’ils le pensent. Seule, votre inscription sur la feuille des retraites a chance de vous protéger contre l’ostracisme traditionnel.
Donc, à son arrivée, le nouvel habitant servait de sujet de conversation aux clients de l’auberge.
—Quel est donc cet homme-là? demandait l’un.
—Je ne sais point, répondait un autre.
—Ce sont de ces gens qu’on ignore d’où ça vient, qui arrivent chez nous sans rien dire, et puis on apprend après qu’il s’est passé des choses….
Mais la mère Crétu piaillait:
—Qu’est-ce que vous dites, Sosthènes? Le connaissez-vous, ou ne le connaissez-vous pas, cet homme-là?
—Quant à dire que je ne le connais pas, je le connais, puisque je l’ai vu; mais maintenant pour dire que je le connais autrement, je ne le connais point….
—Alors, ce sont des méchancetés…. Ce n’est pas un gars comme vous, bien sûr, qui n’a jamais su faire grand’chose; c’est un homme éduqué, qui s’appelle M. Folichon et qui était fonctionnaire à Paris; la preuve, c’est que l’instituteur qui tient les écritures à la mairie me l’a dit, et que le gouvernement lui fait des rentes; il ne faut pas voir partout des malintentionnés.
Elle ajouta, comme argument décisif:
—C’est un homme bien honnête qui m’a payé ma location sans marchander, et qui porte un ruban tricolore à sa boutonnière….
—Pour ça, sûr, c’est vrai, fit un consommateur. Je l’ai vu ce matin, et je lui ai dit bonjour, et il a même ôté son chapeau….
—Là! Vous voyez, s’écria la mère Crétu, que c’est un brave homme?…
Sosthènes se défendit. Si M. Folichon portait un ruban, dame! ce n’était pas le premier venu. Seulement, il fallait connaître les gens. A présent qu’on l’avait renseigné, ça lui suffisait et il n’avait pas de raisons de lui en vouloir.
—Et pas fier! reprit celui qui avait vu le ruban tricolore. Il répond au salut de tout le monde….
—Mais, demande encore Sosthènes, qu’est-ce que c’est que cette décoration-là?
Après une minute de silence embarrassé, la voix de la mère Crétu glapit de nouveau:
—Ça se donne à ceux qui ont sauvé le drapeau….
Dans le fond, un vieux de la vieille se leva, ôta son bonnet. Puis tous se découvrirent l’un et l’autre.
Olivier Folichon pouvait dès lors circuler dans le bourg; il ne devait plus récolter que des hommages et des marques d’amitié. A partir de ce jour, quand il entrait à l’auberge boire un coup chez sa propriétaire, les langues s’arrêtaient, les verres s’immobilisaient dans les mains, les visages prenaient un air recueilli, comme à l’église au moment de l’élévation, et personne ne buvait avant que le sauveur du drapeau n’eût donné le signal en disant:
—A la vôtre, messieurs!…
La considération dont il se sentait entouré finit par le gonfler d’estime pour lui-même. Il ne marchait plus comme auparavant; ses pas étaient mesurés, majestueux; sa tête se relevait de noble façon. Et sa modestie disparue ne s’étonnait point des hommages qu’elle attribuait au simple sentiment de la justice.
Il devenait la curiosité de Nançay. On en parlait comme on parle d’un monument historique, et le village s’enorgueillissait de le posséder. Quand des touristes, des bicyclistes passaient et demandaient à la mère Crétu s’il y avait, dans la localité, quelque ruine à visiter, quelque vieux moellon à gratter:
—Non, répondait-elle, mais nous avons ici M. Folichon, celui qui a sauvé deux drapeaux….
Ce qui ajoutait un rayon de plus au glorieux souvenir évoqué et consacré par le ruban tricolore, c’était l’espèce de mystère qui planait sur le fait d’armes d’antan. Chaque fois que la curiosité avait essayé d’y toucher:
—Laissez donc! interrompait Folichon. Cela ne vaut pas la peine qu’on en parle; j’ai fait mon devoir, ni plus ni moins….
Et les Solognots, bien que déçus, n’en admiraient que davantage leur héros. Sa réputation, franchissant l’enceinte du bourg, était parvenue jusqu’au château des Ebéniers où résidait, pendant les chasses, le comte Oscar de la Nèfle, gentilhomme périgourdin, hospitalier et sans morgue, quoiqu’il se vantât sans sourire de porter un des plus beaux noms de France.
