par Arthur Conan Doyle
C’est une malchance pour un jeune homme que d’avoir des goûts dispendieux, de grandes prétentions, des relations aristocratiques, peu d’argent sonnant dans les poches, et nulle profession pour en gagner. À son optimiste de sanguin, mon excellent homme de père faisait tellement fond sur la fortune et les dispositions favorables de son frère aîné, lord Southerton, resté célibataire, qu’il ne concevait pas pour moi, son fils unique, la possibilité d’avoir jamais à vivre de mes moyens propres. Lors même, pensait-il, que les vastes domaines de Southerton ne me reviendraient jamais, on saurait toujours me trouver dans le service diplomatique quelqu’un de ces postes qui demeurent chez nous la suprême ressource des classes privilégiées. Il mourut trop tôt pour connaître son erreur. Ni mon oncle ni l’État ne s’inquiétèrent de moi et de mon avenir. Une couple de faisans ou une bourriche de lièvres qui m’arrivaient de loin en loin, c’était tout juste de quoi me rappeler ma qualité d’héritier d’Otwell House et de l’un des plus riches fiefs du pays. Cependant, je touchais à l’âge d’homme ; je vivais en garçon à Londres, dans un spacieux appartement de Grosvenor Mansions ; en fait d’occupations, je me partageais entre le tir aux pigeons et le polo à Hurlingham ; et je sentais grandir un peu plus tous les mois la difficulté d’obtenir des courtiers le renouvellement de mes billets, ou de réaliser quelques avances sur des biens qui s’obstinaient aux mains d’un autre. La ruine m’attendait au premier tournant de la route ; chaque jour me la montrait plus certaine, plus proche, plus inévitable.
Ce qui aggravait pour moi la pauvreté, c’était, en même temps que la grosse fortune de lord Southerton, la situation particulièrement aisée du reste de ma famille. Au premier rang de mes cousins figurait un certain Everard King, neveu de mon père, rentré en Angleterre après avoir couru l’aventure et gagné une fortune au Brésil. Comment il employait son argent, nous n’en avions aucune idée ; mais il fallait qu’il en eût beaucoup pour s’être rendu propriétaire du domaine de Greylands, près de Clipton-sur-Marsh, dans le Suffolk. La première année de son séjour en Angleterre, il ne s’inquiéta pas plus de moi que mon vieil avare d’oncle. Mais enfin, un matin d’été, j’eus la joie très vive de recevoir de lui une lettre par laquelle il me priait pour le jour même à Greylands Court. Je me serais plutôt attendu à une convocation devant la Cour des faillites : l’intervention de mon cousin me parut donc providentielle. Un accord avec ce parent inconnu pouvait me tirer d’affaire. Pour l’honneur de la famille, il ne me laisserait pas réduire aux extrémités. J’ordonnai à mon valet de chambre d’apprêter ma valise, et je partis le soir même pour Clipton-sur-Marsh.
À Ipswich, je changeai de ligne, puis un train local me déposa dans une petite gare déserte, au milieu de prairies onduleuses qu’une rivière coupait de lents zigzags entre de hautes berges. Par suite d’un retard dans la transmission de ma dépêche, aucune voiture ne m’attendait à la gare ; j’y suppléai en louant un dog-cart à l’hôtellerie du lieu. Le conducteur, excellent garçon, ne tarissait pas d’éloges sur mon parent, et j’appris de lui qu’on ne jurait déjà plus dans le pays que par Everard King. Avec une inépuisable bienfaisance, King, avait reçu chez lui les enfants de l’école, ouvert sa propriété aux visiteurs, souscrit aux œuvres charitables de toute sorte, déployé, en un mot, tant de prévenances vis-à-vis de la population que mon cocher y voyait le signe certain d’ambitions parlementaires.
Mon attention fut détournée de ce panégyrique par l’apparition d’un magnifique oiseau perché sur un poteau télégraphique au bord de la route. Je le pris d’abord pour un geai ; mais il était plus grand et avait plus d’éclat dans le plumage. Il appartenait, me dit le cocher, à l’homme que j’allais voir. Cette acclimatation d’animaux exotiques semblait une des lubies d’Everard King : il avait amené avec lui du Brésil un grand nombre de bêtes et d’oiseaux qu’il essayait d’élever en Angleterre.
Sitôt franchi la grille du parc, je pus constater de mes yeux cette manie, ou ce goût, de mon cousin. Quelques petits daims tachetés, un porc sauvage de la curieuse espèce nommée pécari, un loriot somptueux, une sorte de tatou, un animal baroque à la démarche lourde, aux pieds tournés en dedans, et qui ressemblait à un très gros blaireau, furent parmi ceux que j’aperçus tandis que nous remontions l’allée sinueuse.
M. Everard King se tenait en personne sur le perron de son habitation ; le roulement de la voiture lui avait signalé mon arrivée. Très avenant, très simple d’apparence, courtaud, robuste, et marquant à peu près cinquante-cinq ans, il avait une bonne figure ronde et joviale, brûlée par le soleil des tropiques et toute fendillée de rides. En costume de toile blanche, comme un planteur, et son grand panama rejeté derrière la tête, il mâchonnait un gros cigare. C’était l’un de ces types dont la seule vue évoque les pays chauds et le bungalow à véranda ; il ne semblait guère à sa place devant cette immense demeure anglaise, construite en pierre, avec des ailes massives et des piliers à la Palladio devant la grande entrée.
« Ma chère, cria-t-il en regardant pardessus son épaule, ma chère ! voici notre hôte. Qu’il soit le bienvenu à Greylands. Ravi de vous connaître, cousin Marshall ; et très flatté que vous honoriez de votre présence ce morne coin de campagne. »
La cordialité de son accueil me mit tout de suite à l’aise ; il ne fallait pas moins pour compenser la froideur, sinon même l’incivilité de Mrs. King, une grande personne d’aspect rébarbatif que je vis s’avancer à son appel. Quoique d’origine brésilienne, elle s’exprimait fort bien en anglais, et je ne voulus voir dans ses façons d’agir que son ignorance de nos usages. Elle n’essaya pourtant de cacher, ni à ce moment ni plus tard, le peu d’agrément que lui causait ma visite. Sans doute, quand elle m’adressait la parole, c’était en termes polis, mais elle possédait deux yeux des plus expressifs, où je lus clairement à première vue que, de tout son cœur, elle souhaitait mon retour à Londres.
