Théophile Gautier
I
UN RENDEZ-VOUS AU JARDIN IMPÉRIAL
On touchait aux derniers jours de novembre : le Jardin impérial de Vienne était désert, une bise aiguë faisait tourbillonner les feuilles couleur de safran et grillées par les premiers froids ; les rosiers des parterres, tourmentés et rompus par le vent, laissaient traîner leurs branchages dans la boue. Cependant la grande allée, grâce au sable qui la recouvre, était sèche et praticable. Quoique dévasté par les approches de l’hiver, le Jardin impérial ne manquait pas d’un certain charme mélancolique. La longue allée prolongeait fort loin ses arcades rousses, laissant deviner confusément à son extrémité un horizon de collines déjà noyées dans les vapeurs bleuâtres et le brouillard du soir ; au delà la vue s’étendait sur le Prater et le Danube : c’était une promenade faite à souhait pour un poète.
Un jeune homme arpentait cette allée avec des signes visibles d’impatience ; son costume, d’une élégance un peu théâtrale, consistait en une redingote de velours noir à brandebourgs d’or bordée de fourrure, un pantalon de tricot gris, des bottes molles à glands montant jusqu’à mi-jambes. Il pouvait avoir de vingt-sept à vingt-huit ans ; ses traits pâles et réguliers étaient pleins de finesse, et l’ironie se blottissait dans les plis de ses yeux et les coins de sa bouche ; à l’Université, dont il paraissait récemment sorti, car il portait encore la casquette à feuilles de chêne des étudiants, il devait avoir donné beaucoup de fil à retordre aux philistins et brillé au premier rang des burschen et des renards.
Le très court espace dans lequel il circonscrivait sa promenade montrait qu’il attendait quelqu’un ou plutôt quelqu’une, car le Jardin impérial de Vienne, au mois de novembre, n’est guère propice aux rendez-vous d’affaires.
En effet, une jeune fille ne tarda pas à paraître au bout de l’allée : une coiffe de soie noire couvrait ses riches cheveux blonds, dont l’humidité du soir avait légèrement défrisé les longues boucles ; son teint, ordinairement d’une blancheur de cire vierge, avait pris sous les morsures du froid des nuances de roses de Bengale. Groupée et pelotonnée comme elle était dans sa mante garnie de martre, elle ressemblait à ravir à la statuette de la Frileuse ; un barbet noir l’accompagnait, chaperon commode, sur l’indulgence et la discrétion duquel on pouvait compter.
— Figurez-vous, Henrich, dit la jolie Viennoise en prenant le bras du jeune homme, qu’il y a plus d’une heure que je suis habillée et prête à sortir, et ma tante n’en finissait pas avec ses sermons sur les dangers de la valse, et les recettes pour les gâteaux de Noël et les carpes au bleu. Je suis sortie sous le prétexte d’acheter des brodequins gris dont je n’ai nul besoin. C’est pourtant pour vous, Henrich, que je fais tous ces petits mensonges dont je me repens et que je recommence toujours ; aussi quelle idée avez-vous eue de vous livrer au théâtre ; c’était bien la peine d’étudier si longtemps la théologie à Heidelberg ! Mes parents vous aimaient et nous serions mariés aujourd’hui. Au lieu de nous voir à la dérobée sous les arbres chauves du Jardin impérial, nous serions assis côte à côte près d’un beau poêle de Saxe, dans un parloir bien clos, causant de l’avenir de nos enfants : ne serait-ce pas, Henrich, un sort bien heureux ?
— Oui, Katy, bien heureux, répondit le jeune homme en pressant sous le satin et les fourrures le bras potelé de la jolie Viennoise ; mais, que veux-tu ! c’est un ascendant invincible ; le théâtre m’attire ; j’en rêve le jour, j’y pense la nuit ; je sens le désir de vivre dans la création des poëtes, il me semble que j’ai vingt existences. Chaque rôle que je joue me fait une vie nouvelle ; toutes ces passions que j’exprime, je les éprouve ; je suis Hamlet, Othello, Charles Moor : quand on est tout cela, on ne peut que difficilement se résigner à l’humble condition de pasteur de village.
— C’est fort beau ; mais vous savez bien que mes parents ne voudront jamais d’un comédien pour gendre.
