Le ciel est clair comme une perle, avril embaume sous ma fenêtre, et les cloches, revenues de Rome dans la nuit du samedi-saint, carillonnent à grandes volées… Pourtant quelque chose me manque, il me semble que ce n’est pas Pâques encore.
Je vais vous dire : il me manque mes hirondelles, et d’aussi loin que je me souviens, la première fois que les cloches m’annoncèrent le retour de Pâques, l’air sentait bon comme ce matin, j’étais dans la même chambre haute, à décliner rosa, la rose, sur la même table où j’écris aujourd’hui, et par dessus ma tête, de la fenêtre ouverte aux vieux nids maçonnés contre la grande poutre du fond, passaient et repassaient en criant les hirondelles…
J’avais ici trois nids d’hirondelles, trois nids superbes, bâtis du temps de mon grand père, il y a des siècles, et bâtis comme on ne sait plus bâtir ; trois nids antiques, féodaux ; trois nids enfin qui étaient aux pauvres nids modernes ce qu’un vieux castel de l’an 1200 est à nos misérables maisons blanches.
De temps immémorial la chambre et les nids appartenaient à la même famille d’hirondelles, qui les quittait à chaque automne, pour les retrouver intacts chaque printemps.
Un vrai fief, comme vous voyez, où seules elles avaient le droit reconnu de tous dans la maison d’aller et venir partout à leur caprice, et de faire, au besoin, subir à mes livres et à mes cahiers le sort par lequel Jéhovah voulut éprouver le vieux Tobie.
Personne ne se plaignait d’elles, au contraire !
Myon elle-même, le croiriez-vous ? la cuisinière Myon, ce modèle d’économie, n’avait pas hésité à casser une vitre exprès pour qu’elles pussent entrer et sortir librement, à toute heure et les jours de pluie.
Jaloux de tant de privilèges, est-ce qu’une nichée de moineaux mal pensants ne s’avisa pas, certain hiver, de s’installer dans un des nids et d’y faire son petit 93 ? Cette fois, quand les hirondelles revinrent, elles trouvèrent la place prise. On allait se battre, mais fort heureusement j’étais là, et je n’hésitai pas — champion de la bonne cause — à chasser comme ils le méritaient, à l’aide d’une paire de pincettes, ces effrontés pillards, acquéreurs de biens nationaux…
Donc voyant Pâques approcher et les lilas du jardin fleurir, depuis plusieurs jours, je guettais le retour des hirondelles.
Ce matin, comme je travaillais, mon cœur a bondi tout à coup en entendant un petit cri bien connu, avec un léger bruit d’ailes sur ma tête… C’était elle, la première !
Elle a filé plus vite qu’une flèche et disparu, la sauvage ! puis elle est revenue ; elle a fait alors deux ou trois tours par la chambre, ayant l’air de s’enquérir si toutes choses étaient à leur place, saluant d’un bref gazouillement, amical et joyeux comme un bonjour, le grand bahut sculpté, le buste de d’Alembert sur la bibliothèque, les cartes d’Amérique suspendues aux murs, et les nids, et les poutres, et le plancher de briques rouges tout taché de blanc sous les nids. C’étaient des battements d’ailes, c’était une joie ! Elle volait de çà de là, faisant miroiter son ventre d’argent quand elle passait dans un rayon.
Enfin elle s’est arrêtée à l’un des nids et s’est soutenue un moment, sur ses ailes qui frémissaient, à la hauteur de l’ouverture. Après avoir regardé dedans, chose singulière ! la voilà qui se remet à voleter à travers la chambre, très inquiète et poussant de petits cris ; plaintifs cette fois, je le comprenais bien. Elle est revenue au nid, elle a essayé d’y rentrer ; mais à peine avait-elle passé la tête, je l’ai vue battre en retraite aussitôt, puis ramener deux autres hirondelles qui ont regardé à leur tour dans les nids, et qui après les mêmes cris plaintifs, ont paru se consulter un instant et se sont envolées avec elle.