Pressé comme je l’étais par mes dettes et fondant sur la libéralité de mon parent des espérances vitales, je ne pouvais m’arrêter à des scrupules de susceptibilité pour le peu d’empressement de sa femme ; je pris le parti de n’en tenir aucun compte ; et quant à lui, je lui rendis bonne grâce pour bonne grâce. Il n’avait rien ménagé afin de me rendre la maison confortable. Ma chambre était charmante. Il me supplia de lui dire tout ce qui pouvait me faire plaisir. Je ne sais ce qui me tint d’avouer que, matériellement, un chèque en blanc remplirait cet office ; mais je réfléchis que dans l’état de notre connaissance c’était peut-être me découvrir trop tôt. Le dîner fut excellent. Tandis que, fumant un de ses havanes, je sirotais un café préparé spécialement dans ses plantations, je ne laissais pas de convenir que les éloges de mon cocher étaient justifiées et que je n’avais reçu de ma vie un accueil plus large.
Nonobstant sa bonhommie, mon cousin était une nature volontaire et capable d’emportement. J’en eus la preuve le lendemain matin. Mrs. Everard King, dans son incompréhensible aversion pour moi, avait affecté à mon égard, pendant le déjeuner, une attitude presque blessante. À peine son mari eut-il quitté la pièce qu’elle m’adressa ces simples mots dénués d’artifice :
« Le meilleur train de jour est celui de midi quinze…
— Mais je ne pensais pas m’en aller aujourd’hui, répliquai-je d’un ton de défi, décidé que j’étais à ne pas me laisser mettre dehors par cette femme.
— Oh ! s’il ne tient qu’à vous… »
Elle s’arrêta, les yeux chargés d’insolence.
« Je suis sûr, repris-je, que si j’abusais de son accueil Mr. King saurait me le dire.
— Qu’y a-t-il donc ? que se passe-t-il ? » fit une voix.
Everard King rentrait. Il avait entendu mes derniers mots ; un regard jeté sur sa femme et sur moi lui avait fait comprendre le reste. En une seconde, sa grosse figure joyeuse prit une expression de férocité.
« Puis-je vous demander de vouloir bien nous laisser, Marshall ? » dit-il.
Il ferma la porte derrière moi, et je l’entendis un instant qui gourmandait sa femme, à voix basse, sur un ton de fureur concentrée. Ce grave manquement aux lois de l’hospitalité le touchait évidemment au point sensible. N’ayant pas l’habitude d’écouter aux portes, j’allai faire un tour sur la pelouse. Mais bientôt j’entendis un pas précipité derrière moi : Mrs. Everard King s’avançait, pâle d’émotion, les yeux rougis par les larmes.
« Mon mari m’a demandé de vous faire des excuses, Marshall King, me dit-elle, en s’arrêtant devant moi, les yeux baissés.
— Je vous en prie, n’ajoutez pas un mot, Mrs, King. »
Ses yeux sombres, tout à coup, jetèrent des flammes.
« Vous êtes fou ! prononça-t-elle d’un ton fébrile, d’une voix sifflante ; tant pis pour vous, c’est vous qui l’aurez voulu… »
Et, me tournant le dos, elle partit en courant vers la maison.
L’attaque était si brusque que je restai sur place, interdit. J’étais encore là quand mon hôte vint me rejoindre. Il avait retrouvé son air de belle humeur.
« J’espère que ma femme se sera excusée de sa ridicule sortie.
— Elle s’est excusée, oui, certainement. »
Il me prit le bras, et nous fîmes les cent pas sur la pelouse.
« N’allez pas vous affecter de l’incident, continua-t-il. Vous me désobligeriez au delà de toute expression si vous abrégiez d’une heure votre visite. Entre parents, inutile, n’est-ce pas, de se faire des cachotteries. Eh bien, voilà : ma femme est d’une jalousie effroyable. Elle déteste quiconque, homme ou femme, s’interpose entre nous. Son idéal, c’est une île déserte et un éternel tête-à-tête. Cela vous explique ses façons, qui, sur ce point, je l’avoue, confinent à la manie. Promettez-moi de n’y plus penser.
— Je vous le promets.
— Alors, allumez ce cigare ; et venez voir avec moi ma petite ménagerie. »
Nous consacrâmes l’après-midi à cette inspection. Tout y passa de sa collection exotique, oiseaux, bêtes et reptiles, les uns en liberté, les autres en cage, certains dans la maison. Il parlait avec enthousiasme de ses succès et de ses déboires, des naissances et des morts survenues dans sa ménagerie. Une joie presque enfantine lui arrachait des exclamations chaque fois que, durant notre promenade, quelque oiseau fastueux se levait devant nous dans l’herbe, ou que quelque animal étrange fuyait sous le couvert. Finalement, il m’emmena le long d’un corridor qui s’embranchait sur une aile de la maison. À l’extrémité se trouvait une lourde porte, munie d’un volet à coulisse, près de laquelle une roue à manivelle de fer et un tambour tenaient à la muraille ; et de la muraille se projetait, en travers du corridor, une rangée de solides barreaux.
« Je vais, dit Everard King, vous montrer le joyau de ma collection. Il n’en existe en Europe qu’un second spécimen à présent que celui de Rotterdam est mort. C’est un chat du Brésil.
— En quoi un chat du Brésil diffère-t-il des autres ? »
Mon cousin se mit à rire.
