GALLIFET
Conte
Alphonse Allais
Rassurez-vous, Parisiens, ce n’est pas du terrible marquis au ventre d’argent que je veux vous entretenir.
État-civilement, mon Gallifet n’est pas un Gallifet. Il s’appelle… le saurai-je jamais ? Et qu’importe ?
Mon Gallifet exerce la profession libérale de côtier.
C’est un de ces modestes fonctionnaires qui, doublés d’un vigoureux percheron, atten-dent au bas des montées parisiennes les omnibus, petits ou gros.
La pente est rude ; l’attelage, normal, suffisant pour les routes horizontales, est au-dessous de sa tâche pour les côtes (n centimètres par mètre).
Mais le robuste percheron, vaillant et toujours prêt, donne un coup de collier. Hue !
Le côtier n’est pas un fonctionnaire brillant, mais c’est un préposé utile.
Voilà longtemps que je connais Gallifet, mais je l’avais perdu de vue. Je fus tout heureux de le retrouver, rue des Martyrs, attaché à la remorque de Halle aux Vins-Place Pigalle.
Lui aussi fut content de me revoir.
Je sais le faible de Gallifet, et, immoralement, je l’encourage.
Gallifet adore l’absinthe.
C’est un goût qu’il a contracté en Afrique, au temps lointain où, brillant margis de chas-seurs, il conquérait l’Algérie avec Bugeaud. Ah ! la bonne époque !
Cette expédition d’Afrique est restée le grand souvenir de Gallifet. Quand il en parle, on voit trembler ses longues moustaches blanches, et il dit avec une émotion communicative : Ah ! monsieur !…
Son regret éternel sera d’être sorti de l’armée, son temps fini. Ah ! s’il était resté, mon-sieur !…
Un contrôleur de la compagnie, vieil ami de Gallifet, me raconta son histoire.
Deux ans après son départ du régiment, Gallifet répétait à qui voulait l’entendre : Si j’étais resté, je serais sous-lieutenant à l’heure qu’il est.
Quelques années plus tard, il se promut lieutenant, puis capitaine, et, dès lors, son avancement marcha rapidement.
La première fois que je le vis, moi, il ne me cacha pas qu’à l’heure qu’il était, il serait gé-néral de division s’il était resté.
— Peut-être commandant de corps d’armée, ajoutai-je complaisamment.
— Probable.
Et, au fond, Gallifet se disait, parbleu, qu’il ne ferait pas plus mauvaise figure à l’Élysée que M. Grévy.
Mais voilà, il fallait rester !
L’imagination atténue beaucoup les regrets de Gallifet, et si je paie parfois une absinthe au brave côtier, ce n’est pas dans un autre but.
Son omnibus monté, il enfourche Sidi (il a nommé ainsi le robuste percheron, en souvenir d’un ancien destrier d’Afrique), et, le poing droit sur la cuisse, encore beau cavalier, il des-cend la rue des Martyrs, l’esprit là-bas.
Quelquefois, malgré la défense formelle des chefs, il esquisse un petit temps de trot et, à ce moment, vous l’étonneriez beaucoup en lui affirmant qu’il n’est pas en grande te-nue, accompagné d’un riche état-major, suivi d’escadrons innombrables de fringants chas-seurs et de spahis graves.
Et puis, voilà Pigalle ! La fin du rêve !
Hue, Gallifet ! Hue, Sidi ! Grimpez le rude calvaire de la réalité.
L’imagination serait le plus grand bienfait de la vie, si elle n’avait l’inconvénient de faire perdre leur place à ceux qui la caressent.
Gallifet n’est plus côtier.
La Compagnie Générale des Omnibus a cru devoir remercier ce vieux serviteur, non sans une petite retraite, pourtant.
Gallifet m’a affirmé que c’était à cause de ses opinions orléanistes. (Quand on a vécu deux ans avec le duc d’Aumale, vous savez, botte à botte !)
Mais moi, je sais qu’il y a une autre cause plus immédiate que ces tendances monar-chistes.
Un jour, Gallifet montait la rue des Martyrs, quand un bruit de tambours et clairons éclata sur le boulevard Rochechouart. Un régiment passait !
Le sang de Gallifet ne fit qu’un tour.
Le régiment défilait là tout près.
Gallifet gravit la rue qui le séparait des troupiers. Il les suivit un petit bout, un petit bout seulement, puis un autre petit bout, et de petit bout en petit bout, toujours à cheval sur le vaillant Sidi, allumé par les fanfares guerrières, il arriva jusqu’au polygone de Vincennes.
Il rentra aux écuries de la Compagnie fort tard, l’oreille un peu basse, mais ravi de sa journée.
Maintenant il est rentré dans la vie civile.
Il a encore de beaux jours, néanmoins.
Je l’ai rencontré jeudi, dans l’avenue Trudaine.
Un bataillon scolaire faisait l’exercice.
Gallifet, un vieux parapluie à la main, comme un sabre, allait de peloton en peloton, les sourcils froncés, solennel et affairé.
Il est toujours général, parbleu, mais ça le vexe tout de même un peu d’être dans l’infanterie, maintenant.