Vous pensez si tout ce manège m’intriguait. Je prenais patience, toutefois, espérant qu’elles m’allaient revenir ; mais combien douloureux n’a pas été mon étonnement quand je les ai vues, toutes trois ensemble (j’en reconnaissais une au bout de son aile teint en blanc), commencer la construction d’un nouveau nid sous l’auvent de la maison en face.
Il n’y avait plus à douter, les hirondelles me faussaient compagnie.
Certes, même chez les oiseaux, l’ingratitude n’a rien qui surprenne, mais quel motif avait pu déterminer mes infidèles à quitter ainsi, pour une maison de hasard, ces beaux nids tout bâtis, chauds comme un coin de rocher à Nice, ces nids connus, pleins de souvenirs où trente générations d’aïeux s’étaient déjà abritées ?
Ma curiosité était excitée au plus haut point. Alors j’ai traîné la table au milieu de la chambre, et posant une chaise dessus, puis une seconde sur la première, les plafonds sont hauts dans nos vieilles maisons ! au risque de me casser le cou, j’ai regardé ce qui se trouvait dans les nids. Hors de l’ouverture du premier nid, quelque chose passait que j’avais pris d’en bas pour un fétu de paille. C’était une pâte d’oiseau. Je tire et je vois une hirondelle morte, toute desséchée, et ployée dans ses longues ailes comme dans un linceul de soie blanche et noire. Étonné, je glisse la main dans le trou… Miséricorde ! j’en retire un second cadavre, un troisième, un quatrième, et quoique ma main ne pût aller au fond, je sentais qu’il y en avait encore.
Voilà donc pourquoi les nouvelles venues s’enfuyaient !
J’ai pris un marteau et j’ai brisé le nid.
Quatre cadavres ! cela faisait sept pour ce nid-là. Dans le second, c’était plus affreux encore : accrochées les unes aux autres, pressées, collées ensemble, elles étaient là huit ou dix, remplissant tout l’intérieur, et quand la terre maçonnée s’écroula, elles tombèrent en bloc comme d’un moule et roulèrent sur le parquet. Même chose dans le troisième nid. Je venais de découvrir un cimetière, un vrai cimetière d’hirondelles.
Impressionné fort péniblement, j’ai appelé la vieille Myon. Myon aimait beaucoup mes hirondelles. Elle a d’ailleurs gardé les troupeaux dans sa jeunesse, et connaît comme une famille les bestioles des champs et les oiseaux des bois.
— C’était le 9 octobre de l’an passé, mon beau monsieur, me raconta Myon, oh ! je me souviens du millième ! les gens achevaient leurs vendanges qui se trouvaient un peu en retard. Nous étions, nous autres, à votre petite vigne de Champ-Brencous, sous le rocher de la citadelle. C’était de grand matin, il faisait un temps de miracle. Cependant, malgré le beau soleil, je voyais des hirondelles qui volaient au ras de terre, et cela m’étonnait beaucoup.
Peu à peu nous nous aperçûmes qu’il en arrivait de partout : il en venait du Piémont, il en venait du Dauphiné, et toutes se réunissant formaient en l’air, au-dessus du fort, comme un nuage. Puis le nuage se rapprocha ; elles se posèrent tout près de nous, sur un gros amandier poussé sauvage au pied des remparts.
Il faut vous dire, qu’à chaque automne, quand vient le moment de partir, les hirondelles d’ici ont accoutumé de se réunir sur ce vieil amandier, pour voyager de là toutes ensemble.
Le départ n’a jamais guère lieu bien avant le 15 ou le 20. Cependant, quoiqu’on ne fût encore qu’au 4 du mois, les hirondelles partirent, et nous nous dîmes que l’hiver s’annonçait précoce et rude.
Elles n’avaient pas tort de tant se presser !
Le soir même, au soleil couchant, nous les voyions toutes reparaître, et bien d’autres avec elles. Il y en avait tant et tant qu’elles tenaient la moitié du ciel. La neige les chassait, une neige du diable, qui venait d’en bas, des montagnes de Corse, poussée par le vent.
