Ce n’est pas sur les seuls terrains de carnage qu’on peut se rendre compte des horreurs de la guerre. Quand sur les champs de bataille les cris des blessés se sont tus, les haines se lèvent effroyables, et une autre guerre commence, guerre sournoise, sans merci, guerre de partisans qui, froidement, vengent leurs affronts et leurs morts. C’est une de ces lugubres histoires, à la fois fantastique et réelle, que fait revivre devant nous la nouvelle — inédite chez nous — du célèbre écrivain Conan-Doyle.
Depuis un mois, les Prussiens victorieux campaient aux Andelys et le sol du pays normand résonnait sous la botte de l’envahisseur. Un découragement sans nom avait succédé à la fièvre des premiers jours et le pays demeurait morne, écrasé de douleur et de honte. Cependant les soldats allemands qui allaient et venaient par les rues de la ville n’avaient pas l’insolente joie du triomphe : une sorte de terreur régnait dans toute la contrée.
Presque chaque soir, en effet, des sentinelles isolées étaient assassinées et, le lendemain, on les trouvait mortes dans un champ, la tempe trouée d’une balle, ou bien encore des patrouilles envoyées en reconnaissance ne revenaient jamais dans les lignes prussiennes.
Le colonel Von Gramm, commandant la garnison, avait tout tenté pour punir les meurtriers, mais en vain. Ni la terreur ni la violence ne lui réussissaient : il résolut alors d’essayer de la puissance de l’or et fit donc afficher qu’une somme de cinq cents francs serait comptée à toute personne qui pourrait lui fournir des renseignements sur le ou les auteurs de ces actes. Personne ne se présenta. Il en offrit alors huit cents, mais les paysans restaient incorruptibles. Enfin, affolé par le meurtre resté impuni de l’un de ses caporaux, il alla jusqu’à promettre une somme de mille francs, et parvint, grâce à cette générosité à acheter la conscience d’un certain François Révane, un fermier dont l’avarice normande était encore plus forte que le patriotisme.
UNE INFAME DÉNONCIATION. À LA POURSUITE DU « TUEUR DE PRUSSIENS ».
— Vous connaissez, dites-vous, l’auteur de tous ces attentats ? interrogea le colonel en contemplant avec dégoût l’homme vêtu d’une blouse bleue et dont le visage de fouine était devant lui.
— Oui, colonel.
— Et c’est…
— Versez d’abord les mille francs promis, colonel.
— Je ne vous donnerai pas un sou avant d’avoir fait vérifier si votre récit est conforme à la vérité. Voyons, quel est celui qui a assassiné mes soldats ?
— C’est le comte Eustache de Château-Noir !
— Vous mentez, s’écria le colonel en colère. Un gentilhomme est incapable de commettre de tels crimes.
Le paysan haussa les épaules.
— Le Château-Noir est à environ quatre lieues d’ici ? demanda l’officier allemand.
— Il est exactement à treize kilomètres, répondit le paysan.
— Vous connaissez l’endroit ?
— J’y ai travaillé autrefois.
Le colonel Von Gramm agita une sonnette.
— Donnez à manger à cet homme, et gardez-le à vue, dit-il au sergent.
— Pourquoi me garder, colonel ? je ne puis en dire davantage.
— Nous aurons besoin que vous nous serviez de guide.
— De guide ! mais le comte !… si je tombe entre ses mains?… Ah ! colonel…
Le commandant prussien fit un signe de main pour s’en débarrasser.
— Envoyez-moi de suite le capitaine Baumgarten, dit-il.
L’officier qui se présenta était un homme d’âge moyen, à la mâchoire épaisse, aux yeux bleus, avec une moustache blonde en croc, et un visage rouge comme une brique. Soldat d’une intelligence un peu lourde, il était brave et sûr.
