Histoire d’un casse-noisette

capitre I

LE PARRAIN DROSSELMAYER.

Conte de Alexandre Dumas

PRÉFACE

Où il est expliqué comment l’auteur fut contraint de ra-conter l’histoire du Casse-Noisette de Nuremberg.

Il y avait une grande soirée d’enfants chez mon ami le comte de M.…, et j’avais contribué, pour ma part, à grossir la bruyante et joyeuse réunion en y conduisant ma fille.

Il est vrai qu’au bout d’une demi-heure, pendant laquelle j’avais paternellement assisté à quatre ou cinq parties successives de colin-maillard, de main chaude et de toi-lette de madame, la tête tant soit peu brisée du sabbat que faisaient une vingtaine de charmants petits démons de huit à dix ans, lesquels criaient à qui mieux mieux, je m’esquivais du salon et me mettais à la recherche de certain boudoir de ma connaissance, bien sourd et bien retiré, dans lequel je comptais reprendre tout doucement le fil de mes idées interrompues.

J’avais opéré ma retraite avec autant d’adresse que de bonheur, me soustrayant non seulement aux regards des jeunes invités, ce qui n’était pas bien difficile, vu la grande attention qu’ils donnaient à leurs jeux, mais en-core à ceux des parents, ce qui était une bien autre af-faire. J’avais atteint le boudoir tant désiré, lorsque je m’aperçus, en y entrant, qu’il était momentanément transformé en réfectoire, et que des buffets gigan-tesques y étaient dressés tout chargés de pâtisseries et de rafraîchissements. Or, comme ces préparatifs gast-ronomiques m’étaient une nouvelle garantie que je ne serais pas dérangé avant l’heure du souper, puisque le susdit boudoir était réservé à la collation, j’avisai un énorme fauteuil à la Voltaire, une véritable bergère Louis XV à dossier rembourré et à bras arrondis, une pares-seuse, comme on dit en Italie, ce pays des véritables pa-resseux, et je m’y accommodai voluptueusement, tout ravi à cette idée que j’allais passer une heure seul en tête à tête avec mes pensées, chose si précieuse au mi-lieu de ce tourbillon dans lequel, nous autres vassaux du public, nous sommes incessamment entraînés.

Aussi soit fatigue, soit manque d’habitude, soit résultat d’un bien-être si rare, au bout de dix minutes de médita-tion, j’étais profondément endormi.

Je ne sais depuis combien de temps j’avais perdu le sentiment de ce qui se passait autour de moi, lorsque tout à coup je fus tiré de mon sommeil par de bruyants éclats de rire. J’ouvris de grands yeux hagards qui ne vi-rent au-dessus d’eux qu’un charmant plafond de Bouc-her, tout semé d’Amours et de colombes, et j’essayai de me lever; mais l’effort fut infructueux, j’étais attaché à mon fauteuil avec non moins de solidité que l’était Gulli-ver sur le rivage de Lilliput.

Je compris à l’instant même le désavantage de ma posi-tion; j’avais été surpris sur le territoire ennemi, et j’étais prisonnier de guerre.

Ce qu’il y avait de mieux à faire dans ma situation, c’était d’en prendre bravement mon parti et de traiter à l’amiable de ma liberté.

Ma première proposition fut de conduire le lendemain mes vainqueurs chez Félix, et de mettre toute sa boutique à leur disposition. Malheureusement le moment était mal choisi, je parlais à un auditoire qui m’écoutait la bouche bourrée de babas et les mains pleines de petits pâtés.

Ma proposition fut donc honteusement repoussée.

J’offris de réunir le lendemain toute l’honorable société dans un jardin au choix, et d’y tirer un feu d’artifice com-posé d’un nombre de soleils et de chandelles romaines qui serait fixé par les spectateurs eux-mêmes.

Cette offre eut assez de succès près des petits garçons; mais les petites filles s’y opposèrent formellement, déclarant qu’elles avaient horriblement peur des feux d’artifice, que leurs nerfs ne pouvaient supporter le bruit des pétards, et que l’odeur de la poudre les incommo-dait.