— Non, certes, d’un comédien obscur, pauvre artiste ambulant, jouet des directeurs et du public ; mais d’un grand comédien couvert de gloire et d’applaudissements, plus payé qu’un ministre, si difficiles qu’ils soient, ils en voudront bien. Quand je viendrai vous demander dans une belle calèche jaune dont le vernis pourra servir de miroir aux voisins étonnés et qu’un grand laquais galonné m’abattra le marchepied, croyez-vous, Katy, qu’ils me refuseront ?
— Je ne le crois pas… Mais qui dit, Henrich, que vous en arriverez jamais là ?… Vous avez du talent ; mais le talent ne suffit pas, il faut encore beaucoup de bonheur. Quand vous serez ce grand comédien dont vous parlez, le plus beau temps de notre jeunesse sera passé, et alors voudrez-vous toujours épouser la vieille Katy, ayant à votre disposition les amours de toutes ces princesses de théâtre si joyeuses et si parées ?
— Cet avenir, répondit Henrich, est plus prochain que vous ne croyez ; j’ai un engagement avantageux au théâtre de la Porte de Carinthie, et le directeur a été si content de la manière dont je me suis acquitté de mon dernier rôle, qu’il m’a accordé une gratification de deux mille thalers.
— Oui, reprit la jeune fille d’un air sérieux, ce rôle de démon dans la pièce nouvelle ; je vous avoue, Henrich, que je n’aime pas voir un chrétien prendre le masque de l’ennemi du genre humain et prononcer des paroles blasphématoires. L’autre jour, j’allai vous voir au théâtre de Carinthie, et à chaque instant je craignais qu’un véritable feu d’enfer ne sortît des trappes où vous vous engloutissiez dans un tourbillon d’esprit-de-vin. Je suis revenue chez moi toute troublée et j’ai fait des rêves affreux.
— Chimères que tout cela, ma bonne Katy ; et d’ailleurs, c’est demain la dernière représentation, et je ne mettrai plus le costume noir et rouge qui te déplaît tant.
— Tant mieux ! car je ne sais quelles vagues inquiétudes me travaillent l’esprit, et j’ai bien peur que ce rôle, profitable à votre gloire, ne le soit pas à votre salut ; j’ai peur aussi que vous ne preniez de mauvaises mœurs avec ces damnés comédiens. Je suis sûre que vous ne dites plus vos prières, et la petite croix que je vous avais donnée, je parierais que vous l’avez perdue.
Henrich se justifia en écartant les revers de son habit ; la petite croix brillait toujours sur sa poitrine.
Tout en devisant ainsi, les deux amants étaient parvenus à la rue du Thabor dans la Léopoldstadt, devant la boutique du cordonnier renommé pour la perfection de ses brodequins gris ; après avoir causé quelques instants sur le seuil, Katy entra suivie de son barbet noir, non sans avoir livré ses jolis doigts effilés au serrement de main d’Henrich.
Henrich tâcha de saisir encore quelques aspects de sa maîtresse, à travers les souliers mignons et les gentils brodequins symétriquement rangés sur les tringles de cuivre de la devanture ; mais le brouillard avait étamé les carreaux de sa moite haleine, et il ne put démêler qu’une silhouette confuse ; alors, prenant une héroïque résolution, il pirouetta sur ses talons et s’en alla d’un pas délibéré au gasthof de l’Aigle à deux têtes.
II
LE GASTHOF DE L’AIGLE À DEUX TÊTES
Il y avait ce soir-là compagnie nombreuse au gasthof de l’Aigle à deux têtes ; la société était la plus mélangée du monde, et le caprice de Callot et celui de Goya, réunis, n’auraient pu produire un plus bizarre amalgame de types caractéristiques. L’Aigle à deux têtes était une de ces bienheureuses caves célébrées par Hoffmann, dont les marches sont si usées, si onctueuses et si glissantes, qu’on ne peut poser le pied sur la première sans se trouver tout de suite au fond, les coudes sur la table, la pipe à la bouche, entre un pot de bière et une mesure de vin nouveau.
À travers l’épais nuage de fumée qui vous prenait d’abord à la gorge et aux yeux, se dessinaient, au bout de quelques minutes, toute sorte de figures étranges.