— Vous allez faire cette nuit une reconnaissance jusqu’au Château-Noir, capitaine, dit-il. J’ai réussi à me procurer un guide. Vous arrêterez le comte et vous me le ramènerez. S’il essaie de s’évader, n’hésitez pas à faire tirer sur lui.
— Combien d’hommes faut-il prendre avec moi, colonel ?
— Nous sommes entourés d’espions, et notre seule chance est de nous jeter sur lui et de nous en emparer avant qu’il ait eu le temps de connaître notre expédition. Une troupe nombreuse attirerait l’attention : d’un autre côté, il ne faut pas risquer de vous laisser couper la retraite.
— Je pourrai me diriger vers le nord, comme si j’allais opérer une jonction avec le général Goeben. Puis je prendrai cette route que je vois indiquée sur votre carte et arriverai au Château-Noir avant qu’on ait pu entendre parler de nous. En ce cas, je crois qu’avec vingt hommes…
— Très bien, capitaine. J’espère vous revoir demain matin avec votre prisonnier.
Le capitaine Baumgarten sortit de la petite ville des Andelys, en pleine nuit, avec ses vingt soldats du régiment de Posen, et se dirigea vers le nord-ouest en suivant la route nationale. À quatre kilomètres plus loin, il la quitta pour prendre un étroit sentier rempli d’ornières, qui devait le conduire rapidement vers le but de son expédition. La pluie tombait, fine et glacée, sur les branches dénudées des hauts peupliers, formant, de chaque côté des fossés des champs ravinés, des rigoles profondes. Le capitaine marchait en avant et il avait auprès de lui un vieux sergent rengagé, Monsini Moser, qui tenait, attaché au sien, le poignet du paysan. On avait eu soin de prévenir celui-ci qu’en cas d’embuscade le premier coup de feu serait pour lui. Derrière eux, les vingt fantassins s’avançaient péniblement dans l’obscurité, la tête penchée sous l’averse, et leurs bottes clapotant dans la boue gluante.
Il était près de huit heures quand la section avait quitté les Andelys. À onze heures et demie, le guide s’arrêta dans un endroit où deux hauts piliers, surmontés d’une voûte portant des emblèmes héraldiques, se dressaient, encadrant une lourde grille en fer. Le mur qui, jadis, formait l’enceinte du domaine tombait en ruines, mais le portail s’élevait, encore majestueux, au milieu des ronces et des mauvaises herbes qui avaient poussé à sa base. Les Prussiens le contournèrent et avancèrent avec précaution sous un dôme de chênes qui formaient une longue avenue où les feuilles des arbres, amoncelées par l’automne, étouffaient le bruit de leurs pas.
Arrivés au but, ils firent halte afin de bien reconnaître les environs.
L’ARRIVÉE AU CHÂTEAU MYSTÉRIEUX.
Le Château-Noir était devant eux. Tout était silencieux ; une lumière solitaire brillait à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée.
Le capitaine murmura des ordres à ses troupes. Une partie devait s’assurer de la porte principale ; une autre, de celle de derrière. Enfin des hommes furent désignés pour surveiller le côté est ; d’autres, le côté ouest de la demeure. Accompagné du sergent, Baumgarten s’approcha sur la pointe des pieds de la fenêtre éclairée.
Ils aperçurent une petite pièce humblement meublée. Un homme d’un certain âge, paraissant être un domestique, était assis, lisant les lambeaux d’un journal à la lueur d’une chandelle fumeuse. Il était allongé dans une chaise de bois, et ses pieds reposaient sur une boîte ; une bouteille de vin blanc et un verre étaient placés sur un tabouret à côté de lui.
LE MARCHÉ — Vous connaissez l’auteur de tous ces attentats ? dit le colonel en contemplant avec dégoût l’homme qui était devant lui. — Oui, colonel. Versez d’abord les mille francs promis.
Le sergent brisa une vitre avec le canon de son fusil, l’homme poussa un cri et se leva instantanément.
