Par ALPHONSE DAUDET
A Champrosay, ces gens-là étaient très heureux. J’avais leur basse-cour juste sous mes fenêtres, et pendant six mois de l’année leur existence se trouvait un peu mêlée à la mienne. Bien avant le jour, j’entendais l’homme entrer dans l’écurie, atteler sa charrette et partir pour Corbeil, où il allait vendre ses légumes; puis la femme se levait, habillait les enfants, appelait les poules, trayait la vache, et toute la matinée c’était une dégringolade de gros et de petits sabots dans l’escalier de bois… L’après-midi tout se taisait. Le père était aux champs, les enfants à l’école, la mère occupée silencieusement dans la cour à étendre du linge ou à coudre devant sa porte en surveillant le tout petit… De temps en temps quelqu’un passait dans le chemin, et on causait en tirant l’aiguille…
Une fois, c’était vers la fin du mois d’août, toujours le mois d’août, j’entendis la femme qui disait à une voisine:
«Allons donc, les Prussiens!… Est-ce qu’ils sont en France, seulement?
—Ils sont à Châlons, mère Jean!…» lui criai-je par ma fenêtre. Cela la fit rire beaucoup… Dans ce petit coin de Seine-et-Oise, les paysans ne croyaient pas à l’invasion.
Tous les jours, cependant, on voyait passer des voitures chargées de bagages. Les maisons des bourgeois se fermaient, et dans ce beau mois où les journées sont si longues, les jardins achevaient de fleurir, déserts et mornes derrière leurs grilles closes… Peu à peu mes voisins commencèrent à s’alarmer. Chaque nouveau départ dans le pays les rendait tristes. Ils se sentaient abandonnés… Puis un matin, roulement de tambour aux quatre coins du village! Ordre de la mairie. Il fallait aller à Paris vendre la vache, les fourrages, ne rien laisser pour les Prussiens… L’homme partit pour Paris, et ce fut un triste voyage. Sur le pavé de la grand’route, de lourdes voitures de déménagement se suivaient à la file, pêle-mêle avec des troupeaux de porcs et de moutons qui s’effaraient entre les roues, des bœufs entravés qui mugissaient sur des charrettes; sur le bord, au long des fossés, de pauvres gens s’en allaient à pied derrière de petites voitures à bras pleines de meubles de l’ancien temps, des bergères fanées, des tables empire, des miroirs garnis de perse, et l’on sentait quelle détresse avait dû entrer au logis pour remuer toutes ces poussières, déplacer toutes ces reliques et les traîner à tas par les grands chemins.
Aux portes de Paris, on s’étouffait. Il fallut attendre deux heure… Pendant ce temps, le pauvre homme, pressé contre sa vache, regardait avec effarement les embrasures des canons, les fossés remplis d’eau, les fortifications qui montaient à vue d’œil et les longs peupliers d’Italie abattus et flétris sur le bord de la route… Le soir, il s’en revint consterné, et raconta à sa femme tout ce qu’il avait vu. La femme eut peur, voulut s’en aller dès le lendemain. Mais d’un lendemain à l’autre, le départ se trouvait toujours retardé… C’était une récolte à faire, une pièce de terre qu’on voulait encore labourer… Qui sait si on n’aurait pas le temps de rentrer le vin?… Et puis, au fond du cœur, une vague espérance que peut-être les Prussiens ne passeraient pas leur endroit.
Une nuit, ils sont réveillés par une détonation formidable. Le pont de Corbeil venait de sauter. Dans le pays, des hommes allaient, frappant de porte en porte:
«Les uhlans! les uhlans! sauvez-vous.»
Vite, vite, on s’est levé, on a attelé la charrette, habillé les enfants à moitié endormis, et l’on s’est sauvé par la traverse avec quelques voisins. Comme ils achevaient de monter la côte, le clocher a sonné trois heures. Ils se sont retournés une dernière fois. L’abreuvoir, la place de l’Église, leurs chemins habituels, celui qui descend vers la Seine, celui qui file entre les vignes, tout leur semblait déjà étranger, et dans le brouillard blanc du matin le petit village abandonné serrait ses maisons l’une contre l’autre, comme frissonnant d’une attente terrible.
Ils sont à Paris maintenant. Deux chambres au quatrième dans une rue triste… L’homme, lui, n’est pas trop malheureux. On lui a trouvé de l’ouvrage; puis il est de la garde nationale, il a le rempart, l’exercice, et s’étourdit le plus qu’il peut pour oublier son grenier vide et ses prés sans semence. La femme, plus sauvage, se désole, s’ennuie, ne sait que devenir. Elle a mis ses deux aînées à l’école, et dans l’externat sombre, sans jardin, les fillettes étouffent en se rappelant leur joli couvent de campagne, bourdonnant et gai comme une ruche, et la demi-lieue à travers bois qu’il fallait faire tous les matins pour aller le chercher. La mère souffre de les voir tristes, mais c’est le petit surtout qui l’inquiète.
Là-bas il allait, venait, la suivant partout, dans la cour, dans la maison, sautant la marche du seuil autant de fois qu’elle-même, trempant ses petites mains rougies dans le baquet à lessive, s’asseyant près de la porte quand elle tricotait pour se reposer. Ici quatre étages à monter, l’escalier noir où les pieds bronchent, les maigres feux dans les cheminées étroites, les fenêtres hautes, l’horizon de fumée grise et d’ardoises mouillées…
Il y a bien une cour où il pourrait jouer; mais la concierge ne veut pas. Encore une invention de la ville, ces concierges! Là-bas, au village, on est maître chez soi, et chacun a son petit coin qui se garde de lui-même. Tout le jour, le logis reste ouvert; le soir, on pousse un gros loquet de bois, et la maison entière plonge sans peur dans cette nuit noire de la campagne où l’on trouve de si bons sommes. De temps en temps le chien aboie à la lune, mais personne ne se dérange… A Paris, dans les maisons pauvres, c’est la concierge qui est la vraie propriétaire. Le petit n’ose pas descendre seul, tant il a peur de cette méchante femme qui leur a fait vendre leur chèvre, sous prétexte qu’elle traînait des brins de paille et des épluchures entre les pavés de la cour.
Pour distraire l’enfant qui s’ennuie, la pauvre mère ne sait plus qu’inventer; sitôt le repas fini, elle le couvre comme s’ils allaient aux champs et le promène par la main dans les rues, le long des boulevards. Saisi, heurté, perdu, l’enfant regarde à peine autour de lui. Il n’y a que les chevaux qui l’intéressent; c’est la seule chose qu’il reconnaisse et qui le fasse rire. La mère non plus ne prend plaisir à rien. Elle s’en va lentement, songeant à son bien, à sa maison, et quand on les voit passer tous les deux, elle avec son air honnête, sa mise propre, ses cheveux lisses, le petit avec sa figure ronde et ses grosses galoches, on devine bien qu’ils sont dépaysés, en exil, et qu’ils regrettent de tout leur cœur l’air vif et la solitude des routes de village.