Anatole France

À Georges de Porto-Riche.

Prosterné au seuil de sa grotte sauvage, l’ermite Célestin passa en prières la vigile de Pâques, cette nuit angélique pendant laquelle les démons frémissants sont précipités dans l’abîme. Et tandis que les ombres couvraient la terre, à l’heure où l’Ange exterminateur avait plané sur l’Égypte, Célestin frissonna, saisi d’angoisse et d’inquiétude. Il entendait au loin dans la forêt les miaulements des chats sauvages et la voix flûtée des crapauds ; plongé dans les ténèbres impures, il doutait que le mystère glorieux pût s’accomplir. Mais, quand il vit poindre le jour, l’allégresse avec l’aube entra dans son cœur ; il connut que le Christ était ressuscité et il s’écria :

— Jésus est sorti du tombeau ! l’amour a vaincu la mort, alleluia ! Il s’élève radieux du pied de la colline ! alleluia ! La création est refaite et réparée. L’ombre et le mal sont dissipés ; la grâce et la lumière se répandent sur le monde. Alleluia !

Une alouette, qui s’éveillait dans les blés, lui répondit en chantant :

— Il est ressuscité. J’ai rêvé de nids et d’œufs, d’œufs blancs, tiquetés de brun. Alleluia ! Il est ressuscité !

Et l’ermite Célestin sortit de sa grotte pour aller, à la chapelle voisine, solenniser le saint jour de Pâques.

Comme il traversait la forêt, il vit au milieu d’une clairière un beau hêtre dont les bourgeons gonflés laissaient déjà échapper des petites feuilles d’un vert tendre ; des guirlandes de lierre et des bandelettes de laine étaient suspendues aux branches, qui descendaient jusqu’à terre ; des tablettes votives, attachées au tronc noueux, parlaient de jeunesse et d’amour, et, çà et là, des Éros d’argile, les ailes ouvertes et la tunique envolée, se balançaient aux rameaux. À cette vue, l’ermite Célestin fronça ses sourcils blancs :

— C’est l’arbre des fées, se dit-il, et les filles du pays l’ont chargé d’offrandes, selon l’antique coutume. Ma vie se passe à lutter contre les fées, et l’on ne s’imagine pas le tracas que ces petites personnes me donnent. Elles ne me résistent pas ouvertement. Chaque année, à la moisson, j’exorcise l’arbre, selon les rites, et je leur chante l’Évangile de saint Jean.

» On ne saurait mieux faire ; l’eau bénite et l’Évangile de saint Jean les mettent en fuite, et l’on n’entend plus parler de ces dames de tout l’hiver ; mais elles reviennent au printemps et c’est à recommencer tous les ans.

» Elles sont subtiles ; il suffit d’un buisson d’aubépine pour en abriter tout un essaim. Et elles répandent des charmes sur les jeunes garçons et sur les jeunes filles.

» Depuis que je suis vieux, ma vue a baissé et je ne les aperçois plus guère. Elles se moquent de moi, me passent sous le nez et rient à ma barbe. Mais, quand j’avais vingt ans, je les voyais dans les clairières, dansant des rondes, en chapeau de fleurs, sous un rayon de lune. Seigneur Dieu, vous qui fîtes le ciel et la rosée, soyez loué dans vos œuvres ! Mais pourquoi avez-vous fait des arbres païens et des fontaines féeriques ? Pourquoi avez-vous mis sous le coudrier la mandragore qui chante ? Ces choses naturelles induisent la jeunesse au péché et causent des fatigues sans nombre aux anachorètes qui, comme moi, ont entrepris de sanctifier les créatures. Si encore l’Évangile de saint Jean suffisait à chasser les démons ! Mais il n’y suffit pas, et je ne sais plus que faire.

Et, comme le bon ermite s’éloignait en soupirant, l’arbre, qui était fée, lui dit dans un frais bruissement :

— Célestin, Célestin, mes bourgeons sont des œufs, de vrais œufs de Pâques ! Alleluia ! alleluia !

Célestin s’enfonça dans le bois, sans tourner la tête. Il s’avançait avec peine, par un étroit sentier, au milieu des épines qui déchiraient sa robe, quand, soudain, bondissant d’un fourré, un jeune garçon lui barra le passage. Il était à demi vêtu d’une peau de bête, et c’était plutôt un faune qu’un garçon ; son regard était perçant, son nez camus, sa face riante. Ses cheveux bouclés cachaient les deux petites cornes de son front têtu ; ses lèvres découvraient des dents aiguës et blanches ; des poils blonds descendaient en deux pointes de son menton. Un duvet d’or brillait sur sa poitrine. Il était agile et svelte ; ses pieds fourchus se dissimulaient dans l’herbe.