— Silence, si vous tenez à votre peau ! dit le capitaine ; la maison est cernée, et toute résistance est impossible. Ouvrez-nous la porte, sinon gare à vous.
— Ne tirez pas, pour l’amour de Dieu ! je vous ouvrirai… je vais vous ouvrir, s’écria le pauvre diable.
Il sortit de l’appartement après avoir vivement froissé son journal dans ses mains. Un instant plus tard, le grincement d’une clef dans les vieilles serrures se fit entendre, ainsi que le bruit des verrous qu’on tirait de l’intérieur, et la porte s’ouvrit. Les Prussiens se précipitèrent dans le corridor dallé.
— Où est le comte Eustache de Château-Noir ?
— Mon maître ?… il est sorti.
— Sorti à cette heure de la nuit ? Vous jouez votre vie si vous avez l’audace de mentir.
— C’est pourtant la vérité, Monsieur, il est réellement sorti.
— Où est-il allé ?
— Je n’en sais rien.
— Bans quel but ?
— Je n’en sais rien. Il est inutile de me mettre en joue avec votre revolver. Vous pouvez me tuer, si vous voulez, mais vous n’arriverez pas à me faire dire ce que je ne sais pas.
— Sort-il souvent, d’habitude, à cette heure-ci ?
— Oui, cela lui arrive fréquemment.
— À quelle heure a-t-il coutume de rentrer ?
— Avant l’aurore.
Le capitaine Baumgarten laissa échapper un juron. Il avait donc fait buisson creux. Les réponses de cet homme étaient vraisemblablement sincères. Il eût dû s’y attendre. Tout au moins, il allait perquisitionner dans le château.
Laissant un piquet à la porte d’entrée, et un autre par derrière, le sergent et lui donnèrent l’ordre au majordome de les précéder. La bougie tremblante envoyait des silhouettes bizarres sur les vieilles tapisseries et les plafonds à poutrelles de chêne. Ils cherchèrent inutilement dans toute la demeure, depuis l’immense cuisine dallée du rez-de-chaussée jusqu’à une énorme salle à manger donnant sur une galerie. Ils ne trouvèrent rien.
La demeure était difficile à explorer. Les escaliers étroits ne permettaient le passage qu’à un seul homme à la fois. Ils aboutissaient, les uns et les autres, à des corridors tortueux ; les murs étaient si épais qu’on n’entendait aucun bruit d’une pièce à l’autre. D’énormes cheminées s’ouvraient béantes et toutes les fenêtres avaient au moins six pieds de profondeur dans le mur. Le capitaine Baumgarten frappait le sol de ses bottes, arrachait les tentures, portait des coups redoublés sur les murs énormes avec le pommeau de son sabre, mais rien ne résonnait.
À la fin, convaincu que la maison était vide, il dit à demi-voix à son sergent :
— Vous-allez garder à vue ce bonhomme et veiller à ce qu’il ne communique avec personne.
— Oui, capitaine.
— Vous placerez en avant du château quatre sentinelles ; vous en ferez autant en arrière. Il est certain qu’à l’aurore notre oiseau ne manquera pas de rentrer au nid.
— Que ferai-je du reste du détachement, capitaine ?
— Mettez les hommes à souper dans la cuisine et invitez cet individu à leur fournir de la viande et du vin. La nuit est très mauvaise et nous serons mieux là que sur la route à nous tremper.
— Et vous, capitaine ?
— Je souperai ici, dans la salle à manger. Le feu est préparé dans la cheminée, il n’y a plus qu’à l’allumer. Appelez-moi à la première alerte… Que pouvez-vous me donner pour souper, hé là-bas ?
— Hélas ! Monsieur, dit le paysan, tout ce que je puis faire c’est de vous apporter une bouteille de vin de l’année, et un morceau de poulet froid.
— Cela va bien, répondit l’Allemand. Faites accompagner le gaillard d’un soldat qui lui fera sentir la pointe de sa baïonnette dans le cas où il aurait l’intention de nous jouer quelque tour, ajouta-t-il en s’adressant au sergent.