J’allais ouvrir un troisième avis, lorsque j’entendis une petite voix flûtée qui glissait tout bas à l’oreille de ses compagnes ces mots qui me firent frémir :

— Dites à papa, qui fait des histoires, de nous raconter un joli conte.

Je voulus protester; mais à l’instant même ma voix fut couverte par ces cris :

— Ah ! oui, un conte, un joli conte; nous voulons un con-te.

— Mais, mes enfants, criai-je de toutes mes forces, vous me demandez la chose la plus difficile qu’il y ait au mon-de : un conte ! comme vous y allez. Demandez-moi l’Iliade, demandez-moi l’Énéide, demandez-moi la Jérusalem délivrée, et je passerai encore par là; mais un conte ! Peste ! Perrault est un bien autre homme qu’Homère, que Virgile et que le Tasse, et le Petit Po-ucet une création bien autrement originale qu’Achille, Turnus ou Renaud.

— Nous ne voulons point de poème épique, crièrent les enfants tout d’une voix, nous voulons un conte !

— Mes chers enfants, si…

— Il n’y a pas de si; nous voulons un conte !

— Mais, mes petits amis…

— Il n’y a pas de mais; nous voulons un conte ! nous voulons un conte ! nous voulons un conte ! reprirent en chœur toutes les voix, avec un accent qui n’admettait pas de réplique.

— Eh bien, donc, repris-je en soupirant va pour un con-te.

— Ah ! c’est bien heureux ! dirent mes persécuteurs.

— Mais je vous préviens d’une chose, c’est que le conte que je vais vous raconter n’est pas de moi.

— Qu’est-ce que cela nous fait, pourvu qu’il nous amu-se?

J’avoue que je fus un peu humilié du peu d’insistance que mettait mon auditoire à avoir une œuvre originale.

— Et de qui est-il, votre conte, Monsieur ! dit une petite voix appartenant sans doute à une organisation plus cu-rieuse que les autres.

— Il est d’Hoffmann, mademoiselle. Connaissez-vous Hoffmann ?

— Non, monsieur, je ne le connais pas.

— Et comment s’appelle-t-il, ton conte ? demanda, du ton d’un gaillard qui sent qu’il a le droit d’interroger, le fils du maître de la maison.

— Le Casse-Noisette de Nuremberg, répondis-je en tou-te humilité. Le titre vous convient-il, mon cher Henri ?

— Hum ! ça ne promet pas grand-chose de beau, ce tit-re-là. Mais n’importe, va toujours; si tu nous ennuies, nous t’arrêterons et tu nous en diras un autre, et ainsi de suite, je t’en préviens, jusqu’à ce que tu nous en dises un qui nous amuse.

— Un instant, un instant; je ne prends pas cet enga-gement-là. Si vous étiez de grandes personnes, à la bonne heure.

— Voilà pourtant nos conditions, sinon, prisonnier à perpétuité.

— Mon cher Henri, vous êtes un enfant charmant, élevé à ravir, et cela m’étonnera fort si vous ne devenez pas un jour un homme d’État très distingué; déliez-moi, et je ferai tout ce que vous voudrez.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur.

Au même instant, je sentis les mille fils qui me retenaient se détendre; chacun avait mis la main à l’œuvre de ma délivrance, et au bout d’une demi-minute, j’étais rendu à la liberté.

Or, comme il faut tenir sa parole, même quand elle est donnée à des enfants, j’invitai mes auditeurs à s’asseoir commodément, afin qu’ils pussent passer sans douleur de l’audition au sommeil, et, quand chacun eut pris sa place, je commençai ainsi :

LE PARRAIN DROSSELMAYER.

Il y avait une fois, dans la ville de Nuremberg, un prési-dent fort considéré qu’on appelait M. le président Silber-haus, ce qui veut dire maison d’argent.

Ce président avait un fils et une fille.

Le fils, âgé de neuf ans, s’appelait Fritz.

La fille, âgée de sept ans et demi, s’appelait Marie.

C’étaient deux jolis enfants, mais si différents de ca-ractère et de visage, qu’on n’eût jamais cru que c’étaient le frère et la sœur.