« Vous allez voir. Soyez assez aimable pour tirer ce volet, et regardez à l’intérieur. »
Je fis comme il disait. Devant moi se découvrit une grande salle vide, dallée de pierre, et dont le mur opposé s’éclairait de petites fenêtres grillées. Au centre, dans la traînée d’or que faisait un rayon de soleil, était couché un formidable animal, de la dimension d’un tigre, mais d’un noir luisant comme celui de l’ébène. Ce tigre n’était qu’un gigantesque chat noir, en très bel état, qui se pelotonnait dans la lumière et s’y chauffait à la manière des chats. Il était à la fois si musclé et si souple, d’une grâce féline si parfaitement diabolique, que je n’en pouvais détacher mes yeux
« Eh bien ! me demanda mon hôte avec enthousiasme, qu’en pensez-vous ? Avez-vous jamais vu une bête plus magnifique?
— Jamais, en vérité. C’est l’élégance et la vigueur dans l’harmonie des formes.
— Certains le qualifient, à tort, de puma noir. Il mesure près de neuf pieds de la queue à la tête. Voilà quatre ans, c’était un petit tas de bourre noire avec deux yeux jaunes. Il me fut vendu comme nouveau-né dans la région sauvage des sources du Rio Negro. Sa mère avait tué douze hommes quand on eut raison d’elle à coups de lance.
— C’est donc là une espèce particulièrement féroce ?
— La plus perfide, la plus altérée de sang qu’il y ait sur terre : parlez d’un chat du Brésil à un Indien du haut pays, et vous le verrez bondir. Son gibier préféré, c’est l’homme. Le drôle que voilà ignore pour le moment le goût du sang chaud : qu’il vienne, à le connaître, ce sera terrible. Il ne supporte plus que moi dans son repaire. Even Baldwin, le groom, n’ose pas s’en approcher. Quant à moi, je lui tiens lieu de père et de mère. »
Ce disant, il ouvrit la porte, à ma grande surprise, et, l’ayant aussitôt refermée derrière lui, se glissa dans la salle. Au son de sa voix, l’énorme et souple créature se leva, bâilla, vint frotter contre lui sa grosse tête sombre : King la flattait de la main.
« Allons, Tommy ! ordonna-t-il, allons, dans votre cage ! »
Le chat, s’éloignant à reculons, alla se blottir dans un coin, sous un grillage. Everard King sortit, prit la manivelle de fer, la tourna ; et je vis la rangée de barreaux du corridor se mettre en mouvement à travers une fente du grillage et constituer avec lui une cage effective. Cela fait, King rouvrit la porte et m’invita à pénétrer dans la pièce, dont l’atmosphère s’alourdissait de ce relent acre qu’exhalent les grands carnivores.
« Vous comprenez la manœuvre, dit-il. Dans la journée, nous lui donnons pour ses ébats la largeur de la chambre ; puis, le soir, nous le réintégrons dans sa cage. Vous pouvez, du corridor, l’en faire sortir en tournant la manivelle ; et comme vous l’avez vu, l’y faire rentrer de même… Non, non ! pas cela ! »
J’avais passé ma main entre les barreaux pour caresser le flanc lustré de la bête. Mais lui, me tirant en arrière, et grave :
« Ne vous y fiez pas, grand Dieu ! Parce que je prends des libertés avec lui, cela ne prouve pas que tout le monde puisse le faire. Ses amitiés sont exclusives… pas vrai, Tommy ? Ah ! le voilà qui entend venir son dîner. Est-ce vous garçon ? »
Le long du corridor, un pas sonnait sur les dalles. L’animal s’était dressé ; il allait et venait dans son étroite cage ; ses prunelles jetaient des lueurs fauves ; sa langue rouge claquait contre la blancheur acérée de ses dents. Un groom entra : il apportait dans une auge un quartier de viande grossièrement équarrie, qu’il lui lança à travers les barreaux. L’animal le saisit d’un bond, l’emporta dans son coin, et, le tenant entre ses pattes, se mit à le déchiqueter. Son mufle sanglant se soulevait par intervalles, et il regardait vers nous. C’était un spectacle à la fois passionnant et atroce.
« Vous ne vous étonnerez pas, j’espère, me dit mon hôte quand nous quittâmes la salle, que je tienne beaucoup à cet animal, surtout si vous considérez que j’ai dû l’élever. Ce n’était pas une petite affaire que de l’amener ici du fond de l’Amérique. Le voilà sain et sauf ; et c’est, comme je vous ai dit, le plus bel échantillon qui soit en Europe. Les gens du Zoo en meurent d’envie ; mais vraiment je ne puis m’en défaire. Et maintenant que je vous ai, ce me semble, tenu plus que de raison sur ce chapitre, suivons l’exemple de Tommy : allons dîner ! »
À voir combien l’accaparaient son domaine et ses étranges pensionnaires, je ne m’avisai pas tout d’abord de supposer d’autres préoccupations à mon cousin d’Amérique. Qu’il en eût pourtant, et d’immédiates, je fus très vite amené à m’en rendre compte par la quantité de télégrammes qu’il recevait à toute heure. Il les ouvrait d’un geste fiévreux, les parcourait d’un regard inquiet. Sans doute il jouait aux courses ou à la Bourse ; en tout cas, il avait certainement en train quelque affaire urgente, et qui se traitait ailleurs que sur les falaises du Suffolk. Durant les six jours de ma visite, il reçut pour le moins chaque jour trois ou quatre dépêches ; et leur nombre alla quelquefois jusqu’à sept ou huit.
J’avais si bien employé le temps que nos relations étaient devenues des plus affectueuses. Chaque soir nous nous attardions au billard. Il faisait d’extraordinaires récits de ses aventures d’Amérique : aventures si hardies, si folles, que mon esprit les associait malaisément à l’idée du petit homme brun et joufflu assis là devant moi. En retour, je me laissais aller à des souvenirs personnels sur ma vie de Londres. Il s’y intéressait au point de jurer qu’il viendrait prochainement me demander l’hospitalité à Grosvenor Mansions. Il manifestait le plus vif désir de connaître la grande vie londonienne ; et l’on me permettra de dire qu’il n’eût pu choisir pour cela un meilleur guide.