BON SOUPER, BON GÎTE.
Le capitaine Baumgarten était un vieux grognard. Il avait appris au cours de ses campagnes contre l’Autriche à se loger en pays conquis. Tandis que le majordome lui apportait son souper, il se mit en devoir de pourvoir à tous les préparatifs nécessaires pour passer confortablement la nuit. Il commença par allumer une torchère garnie de dix bougies placée sur la table du milieu. Le feu pétillait gaiement dans l’âtre, laissant pénétrer dans la pièce des nuages d’une fumée bleue et piquante. Il se rendit à la fenêtre, et regarda au dehors. La lune s’était cachée et il pleuvait à verse ; il entendait le frémissement profond du vent, et il voyait l’ombre sombre des arbres formant comme un fouillis indistinct. Cette vue lui fit apprécier davantage sa position dans une demeure bien chaude, son poulet froid, et la bouteille de vin que le majordome venait de lui apporter.
La longue marche qu’il venait de faire
PRIS AU PIÈGE. Le capitaine Baumgarten avait fait un pas en avant, les poings crispés. Le Français leva le revolver qu’il tenait dans sa main droite et, de sa gauche, repoussa l’Allemand, qui retomba sur son fauteuil (page 228, col. 2 .)
l’avait fatigué et lui avait donné de l’appétit. Il se débarrassa de son sabre, de son ceinturon et de son casque qu’il posa sur une chaise en compagnie de son revolver, et attaqua hardiment son souper. Quand il eut terminé, il s’allongea dans un fauteuil, un verre de vin à côté de lui, un bon cigare aux lèvres, et il se mit à regarder autour de lui.
Il se trouvait en pleine lumière, et l’éclat des bougies faisait scintiller ses pattes d’épaules en argent et ressortir son visage couleur de terre cuite, ses épais sourcils et sa moustache dorée. En dehors de ce cercle lumineux tout était vague et sombre. Sur deux côtés, une boiserie de chêne recouvrait les murs ; sur les deux autres était suspendue une tapisserie fanée, représentant des chasseurs, des chiens qui pourchassaient un cerf. Au-dessus de la cheminée, se dressaient les écussons armoriés aux armes de la famille du seigneur, ou de ses alliés.
Quatre portraits de vieux seigneurs de Château-Noir étaient accrochés en face de la cheminée. Tous étaient des hommes au nez aquilin, aux traits accentués, se ressemblant tellement que le costume seul pouvait faire distinguer le croisé du cavalier de la Fronde.
UNE APPARITION : LE SPECTRE DE LA VENGEANCE.
Le capitaine Baumgarten, alourdi par le repas, étendu dans son fauteuil, les contemplait à travers le nuage de son cigare, se demandant par quelle ironie du sort, lui, un homme originaire des côtes de la Baltique, était venu manger son souper dans la salle des ancêtres de ces fiers chefs de guerre normands. Cependant le feu était chaud, les yeux du capitaine commençaient à clignoter et sa tête se pencha lentement sur sa poitrine.
Tout à coup, un léger bruit le fit tressaillir. Il lui sembla qu’un des portraits d’en face était sorti de son cadre. Il se frotta les yeux, croyant rêver : à côté de la table, près de lui, à distance d’une longueur de bras, un homme d’une taille démesurée se tenait, silencieux et immobile, et le contemplait de ses yeux terribles. Il avait les cheveux noirs, le teint olivâtre, portait une barbe noire taillée en pointe, un nez fortement busqué, vers lequel tous ses traits semblaient se concentrer. Les joues étaient ridées, mais la courbe de ses épaules et de ses mains maigres et musclées dénotaient une force que l’âge n’avait pu vaincre. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine, et sur ses lèvres errait un sourire.