La neige venant d’en bas ! Cela ne s’était peut-être jamais produit depuis que le monde est monde. Mais il était dit que cette année-là en cherchant le bon soleil, les hirondelles devaient rencontrer l’hiver.
Si vous les aviez vues, les pauvres petites bêtes noires, arrivant morfondues à travers la neige qui tombait ! Tout se tait quand la neige tombe ; on n’entendait autre chose que leurs cris. C’était une compassion.
Et malgré le froid, malgré le vent, malgré la neige, elles volaient d’ici, de là, dans les tourbillons, espérant trouver leur nourriture. Mais la neige avait lavé l’air, il n’y avait plus ni moucherons ni mouches.
A moitié mortes de faim et de froid, les hirondelles venaient par bandes s’abattre aux vitres des fenêtres, sur les cheminées d’où la fumée les chassait, dans les trous des murs, le long des corniches, partout où il y avait le moindre abri.
Des centaines et des centaines pendaient en grappes aux rebords des toits, battant des ailes pour se réchauffer, comme un essaim au bout d’une branche. Aussi loin que l’œil pouvait aller, tout ce qui n’était pas blanc de neige était noir d’hirondelles.
— Quel désastre, Myon ! et comment firent les autres oiseaux ?
— Ceci, par exemple, je ne saurais vous le dire…
— Oui, que devinrent les coucous, les rossignols, les…?
— Je n’y avais pas songé ! Je me rappelle cependant avoir remarqué, cette année, une chouette en plein hiver. C’était le soir. Elle me passa tout près de la figure, sans aucun bruit ; car il faut dire que ces bêtes-là comme les huppes, vous ont l’air de voler avec des ailes de velours. Il faut donc croire que cette fois-là les chouettes, surprises par le froid, n’osèrent pas se mettre en voyage. La chouette trouve toujours à vivre ; quand il n’y a plus d’insectes ni de petits à duvet dans les nids, il reste les rats des champs, les mulots et les taupes, dont on peut encore s’accommoder. Sans compter que s’il gèle dehors, il fait toujours bon au creux des arbres. Mais elles, les hirondelles, que voulez-vous qu’elles deviennent en temps de neige ?
Les bonnes âmes leur ouvraient ; alors elles entraient en foule dans les maisons, la grande misère leur ôtant toute crainte de l’homme, et elles se laissaient prendre à la main, sans bouger, comme des innocentes. Nous en avions cette chambre pleine ; tout le monde venait voir cela. Par malheur on ne savait que faire pour les nourrir. Si encore elles avaient voulu du grain qu’on leur apportait. Mais rien n’est délicat comme ces bêtes… De cette façon, tout ce qui ne périssait pas de froid périssait de faim.
Puis, lorsqu’on comprit qu’elles étaient perdues quand même, les gens se mirent à les manger. Un vrai massacre ! On les ramassait à pleines mains, à pleines corbeilles ; les femmes les rapportaient dans leurs tabliers, et les gamins dans leurs chapeaux, en revenant de l’école.
Cette abomination dura trois jours.
Le matin du quatrième jour, le soleil se leva très beau sur la neige ; les vignes essuyèrent leurs feuilles, et les grappes ensevelies montrèrent le nez à la chaleur.
On se remit à vendanger dans la neige fondante, les mains gelées.
Cependant les quelques survivantes qui avaient résisté à ce terrible hiver de quatre jours faisaient leur rappel, effrayées, et, sans tenir conseil sur le vieil amandier, sans se rassembler, vite, vite, elles partaient l’une après l’autre à la débandade, vers la bonne mer, toujours chaude, qu’elles voyaient peut-être de là-haut.
Il était mort, on avait tué des cent et des mille hirondelles.
Notre maison en était noire ; j’en ai trouvé jusqu’au salon… Mais aller mourir dans leurs nids, mourir de faim, pécaïré ! qui se le serait imaginé ?
Myon se baissa pour ramasser dans son tablier les débris des nids et les hirondelles mortes ; puis, les larmes aux yeux :
— Ah ! mon beau monsieur, fit-elle en se signant, Dieu nous préserve de la famine !