Fritz était un bon gros garçon, joufflu, rodomont, espièg-le, frappant du pied à la moindre contrariété, convaincu que toutes les choses de ce monde étaient créées pour servir à son amusement ou subir son caprice, et demeu-rant dans cette conviction jusqu’au moment où le docteur impatienté de ses cris et de ses pleurs, ou de ses trépignements, sortait de son cabinet, et, levant l’index de la main droite à la hauteur de son sourcil froncé, disait ces seules paroles :

— Monsieur Fritz !…

Alors Fritz se sentait pris d’une énorme envie de rentrer sous terre.

Quant à sa mère, il va sans dire qu’à quelque hauteur qu’elle levât le doigt ou même la main, Fritz n’y faisait aucune attention.

Sa sœur Marie, tout au contraire, était une frêle et pâle enfant, aux longs cheveux bouclés naturellement et tombant sur ses petites épaules blanches, comme une gerbe d’or mobile et rayonnante sur un vase d’albâtre. Elle était modeste, douce, affable, miséricordieuse à tou-tes les douleurs, même à celles de ses poupées; obéis-sante au premier signe de madame la présidente, et ne donnant jamais un démenti même à sa gouvernante, mademoiselle Trudchen; ce qui fait que Marie était adorée de tout le monde.

Or, le 24 décembre de l’année 17… était arrivé. Vous n’ignorez pas, mes petits amis, que le 24 décembre est la veille de la Noël, c’est-à-dire du jour où l’enfant Jésus est né dans une crèche, entre un âne et un bœuf. Main-tenant, je vais vous expliquer une chose.

Les plus ignorants d’entre vous ont entendu dire que chaque pays a ses habitudes, n’est-ce pas ? et les plus instruits savent sans doute déjà que Nuremberg est une ville d’Allemagne fort renommée pour ses joujoux, ses poupées et ses polichinelles, dont elle envoie de pleines caisses dans tous les autres pays du monde; ce qui fait que les enfants de Nuremberg doivent être les plus heu-reux enfants de la terre, à moins qu’ils ne soient comme les habitants d’Ostende, qui n’ont des huîtres que pour les regarder passer.

Donc, l’Allemagne, étant un autre pays que la France, a d’autres habitudes qu’elle. En France, le premier jour de l’an est le jour des étrennes, ce qui fait que beaucoup de gens désireraient fort que l’année commençât toujours par le 2 janvier. Mais, en Allemagne, le jour des étren-nes est le 24 décembre, c’est-à-dire la veille de la Noël. Il y a plus, les étrennes se donnent, de l’autre côté du Rhin, d’une façon toute particulière : on plante dans le salon un grand arbre, on le place au milieu d’une table, et à toutes ses branches on suspend les joujoux que l’on veut donner aux enfants; ce qui ne peut pas tenir sur les branches, on le met sur la table; puis on dit aux enfants que c’est le bon petit Jésus qui leur envoie leur part des présents qu’il a reçus des trois rois mages, et, en cela, on ne leur fait qu’un demi-mensonge, car, vous le savez, c’est de Jésus que nous viennent tous les biens de ce monde.

Je n’ai pas besoin de vous dire que, parmi les enfants favorisés de Nuremberg, c’est-à-dire parmi ceux qui à la Noël recevaient le plus de joujoux de toutes façons, étaient les enfants du président Silberhaus; car, outre leur père et leur mère qui les adoraient, ils avaient enco-re un parrain qui les adorait aussi et qu’ils appelaient parrain Drosselmayer.

Il faut que je vous fasse en deux mots le portrait de cet illustre personnage, qui tenait dans la ville de Nurem-berg une place presque aussi distinguée que celle du président Silberhaus.