Ce fut seulement le dernier jour de ma visite que j’osai aborder avec lui la question délicate. Je lui dis mes embarras d’argent, ma ruine imminente, et je lui demandai un conseil, non sans espérer quelque chose de plus solide. Il m’écouta avec une attention concentrée et profonde, en tirant de longues bouffées de son cigare.
« Mais est-il sûr, interrogea-t-il, que vous soyez l’héritier de notre parent commun, lord Southerton ?
— J’ai toutes raisons de le croire, bien qu’il ne m’ait jamais gratifié d’un penny.
— Oui, je sais son avarice. Mon pauvre Marshall, votre situation, telle que vous me la dépeignez, est bien pénible. À propos, avez-vous eu récemment des nouvelles de la santé de lord Southerton ?
— Récemment, non ; mais je l’ai toujours connu d’une santé précaire.
— Le ressort grince, mais résiste. Votre héritage peut se faire attendre. Mon cher, dans quelle triste position vous voilà !
— J’espérais un peu que, sachant les faits, vous voudriez bien…
— Pas un mot de plus, mon petit ! s’écria Everard King avec une rondeur charmante. Nous en reparlerons ce soir. Je vous donne ma parole que, tout ce qu’il me sera possible de faire, je le ferai. »
Je voyais sans regret ma visite toucher à son terme : il est toujours désagréable, dans une maison, de sentir qu’une personne désire ardemment votre départ. La face blême et les yeux hostiles de Mrs. King m’exprimaient sans cesse plus de haine. Par crainte de son mari, elle s’abstenait de toute démonstration trop vive ; mais elle poussait la fureur jalouse jusqu’à m’ignorer, ne m’adressant jamais la parole et s’ingéniant à me rendre le séjour de Greylands parfaitement insupportable. Son attitude le dernier jour fut telle que j’aurais pris congé de mon hôte sans l’entretien convenu entre nous pour le soir et sur lequel je comptais pour le rétablissement de mes affaires.
Il était tard quand cet entretien eut lieu ; car mon cousin, qui avait encore reçu ce jour-là plus de télégrammes que d’habitude, passa dans son cabinet de travail après le dîner et n’en sortit plus qu’une fois la maison endormie. Je l’entendis, comme chaque soir, fermer les portes : après quoi, il vint me retrouver au billard. Son corps vigoureux s’enveloppait dans une robe de chambre, et il portait aux pieds des babouches rouges. Ayant pris place dans un fauteuil, il se confectionna lui-même un grog, où je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il entrait beaucoup moins d’eau que de whisky.
« Bon sang ! grommela-t-il, quelle nuit ! »
En effet, le vent hurlait autour de la maison, faisant crier et secouant à l’arracher le treillis des fenêtres ; dans ce déchaînement de tempête, la lueur jaune des lampes nous paraissait plus vive, le parfum des cigares plus pénétrant.
« À présent, mon garçon, nous avons à nous tout seuls la nuit et la maison. Parlez-moi de vos affaires, je verrai ce que je puis pour y mettre un peu d’ordre. Mais j’ai besoin de les connaître dans le détail. »
Ainsi encouragé, je lui fis un long rapport où défilèrent tous mes fournisseurs et créanciers, depuis mon propriétaire jusqu’à mon valet de chambre. J’avais pris sur moi quelques notes, ce qui me permit de présenter chaque fait à sa place et d’exposer en homme d’affaires un système de vie qui, n’ayant rien de commun avec les affaires, m’avait conduit à ma lamentable situation. Hélas ! je tombai du haut de mes espérances en m’apercevant que mon cousin n’attachait sur moi que des yeux vagues. Sa pensée flottait ailleurs. Si, d’aventure, il faisait une remarque, elle était de pure forme, et tellement « à côté » qu’évidemment il n’avait pas prêté à mon exposé l’attention la plus sommaire. De temps à autre, il se redressait, affectait de prendre quelque intérêt à l’entretien, me demandait de répéter ou de compléter une explication ; mais c’était toujours pour retomber dans sa rêverie. Enfin il se leva, et, jetant au feu le bout de son cigare :
« Je vais vous dire, mon garçon : jamais je n’ai eu de tête pour les chiffres. Il faut me mettre tout ça sur un papier et me produire un compte. Noir sur blanc, je saisirai mieux. »
La proposition me rendit du cœur. Je lui promis de faire selon son désir.
« À présent, il est temps d’aller nous coucher. By Jove ! voilà une heure qui sonne au vestibule. »
Le carillon tintait dans l’ouragan. Le vent roulait comme un fleuve.
« Il faut que je voie mon chat avant de dormir. Ce vent l’excite. Venez-vous avec moi ?
— Tout à votre disposition !
— Ne faites pas de bruit et ne parlez pas : tout le monde dort. »
Nous traversâmes en silence le vestibule, garni de tapis de Perse et éclairé par une lampe ; puis nous franchîmes la porte qui faisait face, et nous nous trouvâmes dans le corridor dallé de pierre. L’ombre y régnait. Une lanterne d’écurie pendait à un crochet. Mon cousin la prit et l’alluma. La grille roulante ne barrait plus le corridor. Je connus ainsi que l’animal était dans sa cage.
« Entrez, » dit mon cousin.
Et il ouvrit la porte.
Un sourd grognement nous accueillit. Sans nul doute, l’animal subissait l’influence de la tempête. À la lueur incertaine du falot, nous l’aperçûmes, masse redoutable et obscure, roulé dans un coin, projetant sur le mur blanc une ombre trapue et singulière. Sa queue battait rageusement la litière de paille.
« Mon pauvre Tommy n’est pas de bonne humeur, dit Everard King, levant sa lampe pour le regarder. Ne dirait-on pas un diable ? Un petit souper le calmera. Voudriez-vous me tenir la lanterne ? »
Je lui pris des mains la lanterne : il s’avança vers la porte.