Célestin, qui possédait toutes les connaissances que donne la méditation, vit aussitôt à qui il avait affaire, et il leva le bras pour décrire le signe de la croix. Mais le faune, lui saisissant la main, l’empêcha d’achever ce geste puissant.

— Bon ermite, lui dit-il, ne m’exorcise pas. Ce jour est pour moi comme pour toi un jour de fête. Il ne serait pas charitable de me contrister dans le temps pascal. Si tu veux, nous cheminerons ensemble et tu verras que je ne suis pas méchant.

Célestin était, par bonheur, très versé dans les sciences sacrées. Il lui souvint à propos que saint Jérôme avait eu pour compagnons de route, dans le désert, des satyres et des centaures qui avaient confessé la vérité.

Il dit au faune :

— Faune, sois un hymne de Dieu. Dis : il est ressuscité.

— Il est ressuscité, répondit le faune. Et tu m’en vois tout réjoui.

Le sentier s’étant élargi, ils cheminaient côte à côte. L’ermite allait pensif et songeait :

— Ce n’est point un démon, puisqu’il a confessé la vérité. J’ai bien fait de ne le point contrister. L’exemple du grand saint Jérôme n’a point été perdu pour moi.

Et se tournant vers son compagnon capripède, il lui demanda :

— Quel est ton nom ?

— Je me nomme Amycus, répondit le faune. J’habite ce bois où je suis né. Je suis venu à toi, mon père, parce que tu as l’air assez bonhomme sous ta longue barbe blanche. Il me semble que les ermites sont des faunes accablés par les ans. Quand je serai vieux, je serai semblable à toi.

— Il est ressuscité, dit l’ermite.

— Il est ressuscité, dit Amycus.

Et, s’entretenant ainsi, ils gravirent la colline où s’élevait une chapelle consacrée au vrai Dieu. Elle était petite et de structure grossière. Célestin l’avait bâtie de ses mains avec les débris d’un temple de Vénus. À l’intérieur, la table du Seigneur se dressait informe et nue.

— Prosternons-nous, dit l’ermite, et chantons alleluia, car il est ressuscité. Et toi, créature obscure, reste agenouillé pendant que j’offrirai le sacrifice.

Mais le faune, s’approchant de l’ermite, lui caressa la barbe et dit :

— Bon vieillard, tu es plus savant que moi et tu vois l’invisible. Mais je connais mieux que toi les bois et fontaines. J’apporterai au dieu des feuillages et des fleurs. Je sais les berges où le cresson entr’ouvre ses corymbes lilas, les prés où le coucou fleurit en grappes jaunes. Je devine à son odeur légère le gui du pommier sauvage. Déjà, une neige de fleurs couronne les buissons d’épine noire. Attends-moi, vieillard.

En trois bonds de chèvre il fut dans les bois et, quand il revint, Célestin crut voir marcher un buisson d’aubépine. Amycus disparaissait sous sa moisson parfumée. Il suspendit des guirlandes de fleurs à l’autel rustique ; il le couvrit de violettes et dit gravement :

— Ces fleurs, au dieu qui les fait naître !

Et pendant que Célestin célébrait le sacrifice de la messe, le capripède, inclinant jusqu’à terre son front cornu, adorait le soleil et disait :

— La terre est un gros œuf que tu fécondes, soleil, soleil sacré !

Depuis ce jour, Célestin et Amycus vécurent de compagnie. L’ermite ne parvint jamais, malgré tous ses efforts, à faire comprendre au demi-homme les mystères ineffables ; mais, comme par les soins d’Amycus, la chapelle du vrai Dieu était toujours ornée de guirlandes et mieux fleurie que l’arbre des fées, le saint prêtre disait : « Le faune est un hymne de Dieu. »

C’est pourquoi il lui donna le saint baptême.

Sur la colline où Célestin avait construit l’étroite chapelle qu’Amycus ornait des fleurs des montagnes, des bois et des eaux, s’élève aujourd’hui une église dont la nef remonte au xie siècle, et dont le porche a été réédifié sous Henri II, dans le style de la Renaissance. C’est un lieu de pèlerinage et les fidèles y vénèrent la mémoire bienheureuse des saints Amic et Célestin.