— Ne vous dérangez pas pour chercher vos armes, je vous en prie, dit-il, en voyant le Prussien jeter un coup d’œil rapide sur la chaise où il les avait posées. Permettez-moi de vous dire que vous avez été quelque peu indiscret de vous mettre tellement à votre aise dans une maison dont les murs et leurs secrets vous sont inconnus. Vous serez sans doute très satisfait d’apprendre que quarante de mes hommes vous ont surveillé pendant tout votre souper… Mais, qu’est ceci ? »
Le capitaine Baumgarten avait fait un pas en avant, les poings crispés. Le Français leva le revolver qu’il tenait dans sa main droite et, de sa gauche, repoussa l’Allemand qui retomba sur son fauteuil.
— Asseyez-vous donc, fit-il, vous n’avez plus aucun motif de vous occuper de vos hommes. On a pourvu à tous leurs besoins. C’est étonnant combien ce dallage empêche d’entendre ce qui se passe à l’étage au-dessous. Vous avez été relevé de votre commandement, et, maintenant, vous n’avez plus à penser qu’à vous-même. Voulez-vous avoir l’extrême obligeance de me faire connaître votre nom ?
— Che suis le gapitaine Baumgarten, tu fingt-gatrième t’infanterie te Bosen !
— Vous parlez très bien le français, capitaine. Cependant, comme la plupart de vos compatriotes, vous prononcez les p comme des b ! Cela m’a bien diverti de les entendre crier : « Avez bitié sur moi ! » Vous savez sans doute qui vous parle ?
— Le gomte de Jhâteau-Noir ?
— Lui-même ! J’aurais été désolé que vous prissiez la peine de visiter mon château sans que j’aie eu le plaisir de causer un peu avec vous. J’ai eu affaire à bien des soldats allemands, mais c’est la première fois qu’il m’est donné de m’entretenir avec un officier. J’ai bien des choses à vous dire.
Le capitaine Baumgarten resta immobile dans son fauteuil. Les yeux se portèrent dans toutes les directions, mais ses armes avaient disparu, et il se rendait compte que, dans une lutte corps à corps, il serait à la merci de ce géant.
Le comte avait ramassé la bouteille de vin et l’avait approchée de la lumière.
— Tut ! Tut ! fit-il. C’est là la meilleure bouteille que Pierre ait pu dénicher pour vous ? J’ai réellement honte de vous regarder en face. Il faut que nous trouvions mieux que cela !
Il siffla, et le vieux majordome pénétra instantanément dans la salle à manger.
— Du chamberlin, de la cave no 13, dit-il.
Un instant plus tard, le majordome apporta une bouteille poussiéreuse couverte de toiles d’araignée. Le comte remplit deux verres jusqu’aux bords.
— Buvez, capitaine. C’est ce que j’ai de meilleur dans mes caves. Vous n’en trouverez pas de comparable entre Rouen et Paris. Buvez… À votre santé ! Il y a en bas des viandes froides ; il y a aussi deux langoustes fraîches qui viennent d’arriver de Honfleur. Ne désirez-vous pas faire un nouveau souper plus appétissant que le premier ?
VIEILLE RANCUNE, VIEILLE DETTE. IL FAUT PAYER.
L’officier allemand secoua la tête. Cependant il vida son verre, et son hôte s’empressa de le remplir, tout en le priant de faire lui-même le menu du repas.
— Tout ce qui se trouve dans mon château est à votre disposition. Vous n’avez qu’à commander. Et maintenant, pendant que vous buvez votre vin, laissez-moi vous raconter une histoire. Il y a bien longtemps que je désire la faire connaître à un officier allemand ? Elle a trait à mon enfant, mon fils unique, Eustache de Château-Noir, fait prisonnier au début de la guerre et qui a trouvé la mort au cours de son évasion. C’est un récit assez curieux et je crois pouvoir vous affirmer que vous ne l’oublierez jamais.