Parrain Drosselmayer, conseiller de médecine, n’était pas un joli garçon le moins du monde, tant s’en faut. C’était un grand homme sec, de cinq pieds huit pouces, qui se tenait fort voûté, ce qui faisait que, malgré ses longues jambes, il pouvait ramasser son mouchoir, s’il tombait à terre, presque sans se baisser. Il avait le visa-ge ridé comme une pomme de reinette sur laquelle a passé la gelée d’avril. À la place de son œil droit était un grand emplâtre noir; il était parfaitement chauve, incon-vénient auquel il parait en portant une perruque gazon-nante et frisée, qui était un fort ingénieux morceau de sa composition fait en verre filé; ce qui le forçait, par égard pour ce respectable couvre-chef, de porter sans cesse son chapeau sous le bras. Au reste, l’œil qui lui restait était vif et brillant, et semblait faire non seulement sa be-sogne, mais celle de son camarade absent, tant il roulait rapidement autour d’une chambre dont parrain Drossel-mayer désirait d’un seul regard embrasser tous les déta-ils, ou s’arrêtait fixement sur, les gens dont il voulait connaître les plus profondes pensées.

Or, le parrain Drosselmayer qui, ainsi que nous l’avons dit, était conseiller de médecine, au lieu de s’occuper, comme la plupart de ses confrères, à tuer correctement, et selon les règles, les gens vivants, n’était préoccupé que de rendre, au contraire, la vie aux choses mortes, c’est-à-dire qu’à force d’étudier le corps des hommes et des animaux, il était arrivé à connaître tous les ressorts de la machine, si bien qu’il fabriquait des hommes qui marchaient, qui saluaient, qui faisaient des armes; des dames qui dansaient, qui jouaient du clavecin, de la har-pe et de la viole; des chiens qui couraient, qui rappor-taient et qui aboyaient; des oiseaux qui volaient, qui sautaient et qui chantaient; des poissons qui nageaient et qui mangeaient. Enfin, il en était même venu à faire prononcer aux poupées et aux polichinelles quelques mots peu compliqués, il est vrai, comme papa, maman, dada; seulement, c’était d’une voix monotone et criarde qui attristait, parce qu’on sentait bien que tout cela était le résultat d’une combinaison automatique, et qu’une combinaison automatique n’est toujours, à tout prendre, qu’une parodie des chefs-d’œuvre du Seigneur.

Cependant, malgré toutes ces tentatives infructueuses, parrain Drosselmayer ne désespérait point et disait fer-mement qu’il arriverait un jour à faire de vrais hommes, de vrais femmes, de vrais chiens, de vrais oiseaux et de vrais poissons. Il va sans dire que ses deux filleuls, auxquels il avait promis ses premiers essais en ce gen-re, attendaient ce moment avec une grande impatience.

On doit comprendre qu’arrivé à ce degré de science en mécanique, parrain Drosselmayer était un homme précieux pour ses amis. Aussi une pendule tombait-elle malade dans la maison du président Silberhaus, et, malgré le soin des horlogers ordinaires, ses aiguilles ve-naient-elles à cesser de marquer l’heure; son tic-tac, à s’interrompre; son mouvement, à s’arrêter; on envoyait prévenir le parrain Drosselmayer, lequel arrivait aussitôt tout courant, car c’était un artiste ayant l’amour de son art, celui-là. Il se faisait conduire auprès de la morte qu’il ouvrait, à l’instant même, enlevant le mouvement qu’il plaçait entre ses deux genoux; puis alors, la langue pas-sant par un coin de ses lèvres, son œil unique brillant comme une escarboucle, sa perruque de verre posée à terre, il tirait de sa poche une foule de petits instruments sans nom, qu’il avait fabriqués lui-même et dont lui seul connaissait la propriété, choisissait les plus aigus, qu’il plongeait dans l’intérieur de la pendule, acuponcture qui faisait grand mal à la petite Marie, laquelle ne pouvait croire que la pauvre horloge ne souffrît pas de ces opérations, mais qui, au contraire, ressuscitait la gentille trépanée, qui, dès qu’elle était replacée dans son coffre, ou entre ses colonnes, ou sur son rocher, se mettait à vivre, à battre et à ronronner de plus belle; ce qui rendait aussitôt l’existence à l’appartement, qui semblait avoir perdu son âme en perdant sa joyeuse pensionnaire.