« Son garde-manger n’est pas loin. Vous allez, n’est-ce pas, m’excuser une minute. »
Et, sans attendre ma réponse, il poussa la porte, qui se referma sur lui avec un claquement de métal.
Tel fut l’effet de ce claquement que mon cœur s’arrêta. Envahi d’une terreur subite, glacé par le pressentiment d’une abominable trahison, je m’élançai vers la porte : la poignée manquait du côté de l’intérieur.
« À moi ! criai-je. Laissez-moi sortir !
— N’ayez crainte. Tout va bien ! Surtout, ne faites pas de bruit, me répondit du couloir la voix de mon hôte.
— Je ne veux pas être ainsi enfermé seul.
— En vérité ? »
Je l’entendis pouffer de rire.
« Soyez tranquille, vous ne serez pas seul longtemps.
— Laissez-moi sortir, monsieur, répétai-je avec colère. Je n’admets pas ces mauvaises plaisanteries.
— Mauvaises est le mot, » dit-il avec un ricanement de haine.
Alors, tout d’un coup, dans le vacarme de la tempête, j’entendis la roue grincer sous l’impulsion de la manivelle et la grille se mouvoir à travers la fente du mur.
Dieu juste ! Everard King lâchait sur moi le chat du Brésil.
À la lueur de la lanterne, je voyais les barreaux passer lentement devant moi. Déjà il y avait à l’autre bout une large ouverture. Avec un cri aigu, j’empoignai le barreau le plus proche, je tirai avec l’énergie d’un fou. Fou, je l’étais, d’horreur, de fureur, d’épouvante. Une minute ou même davantage, j’immobilisai le barreau. Mais je sentais que King pesait de tout son pouvoir sur la manivelle : la puissance du levier viendrait fatalement à bout de moi. Je cédais pouce à pouce, mes pieds glissant sur les dalles. Cependant, j’implorais le bandit. Je le suppliais de m’épargner cette mort affreuse. Je l’en conjurais au nom de notre parenté. Je lui rappelais que j’étais son hôte. Je lui demandais de me dire quel mal je lui avais fait. Il ne me répondait qu’à coups de pesées sur le mécanisme ; et chacun de ses efforts en dépit de ma résistance, élargissait d’un barreau l’ouverture. Cramponné au fer, l’étreignant avec désespoir, je me laissai traîner ainsi tout le long de la cage. Enfin, les poignets brisés, les doigts meurtris, j’abandonnai cette lutte inégale. La grille vibra quand je lâchai prise. L’instant d’après, j’entendis sur les dalles du corridor un traînement de babouches. La porte du fond claqua. Et tout retomba dans le silence.
Cependant, l’animal n’avait pas bronché ; il restait tapi dans son coin ; sa queue avait cessé de battre. Cette apparition d’un homme accroché aux barreaux et traîné hurlant devant lui l’avait comme hypnotisé. Ses yeux dardaient sur moi leur éclat fixe. J’avais, en attrapant les barreaux, laissé choir la lanterne ; mais elle brûlait encore à terre. Je fis un geste pour la ramasser, imaginant vaguement qu’une protection me viendrait de cette lumière : aussitôt l’animal fit entendre une menace. Je m’arrêtai, je m’immobilisai. Des frissons de fièvre me couraient par tous les membres. Le chat, si l’on peut bien donner à un être aussi effroyable une appellation aussi domestique, n’était plus qu’à dix pieds de moi. Ses prunelles luisaient comme deux disques de phosphore. Il me terrifiait et me fascinait. Mes yeux ne pouvaient se détourner des siens. La nature, en de pareils instants, se complaît avec nous à des jeux fantasques : je voyais croître et décroître régulièrement les deux vacillantes lumières ; tantôt elles semblaient de minuscules points d’or très brillants, comme des étincelles électriques dans les ténèbres ; tantôt elles se dilataient, se dilataient, jusqu’à remplir de leur mobile et sinistre clarté tout ce coin de la salle. Brusquement, elles s’éteignirent ensemble.
L’animal avait fermé les yeux. Je ne sais ce que vaut exactement la vieille croyance à l’autorité du regard humain ; j’ignore également si l’énorme chat n’était qu’assoupi ; toujours est-il que, loin de manifester aucune velléité d’attaque, il reposait entre ses pattes de devant sa tête noire et lisse, comme s’il sommeillait. Je ne bougeai pas, crainte de l’éveiller ; et ne sentant plus sur moi le feu de ses yeux sinistres, je recouvrai assez de liberté d’esprit pour réfléchir. Donc, je me trouvais enfermé pour la nuit avec le fauve. Mon instinct, sans compter les paroles du gredin qui m’avait tendu ce piège, m’avertissait que l’animal était aussi sauvage que son maître. Comment le tenir à distance jusqu’au jour ? Rien à espérer du côté de la porte. Pas davantage du côté des fenêtres, étroites et fermées par des barreaux. Nul refuge dans cette salle nue et pavée de dalles. Inutile d’appeler au secours : je savais que ce repaire ne faisait point proprement partie de la maison, et que le, corridor qui l’y rattachait avait au moins cent pieds de long. D’ailleurs, avec le vent qui soufflait, aucune chance que mes cris fussent entendus. Je ne pouvais m’en remettre qu’à mon sang-froid et à mon courage. Mais, avec un redoublement d’horreur, je regardai la lanterne. La bougie arrivait à sa fin et commençait de couler. Elle s’éteindrait dans dix minutes. Je n’avais donc que dix minutes pour agir ; car je sentais que je n’en aurais plus le pouvoir, une fois resté dans le noir avec l’effroyable bête. L’idée seule d’une telle situation me paralysait. J’inspectai avec désespoir cette chambre funèbre et m’avisai d’un endroit qui semblait me promettre, non pas, positivement, la sécurité, mais un danger moins immédiat que le sol lui-même.