« Vous saurez tout d’abord que mon fils était officier d’artillerie. C’était un beau jeune homme, capitaine Baumgarten ; il faisait l’orgueil et la joie de sa mère. Elle mourut en apprenant la mort de son enfant. C’est un compagnon d’armes de mon fils qui nous apprit comment il succomba et je tiens à vous faire part de tout ce qu’il m’a raconté.
« Eustache fut fait prisonnier, le 4 août, à Wissembourg. Les captifs furent divisés en plusieurs groupes et conduits en Allemagne par différentes routes. Eustache arriva le lendemain à un village du nom de Lauterbourg, où il fut accueilli avec bonté par l’officier allemand qui commandait. Cet excellent colonel invita mon enfant à souper, lui offrit ce qu’il avait de meilleur, faisant déboucher pour lui une bouteille de son plus vieux vin, ainsi que j’ai tenu à le faire pour vous, sortant même à son intention un cigare de son étui… Puis-je vous offrir un des miens ?… »
L’Allemand secoua négativement la tête.
— Le colonel, reprit le châtelain, fut parfait pour mon fils ; malheureusement, le lendemain, les prisonniers furent conduits à Ettlingen, au delà du Rhin. Dans cette ville, l’officier chargé de les surveiller était une brute et un drôle, capitaine Baumgarten. Il se fit un plaisir d’humilier et de maltraiter les braves gens qui étaient tombés en son pouvoir. Cette nuit-là, sur une réponse un peu vive de mon fils, il le frappa violemment dans l’œil… comme ceci !…
Le bruit que fit le coup porté par le seigneur à l’officier résonna dans la pièce. L’Allemand tomba, la face en avant, et porta vivement la main à son visage ; le sang ruisselait entre ses doigts. Le comte se rassit dans son fauteuil et continua du même ton tranquille :
— Mon fils fut défiguré par suite de ce coup, et le drôle trouva dans l’aspect de son visage un nouveau sujet de plaisanterie.
« À ce propos, vous faites vous-même une drôle de tête pour le quart d’heure, et votre colonel, s’il lui était donné de vous voir en ce moment, ne manquerait pas de dire que vous vous êtes mis dans une bien mauvaise affaire !…
« Cependant la jeunesse de mon fils, et aussi sa misère, car il avait alors le gousset bien vide, firent vibrer dans le cœur d’un major les sentiments de pitié. Il lui avança généreusement dix napoléons sans même lui demander un reçu. Je tiens à rendre entre vos mains ces dix pièces d’or, capitaine Baumgarten, car je n’ai pu arriver à connaître le nom du prêteur. Je lui suis profondément reconnaissant de ce qu’il fit pour mon malheureux enfant.
« Le tyran qui commandait l’escorte accompagna le triste convoi de prisonniers jusqu’à Durloch, et, de là, à Carlsruhe. Il accablait d’injures mon fils, il osa même, le lâche, le frapper de sa main ouverte, lui donner des coups de pied, lui arracher des poils de sa moustache,… comme ceci,… et le traiter ainsi…, et ainsi…, et ainsi… ! »
L’Allemand eut beau essayer de lutter, il était impuissant en présence de ce géant dont les coups pleuvaient sur lui. Enfin, quand, aveuglé et presque sans connaissance, il parvint à se remettre d’aplomb sur ses pieds, ce fut pour être rejeté violemment sur l’immense fauteuil de chêne. Il sanglotait de honte et de rage.
— Mon fils, lui aussi, pleura plus d’une fois en présence des humiliations dont il était l’objet, ricana le comte ; vous me comprendrez facilement quand je vous dirai que c’est chose terrible de se trouver en face d’un ennemi insolent et sans vergogne. En arrivant à Carlsruhe, son visage meurtri, il fut pansé par un jeune officier bavarois qui se sentit touché de son infortune.
« Je regrette, moi-même, de voir votre œil en cet état ; permettez-moi donc de vous le panser avec mon mouchoir de soie.