Il y a plus : sur la prière de la petite Marie, qui voyait avec peine le chien de la cuisine tourner la broche, oc-cupation très fatigante pour le pauvre animal, le parrain Drosselmayer avait consenti à descendre des hauteurs de sa science pour fabriquer un chien automate, lequel tournait maintenant la broche sans aucune douleur ni aucune convoitise, tandis que Turc, qui, au métier qu’il avait fait depuis trois ans, était devenu très frileux, se chauffait en véritable rentier le museau et les pattes, sans avoir autre chose à faire que de regarder son suc-cesseur, qui, une fois remonté, en avait pour une heure à faire sa besogne gastronomique sans qu’on eût à s’occuper seulement de lui.

Aussi, après le président, après la présidente, après Fritz et après Marie, Turc était bien certainement l’être de la maison qui aimait et vénérait le plus le parrain Drosselmayer, auquel il faisait grande fête toutes les fois qu’il le voyait arriver, annonçant même quelquefois, par ses aboiements joyeux et par le frétillement de sa queue, que le conseiller de médecine était en route pour venir, avant même que le digne parrain eût touché le marteau de la porte.

Le soir donc de cette bien heureuse veille de Noël, au moment où le crépuscule commençait à descendre, Fritz et Marie, qui, de toute la journée, n’avaient pu entrer dans le grand salon d’apparat, se tenaient accroupis dans un petit coin de la salle à manger.

Tandis que mademoiselle Trudchen, leur gouvernante, tricotait près de la fenêtre, dont elle s’était approchée pour recueillir les derniers rayons du jour, les enfants étaient pris d’une espèce de terreur vague, parce que, selon l’habitude de ce jour solennel, on ne leur avait pas apporté de lumière; de sorte qu’ils parlaient bas comme on parle quand on a un petit peu peur.

— Mon frère, disait Marie, bien certainement papa et maman s’occupent de notre arbre de Noël; car, depuis le matin, j’entends un grand remue-ménage dans le salon, où il nous est défendu d’entrer

— Et moi, dit Fritz, il y a dix minutes à peu près que j’ai reconnu, à la manière dont Turc aboyait, que le parrain Drosselmayer entrait dans la maison.

— Ô Dieu ! s’écria Marie en frappant ses deux petites mains l’une contre l’autre, que va-t-il nous apporter, ce bon parrain ? Je suis sûre, moi, que ce sera quelque beau jardin tout planté d’arbres, avec une belle rivière qui coulera sur un gazon brodé de fleurs. Sur cette ri-vière, il y aura des cygnes d’argent avec des colliers d’or, et une jeune fille qui leur apportera des massepains qu’ils viendront manger jusque dans son tablier.

— D’abord, dit Fritz, de ce ton doctoral qui lui était parti-culier, et que ses parents reprenaient en lui comme un de ses plus graves défauts, vous saurez, mademoiselle Marie, que les cygnes ne mangent pas de massepains.

— Je le croyais, dit Marie; mais, comme tu as un an et demi de plus que moi, tu dois en savoir plus que je n’en sais.

Fritz se rengorgea.

— Puis, reprit-il, je crois pouvoir dire que, si parrain Drosselmayer apporte quelque chose, ce sera une forte-resse, avec des soldats pour la garder, des canons pour la défendre, et des ennemis pour l’attaquer; ce qui fera des combats superbes.

— Je n’aime pas les batailles, dit Marie. S’il apporte une forteresse, comme tu le dis, ce sera donc pour toi; seulement, je réclame les blessés pour en avoir soin.

— Quelque chose qu’il apporte, dit Fritz, tu sais bien que ce ne sera ni pour toi ni pour moi, attendu que, sous le prétexte que les cadeaux de parrain Drosselmayer sont de vrais chefs-d’œuvre, on nous les reprend aussitôt qu’il nous les a donnés, et qu’on les enferme tout au haut de la grande armoire vitrée où papa seul peut atte-indre, et encore en montant sur une chaise, ce qui fait, continua Fritz, que j’aime autant et même mieux les jou-joux que nous donnent papa et maman, et avec lesquels on nous laisse jouer au moins jusqu’à ce que nous les ayons mis en morceaux, que ceux que nous apporte le parrain Drosselmayer.

