M. Sénez aime la nature.
Vers la fin de l’hiver dernier, ayant appris que j’habitais, au pied des Alpes, une bourgade perdue, dans les torrents, les rochers et la lavande, M. Sénez débarqua chez moi un beau matin en costume pastoral, par le petit coupé à deux places qui fait le service d’Avignon.
Avec son chapeau rustique et son sac de nuit, M. Sénez apportait, réglé d’avance, un idéal de campagne. Il voulait simplement, me dit-il, une maisonnette au regard du soleil couchant, précédée d’un bassin où tremperaient deux saules pleureurs et où chanterait une grenouille.
M. Sénez ne chercha pas longtemps son idéal ; il l’avait trouvé le soir même.
Figurez-vous une de ces petites maisons cubiques, blanchies à la chaux et entourées d’un mur de pierres sèches, où les bons Provençaux, qui sont de la nature des cigales, vont par bandes, le dimanche, se réjouir à l’ombre d’un pin ou d’un olivier, ombre aussi claire, d’aussi fine trame et aussi percée de trous ensoleillés que le manteau du philosophe Antisthène. Tout semblait nu et froid encore à cause de la saison ; mais grâce à ma double vue de Provençal et de poète, je vis le bastidon tel qu’il serait un mois plus tard, et je sentis passer dans l’air comme un parfum de vin muscat, d’aïoli et d’escargots de vigne.
Autres étaient les impressions de M. Sénez.
Ce qui du premier coup l’avait séduit là-dedans, ce que sa vive imagination se représentait par avance, ce n’étaient pas le mur blanc, les cigales, l’herbe brûlée, l’ombre noire des artichauts projetant en ligne sur le sol leurs fruits de forme classique pareils au thyrse de Bacchus et leurs larges et belles feuilles contournées comme des acanthes, rien enfin de cet assoupissant poëme de la chaleur et de l’été, avec les ortolans qui chantent, les blés trop mûrs qui se froissent bruyamment et les grands chemins qui poudroient ; ce que voyait M. Sénez, ce qui seul le faisait rêver, c’était une chose si ridiculement attendrissante en pareil endroit, que d’abord je ne l’avais pas aperçue : le bassin ! un bassin rond grand comme la main, bordé de buis, épais de mousse, égayé d’un mince jet d’eau qui sautait de côté à un pied en l’air avec de petits mouvements asthmatiques, et ombragé en espérance par deux saules, manches à balai jaunes pour le quart d’heure, mais qui promettaient d’être, la saison aidant, de magnifiques saules pleureurs.
— Il y a une grenouille ! me disait M. Sénez ravi.
— Elle doit se trouver bien malheureuse.
— Ne plaisantons pas. Et les saules ? Savez-vous seulement combien c’est joli les saules qui poussent ? les saules pleureurs, bien entendu ! D’abord, tout autour des rameaux, commence à flotter une verdure tendre, un nuage, un brouillard, une fumée de verdure, comme si on les avait très légèrement poudrés d’or vert. Ils vous ont un parfum de miel, avec cela ! Puis la verdure croît, les longues feuilles déroulées retombent au bout des longues branches, descendant un peu chaque jour, jusqu’à ce que leur bout fin trempe dans l’eau et se soude à son propre reflet. Inextricable labyrinthe où se confondent le bleu du ciel et les éclairs de l’eau, les mousses et les rayons, les vrais saules et leurs images.
M. Sénez était fou de ses saules.
Pendant quinze jours il ne les quitta pas, perdant le boire et le manger, épiant l’apparition du premier bourgeon avec une joyeuse inquiétude.
— Mes saules poussent ! mes saules poussent ! disait-il tous les soirs quand il rentrait. Il se couchait de bonne heure pour rêver d’eux.
Puis un jour, subitement, M. Sénez devint sombre ; il ne parlait plus des saules, il ne voulait plus qu’on lui en parlât.
Et cependant, en plein mois de mars, devaient-ils avoir assez de feuilles !
Je flairais un drame dans ces saules ! Je voulus les voir de mes yeux ; sans avertir M. Sénez, je me rendis à la maisonnette.
Pauvre ami ! Pauvre M. Sénez ! Alors je compris ses tristesses. Le paysage idéal était là ; le soleil couchant se couchait ; la grenouille chantait sous le jet d’eau ; mais les saules, les fameux saules, qu’il avait rêvés échevelés et blonds comme une jeune fille d’Allemagne, les saules pleureurs, hélas ! ne pleuraient pas : horribles, hérissés, ils portaient fièrement la chevelure en broussaille du salix vulgaris, des simples saules, ces écoliers mal peignés de la végétation.
Ce fut navrant.
On m’a volé, disait M. Sénez ; la campagne n’a plus de charme pour moi ! Je partirai demain.
M. Sénez faisait déjà ses paquets.
Pourtant le lendemain M. Sénez ne partit pas, le surlendemain non plus, ni les jours suivants. Peu à peu sa joie lui revint ; il retourna au bastidon.
Une après-midi, plus joyeux encore qu’à l’ordinaire, mais joyeux de cette joie discrète des inventeurs qui ont trouvé :
— Venez avec moi, me dit-il mystérieusement, je veux vous montrer quelque chose.
Ce qu’il me montra, jamais je ne l’oublierai.
Au dessus du petit bassin, les deux saules, liés par la tête et rappelant dans cette attitude contrainte les combats de boucs et d’ægipans debout sur leurs pieds de derrière et se heurtant du front qui servent de culs-de-lampe aux belles éditions du dix-septième siècle, les deux saules, courbés, tordus, garrottés, dessinaient l’arc rêvé par M. Sénez, tandis que des ficelles supplémentaires tiraient en bas les maîtresses branches et les faisaient tremper dans l’eau.
O puissance de l’invention ! les saules mal peignés étaient devenus, par force, de superbes saules pleureurs, et M. Sénez, en possession de son idéal, pleurait de joie en regardant pleurer ses saules.