J’ai dit que la cage était grillée dans le haut comme sur le devant : quand le devant se déplaçait, le grillage supérieur restait en place. Ce grillage supérieur, fait de barreaux espacés de quelques pouces et réunis par un fort réseau de fil de fer, reposait à chaque extrémité sur un gros étançon. Il formait de la masse redoutable qui s’écrasait comme un grand baldaquin au-dessus dans l’angle de la cage. Un intervalle de deux à trois pieds environ le séparait du toit. Supposé que j’y pusse grimper et m’y tenir aplati entre les barreaux et la toiture, je n’aurais qu’un côté vulnérable. Je serais en sûreté par dessous, par derrière, à droite et à gauche. Je ne pourrais être assailli qu’en face. De ce côté, sans doute, je n’avais aucune protection ; mais, du moins, l’animal, quand il commencerait ses allées et venues ne me trouverait pas sur son chemin, et il devrait en sortir pour m’atteindre. J’avais à me décider tout de suite ; une fois morte la flamme de ma lanterne, il serait trop tard. Je respirai à pleine gorge, bondis, agrippai le bord du grillage supérieur et m’y balançai. Le cœur me battait avec violence. Enfin, par mille contorsions, je m’insinuai à plat ventre au-dessus de la cage, d’où je me trouvai plongeant sur les terribles yeux et les mâchoires béantes du fauve ; sa fétide haleine me montait à la figure comme une vapeur empoisonnée.
Il semblait, du reste, plus curieux que furieux. Il se dressa, faisant onduler sa longue échine d’ébène poli, s’étira, puis, soulevé sur ses pattes de derrière, appuyant au mur une patte de devant, il leva l’autre, dont il promena les griffes blanches le long des mailles de fil de fer sous moi. L’une des griffes déchira mon pantalon — je dois dire que j’étais encore en habit — et creusa un sillon dans mon genou. Il y avait là, de la part du chat, non pas une manœuvre offensive, mais plutôt une expérience ; car, un cri de douleur m’ayant échappé, il se laissa retomber sur ses quatre pattes, et sauta dans la salle, autour de laquelle il se mit à décrire des cercles rapides, en regardant de temps à autre dans ma direction. Je me tournai de biais, jusqu’à toucher du dos la muraille, de façon à tenir le moins de place possible. Plus je me reculais, plus je me dérobais aux atteintes.
On eût dit que le chat s’excitait par le mouvement. Il tournait toujours, très vite, sans bruit, autour de sa tanière, passait et repassait sans trêve au-dessous du lit de fer qui me portait. Chose admirable que ce corps énorme se déplaçât avec la légèreté d’une ombre et qu’on n’entendît sur son passage que de petits chocs mous comme ceux de tampons de velours ! La bougie brûlait bas, si bas qu’à peine je distinguais l’animal. Tout d’un coup, après un dernier éclat, un dernier grésillement, elle s’éteignit. Je restai seul avec le chat dans les ténèbres.
On envisage plus délibérément le danger quand on a conscience d’avoir fait tout son possible ; on n’a plus qu’à voir venir. Pour moi, s’il me restait une chance de salut, c’était seulement à l’endroit précis que j’occupais. Je m’allongeai donc et demeurai immobile, retenant mon souffle, espérant que la bête m’oublierait peut-être si j’évitais de me rappeler à elle. Je calculai qu’il devait être deux heures. À quatre, le jour commencerait à poindre. Je n’avais plus que deux heures à l’attendre.
Dehors, la tempête sévissait de plus belle, la pluie cinglait les petites fenêtres ; dedans, il régnait une atmosphère accablante, toute viciée de miasmes. Je n’entendais pas plus le chat que je ne le voyais. J’essayai de penser à diverses choses. Une seule parvint un peu à me distraire du sentiment de ma situation : ce fut l’idée de la scélératesse de mon cousin, de son hypocrisie sans égale, de sa haine féroce pour moi. Sous ce masque réjoui se dissimulait un bandit d’une autre époque. Plus j’y songeais, mieux je pénétrais la minutieuse perfidie avec laquelle il avait pris ses mesures. Il avait feint d’aller se coucher comme tout le monde : des témoins affirmeraient sans doute l’avoir vu. Puis, à l’insu de tout le monde il était descendu, m’avait attiré dans cet antre, m’y avait abandonné. Sa justification serait des plus simples : il dirait qu’il m’avait laissé au billard, en train d’achever mon cigare, j’avais eu l’idée spontanée de sortir, pour aller donner un dernier coup d’œil au chat ; je n’avais pas remarqué, en pénétrant dans la salle, que la cage fût ouverte ; et j’avais été pris… Comment faire contre lui la preuve du crime ? On l’en soupçonnerait peut-être : on ne l’en convaincrait jamais !
Avec quelle lenteur s’écoulèrent ces deux terribles heures ! Une fois, j’entendis un bruit sourd, comme râpeux, et je supposai que le chat lissait sa robe. Puis, à diverses reprises, les feux verdâtres de ses yeux m’arrivèrent dans l’obscurité, mais sans se fixer sur moi ; et j’espérai de plus en plus qu’il oubliait ou ignorait ma présence. Les fenêtres filtrèrent un pâle rayon de lumière ; je les entrevis d’abord à peine, comme deux carrés gris sur le mur noir ; puis, de grises, elles devinrent blanches ; et je pus voir derechef mon terrible compagnon. Lui aussi, hélas ! il pouvait me voir !
Tout de suite, je compris qu’il était à mon égard dans des dispositions beaucoup plus dangereuses et agressives. La fraîcheur du petit jour l’irritait ; puis, il commençait à souffrir de la faim. Avec un grognement continuel, il arpentait à grands pas le côté de la salle opposé à celui où je m’étais, réfugié ; ses moustaches se hérissaient de colère ; il se fouettait de la queue ; et toutes les fois qu’il se retournait en arrivant aux angles, ses yeux sauvages se levaient vers moi, chargés de menace. Il voulait me dévorer. Et néanmoins, à ce moment même, je me surprenais à admirer, en cet être diabolique, sa grâce sinueuse, sa flexibilité, le merveilleux chatoiement de son pelage, l’écarlate vif et palpitant de sa langue sur le noir lustré de son museau. Et tout le temps montait en un crescendo ininterrompu, son grognement redoutable. La crise approchait.