— Et moi aussi, répondit Marie; seulement, il ne faut pas répéter ce que tu viens de dire au parrain.

— Pourquoi ?

— Parce que cela lui ferait de la peine que nous n’aimassions pas autant ses joujoux que ceux qui nous viennent de papa et de maman; il nous les donne, pen-sant nous faire grand plaisir, il faut donc lui laisser croire qu’il ne se trompe pas.

— Ah bah ! dit Fritz.

— Mademoiselle Marie a raison, monsieur Fritz, dit ma-demoiselle Trudchen, qui, d’ordinaire, était fort silenci-euse et ne prenait la parole que dans les grandes cir-constances.

— Voyons, dit vivement Marie pour empêcher Fritz de répondre quelque impertinence à la pauvre gouvernante, voyons, devinons ce que nous donneront nos parents. Moi, j’ai confié à maman, mais à condition qu’elle ne la gronderait pas, que mademoiselle Rose, ma poupée, devenait de plus en plus maladroite, malgré les sermons que je lui fais sans cesse, et n’est occupée qu’à se lais-ser tomber sur le nez, accident qui ne s’accomplit jamais sans laisser des traces très désagréables sur son visa-ge; de sorte qu’il n’y a plus à penser à la conduire dans le monde, tant sa figure jure maintenant avec ses robes.

— Moi, dit Fritz, je n’ai pas laissé ignorer à papa qu’un vigoureux cheval alezan ferait très bien dans mon écu-rie; de même que je l’ai prié d’observer qu’il n’y a pas d’armée bien organisée sans cavalerie légère, et qu’il manque un escadron de hussards pour compléter la di-vision que je commande.

À ces mots, mademoiselle Trudchen jugea que le mo-ment convenable était venu de prendre une seconde fois la parole.

— Monsieur Fritz et mademoiselle Marie, dit-elle, vous savez bien que c’est l’enfant Jésus qui donne et bénit tous ces beaux joujoux qu’on vous apporte. Ne désignez donc pas d’avance ceux que vous désirez, car il sait mi-eux que vous-mêmes ceux qui peuvent vous être ag-réables.

— Ah ! oui, dit Fritz, avec cela que, l’année passée, il ne m’a donné que de l’infanterie quand, ainsi que je viens de le dire, il m’eût été très agréable d’avoir un escadron de hussards.

— Moi, dit Marie, je n’ai qu’à le remercier, car je ne de-mandais qu’une seule poupée, et j’ai encore eu une jolie colombe blanche avec des pattes et un bec roses.

Sur ces entrefaites, la nuit étant arrivée tout à fait, de sorte que les enfants parlaient de plus bas en plus bas, et qu’ils se tenaient toujours plus rapprochés l’un de l’autre, il leur semblait autour d’eux sentir les battements d’ailes de leurs anges gardiens tout joyeux, et entendre dans le lointain une musique douce et mélodieuse com-me celle d’un orgue qui eût chanté, sous les sombres arceaux d’une cathédrale, la nativité de Notre-Seigneur. Au même instant, une vive lueur passa sur la muraille, et Fritz et Marie comprirent que c’était l’enfant Jésus qui, après avoir déposé leurs joujoux dans le salon, s’envolait sur un nuage d’or vers d’autres enfants qui l’attendaient avec la même impatience qu’eux.

Aussitôt une sonnette retentit, la porte s’ouvrit avec fra-cas, et une telle lumière jaillit de l’appartement, que les enfants demeurèrent éblouis, n’ayant que la force de crier :

— Ah ! ah ! ah !

Alors le président et la présidente vinrent sur le seuil de la porte, prirent Fritz et Marie par la main.

— Venez voir, mes petits amis, dirent-ils, ce que l’enfant Jésus vient de vous apporter.

Les enfants entrèrent aussitôt dans le salon, et made-moiselle Trudchen, ayant posé son tricot sur la chaise qui était devant elle, les suivit.