GOSSERIES

Conte

Alphonse Allais

Eh ! non, je ne m’étais pas trompé ! C’était bien mon jeune ami Pierre et sa maman qui remontaient l’avenue de Wagram.

Pierre avait passé son bras dans le bras de sa mère, et il semblait, plutôt que son fils, être le petit amoureux de sa petite maman.

Il racontait sûrement une histoire très cocasse, car je les voyais rire tous les deux, tels de menus déments.

Je les rejoignis, et mon jeune ami Pierre voulut bien me mettre au courant.

— Tu sais bien, la femme de chambre à maman. Elle s’appelle Laure.

— J’ignorais ce détail.

— Il y bien d’autres choses que tu ignores, mais ça ne fait rien : elle s’appelle Laure tout de même… Alors, comme on dit toujours : l’or est une chimère, ce matin, je l’ai appe-lée Chimère : « Ohé ! Chimère, apportez-moi mes bottines jaunes ! » Ce qu’elle est entrée dans un rogne, mon vieux !

— Eh bien ! mais… je ne trouve pas ça très drôle.

— Attends donc un peu. Le plus rigolo dans tout ça, c’est qu’elle croit que Chimère c’est un vilain mot, tu comprends ?… Rougis pas, maman ! Alors, elle m’a menacé de le dire à pa-pa, si je recommence… Tu penses si je vais me gêner.

— Et ton papa, que te dira-t-il ?

— Papa ? il ne me dira rien, pardine ! Qu’est-ce que tu veux qu’il me dise pour appeler la femme de chambre chimère ?

— Il ne te dit jamais rien, ton père ?

— Oh ! si, des fois… Ainsi, l’autre jour, il m’a appelé polichinelle, idiot, crétin, imbécile.

— Et toi, que dis-tu pendant ce temps-là ?

— Moi ? je ne dis rien… j’attends qu’il ait fini… Un jour qu’il me traitait de polichinelle, j’ai haussé les épaules ; il m’a fichu une gifle, mon vieux, que la peau en fumait encore deux heures après !

— Mon pauvre ami !

— Oui, mais je sais bien ce que je ferai. Tiens, je donnerais bien dix sous pour être déjà un grand type, pour être en philo, par exemple.

— Et que feras-tu, quand tu seras en philo ?

— Ce que je ferai ? Eh ben ! voilà ce que je ferai : un jour que papa me traitera de poli-chinelle, etc., je ne dirai rien, je n’aurai l’air de rien, seulement…

(Pierre se tord.)

— Seulement ?

— Seulement, je lui enverrai mes témoins.

— Tu enverras des témoins à ton père ?

— Parfaitement ! j’irai trouver deux copains de ma classe, deux copains sérieux… Tu sais, en philo, il y a des types qui ont de la barbe. Alors, ils s’amèneront chez papa, en redin-gote, et ils lui diront gravement… (Pierre se retord.)

— Ils lui diront ?

— Ils lui diront : « Monsieur, nous venons de la part de monsieur votre fils vous deman-der rétractation des injures que vous lui avez proférées, ou une réparation par les armes. »

— Eh bien ! à la bonne heure. Tu n’y vas pas de main morte, toi !

— Crois-tu qu’il en fera une bobine, papa ?

— Je vois ça d’ici.

— Il sera plutôt un peu épaté, hein ?

— Plutôt.

Nous échangeâmes encore quelques menus propos et je pris congé de mon jeune ami Pierre et de sa petite maman.

Quelques pas plus loin, je me retournai et je les vis tous les deux pâmés de joie à la seule idée de cette excellente plaisanterie qui aura lieu dans sept ou huit ans.