Vraiment, c’était une fin misérable que de périr dans cet abandon, dans ce froid, ainsi grelottant sous la minceur d’un habit, et couché sur ce gril de torture ! J’essayai bravement d’accepter mon sort, d’égaler mon âme aux circonstances ; mais, dans le même temps, avec la lucidité du désespoir, je cherchais un moyen de fuite. Une chose était claire : le devant de la cage, si je le remettais en place, m’offrait une protection assurée. Pourrais-je l’y remettre ? Je risquais, en bougeant, d’attirer l’animal. Lentement, très lentement, j’avançai la main et saisis l’extrémité de la grille, dont le premier barreau sortait du mur. À ma grande surprise, elle suivit sans peine. Bien entendu, la difficulté de tirer la grille s’accroissait du fait que je m’y cramponnais. Je tirai de nouveau, et elle avança de trois pouces. Elle courait évidemment sur des roulettes. Je tirai encore… Et le chat bondit !
Ce fut si prompt, si brusque, que je ne m’en doutai pour ainsi dire pas. Juste le temps d’un grognement féroce, et je vis à portée de ma main les étincelants yeux jaunes, la tête noire et plate, la langue rouge, les dents éblouissantes. Le choc de l’animal imprima aux barreaux qui me portaient une si violente secousse que je pensai, dans la mesure où je pouvais penser à pareille minute, qu’ils allaient s’abattre. Le chat se balança un instant, sa tête et ses pattes de devant toutes proches de moi, tandis que ses pattes de derrière battaient l’air, cherchant où s’accrocher à l’extrémité du grillage. J’entendis crier ses ongles sur le fil de fer. À sentir sur moi son haleine, je faillis m’évanouir. Son souffle me rendait malade. Mais il avait mal calculé son élan ; il ne put se maintenir. Grinçant de rage, égratignant follement les barreaux, il pivota lentement sur lui-même et retomba de tout son poids sur le sol. D’ailleurs, il se retourna tout de suite ; et, grondant, me faisant face, il se ramassa pour un autre bond.
La minute était décisive. Instruit par l’expérience, l’animal, cette fois, calculerait mieux. Je devais agir sans retard et sans peur si je voulais jouer ma dernière chance. En un clin d’œil, j’arrêtai mon plan. J’ôtai mon habit et le lançai à la tête de mon adversaire ; en même temps, je me laissai tomber à terre, saisis par le premier barreau la grille de devant, et la tirai avec une énergie frénétique.
Elle vint plus facilement que je n’aurais cru. Je pris ma course, l’entraînant avec moi. Naturellement, je me trouvais encore en dehors de la cage, sans quoi je n’aurais eu qu’à m’éloigner sain et sauf ; tandis qu’il y eut une seconde où je dus m’arrêter et arrêter la grille pour tâcher de passer dans l’intervalle encore libre. Il n’en fallait pas davantage à la bête, qui, secouant son voile, s’élança. Je me précipitai à travers l’ouverture, poussai derrière moi les barreaux, et, avant que j’eusse entièrement retiré la jambe, un terrible coup de patte me rabota le mollet. L’instant d’après, ensanglanté, défaillant, je gisais sur la litière immonde ; mais la grille opposait une barrière infranchissable aux bonds exaspérés du chat.
Trop blessé pour me remuer, trop faible pour sentir même l’aiguillon de la crainte, je ne pouvais que demeurer là, plus mort que vif, et observer l’animal. Son large poitrail noir se pressait contre les barreaux et, de ses pattes crochues, il me cherchait, comme fait un chat domestique devant une souricière. Il lacérait mes vêtements, mais, nonobstant ses efforts pour aller plus loin, il n’arrivait pas à m’atteindre. J’ai entendu parler du curieux effet d’engourdissement qui suit les blessures faites par les grands carnivores. Je l’expérimentai sur moi-même : tout sentiment de personnalité s’était aboli en moi, et je m’intéressais aux tentatives du chat comme à un jeu dont j’aurais eu le spectacle. Puis, graduellement, ma pensée s’en fut à la dérive dans de vagues, d’étranges rêves, où toujours revenaient ce museau noir et cette langue rouge ; et je m’abîmai dans le nirvana du délire, refuge béni après une trop cruelle épreuve.
Je fus rappelé à moi, au bout de deux heures, par un bruit sec, le même bruit de métal qui avait marqué le début de ma terrible aventure. Un pêne de serrure jouait. Sans frayeur, dans l’état de lucidité imparfaite où j’étais plongé, je devinai que la grosse figure bénévole de mon cousin regardait par l’ouverture de la porte. Ce qu’il voyait était bien fait pour le frapper de stupeur : le chat s’allongeait au ras du sol ; quant à moi, étendu dans la cage, sur le dos, en manches de chemise, j’avais mon pantalon en pièces et je baignais dans mon sang. Le soleil du matin me montrait la consternation peinte sur son visage. Il me contempla longuement. Puis, fermant la porte après lui, il s’approcha de la cage pour s’assurer que j’avais cessé de vivre.
Ce qui arriva, je ne saurais entreprendre de le dire. Je n’étais guère dans les conditions requises pour assister aux événements en témoin et en chroniqueur. Je sais seulement que, tout d’un coup, cessant de me regarder, il fit face à l’animal.
« Mon bon vieux Tommy ! criait-il. Mon bon vieux Tommy ! »
Et il reculait vers la grille. Puis, rugissant :
« Couchez là, stupide bête ! Couchez là, monsieur ! Vous ne reconnaissez donc pas votre maître ? »
Un souvenir surgit dans le désordre de mon cerveau. Je me rappelai ce que King m’avait dit sur ce goût du sang qui prendrait l’animal à l’improviste, comme une rage. Mon sang avait déchaîné cette rage ; et celui de King allait payer le prix du mien.