« À Carlsruhe, mon fils fut enfermé dans la vieille caserne, où il resta quinze jours. Ce qui lui coûta le plus, ce fut d’entendre, le soir, chaque fois qu’il se mettait à la fenêtre, les basses injures, les plaisanteries grossières que lui adressaient les troupes de la garnison. Ceci me rappelle, capitaine, que vous n’êtes pas vous-même, en ce moment, sur un lit de roses ; vous êtes venu ce soir chasser un vieux loup, et c’est lui, maintenant, qui vous tient dans ses crocs. Sans doute vous êtes marié, père de famille, peut-être, à en juger par votre bedaine ?… Enfin, une veuve de plus ou de moins cela n’a pas grande importance. D’ailleurs les femmes ne moisissent pas longtemps dans le veuvage… Restez donc assis, chien que vous êtes ! Pour continuer mon récit, mon fils et son ami réussirent à s’évader à la fin de la quinzaine. Je ne veux pas vous fatiguer inutilement en vous racontant les dangers qu’ils coururent, les privations qu’ils endurèrent. Il vous suffira de savoir qu’ils parvinrent à s’emparer des costumes de deux paysans qu’ils surprirent dans un bois et dont ils prirent les habits. Se cachant le jour, et voyageant seulement la nuit, ils parvinrent presque à la frontière et là, à deux kilomètres, oui, à deux kilomètres seulement de l’extrême limite des lignes allemandes, ils furent arrêtés par une patrouille de uhlans. »
EN FACE DE LA MORT, LE COMTE FAIT GRACE.
Le comte fit entendre, à deux reprises, son sifflet d’argent, et trois paysans, aux traits durs, entrèrent dans l’appartement.
— Ce sont eux qui représenteront mes uhlans, continua-t-il… Le capitaine qui les commandait, trouvant dans les lignes allemandes deux officiers déguisés, se mit en devoir de les faire pendre sans plus de cérémonie… Je crois bien, Jean, que la poutre qui se trouve au centre de l’appartement est la plus solide, n’est-ce pas ?
Un instant après, l’officier se voyait entraîné de son fauteuil et conduit auprès d’une corde neuve, terminée par un nœud coulant, accrochée à l’une des énormes poutres en chêne qui traversaient la pièce. Le nœud lui fut passé autour du cou, et il sentait déjà autour de sa gorge l’étreinte fatale. Les trois paysans avaient saisi l’autre extrémité et regardaient le comte, attendant ses ordres.
L’officier était très pâle, les bras croisés, et contemplait d’un air de défi l’homme qui le torturait.
— Vous voilà en face de la mort, fit le comte, et je m’aperçois que vos lèvres remuent comme si vous priiez. Mon fils se trouvait, lui aussi, en face de la mort, et, comme vous, encore, il priait. Un officier général de l’armée allemande vint à passer ; il entendit le jeune homme qui murmurait le nom de sa mère, et son cœur fut touché, car, lui aussi, était père de famille. Il ordonna aux uhlans de s’éloigner, et resta, accompagné seulement de son officier d’ordonnance auprès des deux condamnés. Quand ceux-ci lui eurent fait le récit de tout ce qu’ils avaient enduré, quand il eut appris que mon malheureux enfant était l’unique descendant d’une noble et antique famille, que sa mère était d’une santé chancelante, il enleva lui-même la corde qui serrait le cou de mon fils, de même que j’enlève celle-ci, l’embrassa sur chaque joue comme je vous embrasse moi-même, et lui enjoignit de partir aussitôt, comme je vous l’ordonne. Puissent désormais tous les vœux de ce noble général, bien qu’ils n’aient pu arrêter la fièvre qui emporta quelques jours après mon pauvre enfant, protéger votre tête ! »
C’est dans ces conditions que le capitaine Baumgarten, défiguré, aveuglé et sanglant, se trouva quelques instants plus tard hors du château, sous le vent et la pluie de cette aurore de décembre.
CONAN DOYLE.