Les nobles oreilles du comte avaient recueilli quelques vagues rumeurs au sujet du pensionné de l’Etat, et il s’était enquis auprès de son garde-chef, pour supplément d’édification.
—C’est, dit le garde sans hésiter, un ancien militaire qui touche une rente du ministre de la Guerre, pour avoir sauvé son régiment en 70….
—Palsembleu! s’exclama le comte qui avait lu Ponson du Terrail et le relisait encore, allez de ce pas me quérir ce preux capitaine et lui dire qu’il me tarde grandement de lui donner l’accolade….
Folichon fut admis à l’honneur de toucher la main du dernier des Nèfles.
—Contez-moi donc, mon brave, en quelle occurrence vous sauvâtes…
—Oh! monsieur le comte, cela ne vaut pas la peine qu’on en parle; j’ai fait mon devoir, ni plus ni moins….
Le comte Oscar n’insista point, par discrétion, et garda la meilleure impression de l’entrevue. Et il répétait à chacun de ses invités:
—Voilà un homme vraiment brave, vraiment modeste…. Il ne m’a pas dit un mot de son acte d’héroïsme. Saluons-le, messeigneurs, car la race de ces gens-là va s’éteignant….
Le châtelain cessa de l’appeler “le père Folichon” et lui donna du “Monsieur” gros comme le bras. Il se constitua son panégyriste; il raconta partout la légende du régiment arraché au désastre, légende sortie toute radieuse de son cerveau. A Paris, tous ses amis connurent par le détail l’histoire du 38e dragons, miraculeusement soustrait à la boucherie, et pour les décider à venir se raser aux Ebéniers, il leur promettait la vue du héros en chair et en os. Peu à peu, sous l’effort de l’imagination gasconne, il s’écrivit en la mémoire de toute une bande de hobereaux, qui la propageaient fièrement chez leurs fermiers et parmi la valetaille, une page nouvelle et consolante à intercaler dans l’épopée de nos défaites. Le Périgord entier s’enthousiasma pour les prouesses de celui qu’il nommait Olivier, comme il eût dit Bayard. Et le jour vint où la légende, retour du Midi, s’implanta dans les pays de Vierzon, de Romorantin, de Sancerre, de Saint-Amand et de Bourges, légende définitive dans laquelle Folichon, tout seul, délivrait un corps d’armée et manquait de capturer l’empereur d’Allemagne.
Il n’y eut bientôt qu’un cri dans le Cher, justement en proie aux ardeurs d’une campagne électorale: “Comment une République qui se respecte se croit-elle quitte envers le plus dévoué de ses enfants, en lui accordant une simple médaille de sauvetage?” Ce fut un tollé de réprobation générale. Chacun des candidats, en un style approprié, prit Folichon pour tremplin. Chacun jura d’employer son influence à le faire décorer de la Légion d’honneur. Le rallié et le conservateur s’y engagèrent solennellement dans leur profession de foi.
Cependant le radical, qui ne semblait pas disposer de la Grande-Chancellerie, s’avisa de tirer au clair les titres du vieux combattant devenu sa bête noire. Il n’eut pas de peine à voir aboutir sa petite enquête, et un beau matin on put lire, dans les quarante-trois communes de sa circonscription, un placard libellé en ces termes:
“Le nommé Folichon (Olivier), autour duquel la réaction mène un tel tapage, est un ancien employé de l’octroi de Paris, retraité et pensionné après trente ans de loyaux services.
“Etant d’inspection réglementaire quai de Bercy, le 7 juillet 1875, à deux heures de relevée, il aperçut un ivrogne, lequel, étendu à plat ventre, les lèvres à fleur d’eau, cherchait à boire. Il l’a tiré par les pieds, ramené au poste et fait dégorger tout son saoul.
“A cette occasion, sur un rapport motivé, le nommé Folichon (Olivier) s’est vu décerner la médaille de sauvetage, dont il porte le ruban à l’heure qu’il est.”
Ceux de Nançay n’en pouvaient croire leurs yeux.
—Alors, c’est la vérité, ce qu’il y a d’écrit sur l’affiche? interrogea la mère Crétu dont la voix tremblait.
—Mais oui, répondit le foudre de guerre qui avait failli prendre au collet l’empereur d’Allemagne.
Et, toujours modeste, il ajouta:
—Est-ce que je vous ai jamais dit le contraire?