« Au large ! hurla-t-il ; au large, démon que vous êtes ! Baldwin ! Baldwin ! Au secours ! »
Je l’entendis tomber, se relever, tomber encore. Peu à peu, ses cris s’étouffèrent ; sa voix faiblit jusqu’à se perdre dans les grondements furieux du chat. Et je le croyais mort, quand je vis, comme en un cauchemar, une forme aveugle, sanglante, mutilée, courir éperdue autour de la salle. Puis, tout s’effaça dans une syncope.
Je restai plusieurs mois à me remettre, si tant est que je puisse me dire bien remis ; car jusqu’à la fin de mes jours, je devrai, pour marcher, m’aider d’une canne, en souvenir de cette horrible nuit avec le chat du Brésil. Baldwin, le groom, et les autres domestiques se rendirent vaguement compte de ce qui s’était passé, lorsque, attiré par les cris de leur maître, ils m’aperçurent derrière les barreaux, et virent les restes de King, ou ce qu’ils reconnurent ensuite pour ses restes, entre les griffes du monstre qu’il avait élevé. Ils durent, avant de pouvoir me secourir, repousser le chat avec des fers rouges, et le tuer à coups de fusil. On me transporta dans ma chambre ; et la, sous le toit de celui qui avait machiné ma perte, je restai plusieurs semaines entre la vie et la mort. On avait mandé un chirurgien de Clipton, une infirmière de Londres ; au bout d’un mois, je fus en état d’être conduit à la gare et, de là, à Grosvenor Mansions.
Je garde de cette période un souvenir que je rattacherais aux décevantes imaginations du délire s’il n’avait tant de fixité dans ma mémoire. Une nuit que ma garde était absente, la porte de ma chambre s’ouvrit ; une femme de haute taille, en grand deuil, se glissa dans la pièce. Elle s’approcha, pencha sur moi un pâle visage, et je reconnus dans le clair-obscur la femme de mon cousin, la Brésilienne. Elle me regardait avec une bonté que je ne lui soupçonnais pas. Elle demanda :
« M’entendez-vous ? »
J’inclinai légèrement la tête. J’étais encore si faible !
« Je vous plains de tout mon cœur, fit-elle. Mais il n’a pas tenu à moi que le malheur vous fût épargné. N’ai-je pas tenté pour vous le possible ? J’ai cherché dès le premier jour à vous faire quitter cette maison. J’ai tout essayé pour vous arracher à mon mari. À moins de le dénoncer, que pouvais-je davantage ? Je savais que, s’il vous attirait ici, ce n’était pas sans raison. J’avais la certitude qu’il ne vous en laisserait jamais repartir. «Personne ne le connaissait comme moi, qui ai tant souffert par lui. Je n’osais rien vous dire, il m’aurait tuée. Mais j’agissais de mon mieux. Par le simple jeu des circonstances, vous m’avez tenu lieu du meilleur de mes amis : vous m’avez rendue libre alors que je n’attendais ma délivrance que de la mort. Je regrette que vous ayez été si cruellement blessé, mais vous n’avez pas de reproche à me faire. Je vous ai crié que vous étiez fou, et vous vous êtes conduit comme un fou qui ne veut rien voir, rien comprendre… »
Elle sortit d’un pas furtif, comme elle était entrée, la mystérieuse, la douloureuse femme. Je ne devais plus la revoir. Avec ce que lui laissait son mari, elle retourna dans son pays. J’ai su qu’elle avait pris le voile à Pernambuco.
Quand je fus de retour à Londres, les docteurs mirent un certain temps avant de me laisser reprendre le cours de mon existence. Permission dont je me souciais fort peu, du reste, car je redoutais une invasion de créanciers. Au contraire, ce fut Summers, mon avoué, qui, le premier, me rendit visite.
« Enchanté, dit-il, que Votre Grâce aille mieux. J’ai longtemps attendu le plaisir de vous porter mes compliments.
— Que signifie ce langage, Summers ? Ce n’est pas le moment de plaisanter.
— Ce langage signifie que vous voilà devenu Lord Southerton depuis six semaines. Je craignais, si vous veniez à l’apprendre plus vite, que cela ne retardât votre guérison. »
Lord Southerton, l’un des plus riches pairs d’Angleterre ! Je n’en pouvais croire mes oreilles. Alors, par un brusque calcul du temps écoulé depuis mon aventure, il se fit dans ma pensée un rapprochement.
« Ainsi, lord Southerton mourut vers l’époque où je fus blessé?
— Le jour même. »
Summers me regardait dans les yeux en prononçant cette phrase ; je suis convaincu qu’il soupçonnait le fond de l’histoire. Il s’arrêta un instant, comme s’il attendait de moi une confidence ; mais je ne vis pas ce que je gagnerais à mettre au jour un scandale de famille.
« Curieuse coïncidence ! continua-t-il, me dévisageant d’un regard averti. Vous n’ignorez pas qu’en droit naturel Everard King prenait rang après vous comme héritier de votre oncle. Que vous eussiez péri à sa place sous les dents du tigre, ou par autre malencontre, c’est lui qui, à cette heure, s’appellerait lord Southerton.
— Sans aucun doute.
— Et cette idée l’occupait fort. Je sais qu’il avait soudoyé le valet de chambre de lord Southerton et que, d’heure en heure, ou peu s’en faut, cet individu le tenait au courant, par télégrammes, de la santé de son maître. Cela, je crois, vers l’époque de votre séjour chez King. Ne trouvez-vous pas bizarre ce désir d’information alors qu’il n’était pas héritier en première ligne ?
— Très bizarre, dis-je. Et maintenant, Summers, apportez-moi mes factures et un nouveau livre de chèques ; nous allons commencer un peu à nous organiser. »