C’étaient des Valaques avec leur cafetan et leur bonnet de peau d’Astrakan, des Serbes, des Hongrois aux longues moustaches noires, caparaçonnés de dolmans et de passementeries ; des Bohêmes au teint cuivré, au front étroit, au profil busqué ; d’honnêtes Allemands en redingote à brandebourgs, des Tatars aux yeux retroussés à la chinoise ; toutes les populations imaginables. L’Orient y était représenté par un gros Turc accroupi dans un coin, qui fumait paisiblement du latakié dans une pipe à tuyau de cerisier de Moldavie, avec un fourneau de terre rouge et un bout d’ambre jaune.
Tout ce monde, accoudé à des tables, mangeait et buvait : la boisson se composait de bière forte et d’un mélange de vin rouge nouveau avec du vin blanc plus ancien ; la nourriture, de tranches de veau froid, de jambon ou de pâtisseries.
Autour des tables tourbillonnait sans repos une de ces longues valses allemandes qui produisent sur les imaginations septentrionales le même effet que le hatchich et l’opium sur les Orientaux ; les couples passaient et repassaient avec rapidité ; les femmes, presque évanouies de plaisir sur le bras de leur danseur, au bruit d’une valse de Lanner, balayaient de leurs jupes les nuages de fumée de pipe et rafraîchissaient le visage des buveurs. Au comptoir, des improvisateurs morlaques, accompagnés d’un joueur de guzla, récitaient une espèce de complainte dramatique qui paraissait divertir beaucoup une douzaine de figures étranges, coiffées de tarbouchs et vêtues de peau de mouton.
Henrich se dirigea vers le fond de la cave et alla prendre place à une table où étaient déjà assis trois ou quatre personnages de joyeuse mine et de belle humeur.
— Tiens, c’est Henrich ! s’écria le plus âgé de la bande ; prenez garde à vous, mes amis : fœnum habet in cornu. Sais-tu que tu avais vraiment l’air diabolique l’autre soir : tu me faisais presque peur. Et comment s’imaginer qu’Henrich, qui boit de la bière comme nous et ne recule pas devant une tranche de jambon froid, vous prenne des airs si venimeux, si méchants et si sardoniques, et qu’il lui suffise d’un geste pour faire courir le frisson dans toute la salle ?
— Eh ! pardieu ! c’est pour cela qu’Henrich est un grand artiste, un sublime comédien. Il n’y a pas de gloire à représenter un rôle qui serait dans votre caractère ; le triomphe, pour une coquette, est de jouer supérieurement les ingénues.
Henrich s’assit modestement, se fit servir un grand verre de vin mélangé, et la conversation continua sur le même sujet. Ce n’était de toutes parts qu’admiration et compliments.
— Ah ! si le grand Wolfgang de Gœthe t’avait vu ! disait l’un.
— Montre-nous tes pieds, disait l’autre : je suis sûr que tu as l’ergot fourchu.
Les autres buveurs, attirés par ces exclamations, regardaient sérieusement Henrich, tout heureux d’avoir l’occasion d’examiner de près un homme si remarquable. Les jeunes gens qui avaient autrefois connu Henrich à l’Université, et dont ils savaient à peine le nom, s’approchaient de lui en lui serrant la main cordialement, comme s’ils eussent été ses intimes amis. Les plus jolies valseuses lui décochaient en passant le plus tendre regard de leurs yeux bleus et veloutés.
Seul, un homme assis à la table voisine ne paraissait pas prendre part à l’enthousiasme général ; la tête renversée en arrière, il tambourinait distraitement, avec ses doigts, sur le fond de son chapeau, une marche militaire, et, de temps en temps, il poussait une espèce de humph ! singulièrement dubitatif.
L’aspect de cet homme était des plus bizarres, quoiqu’il fût mis comme un honnête bourgeois de Vienne, jouissant d’une fortune raisonnable ; ses yeux gris se nuançaient de teintes vertes et lançaient des lueurs phosphoriques comme celles des chats. Quand ses lèvres pâles et plates se desserraient, elles laissaient voir deux rangées de dents très blanches, très aiguës et très séparées, de l’aspect le plus cannibale et le plus féroce ; ses ongles longs, luisants et recourbés, prenaient de vagues apparences de griffes ; mais cette physionomie n’apparaissait que par éclairs rapides ; sous l’œil qui le regardait fixement, sa figure reprenait bien vite l’apparence bourgeoise et débonnaire d’un marchand viennois retiré du commerce, et l’on s’étonnait d’avoir pu soupçonner de scélératesse et de diablerie une face si vulgaire et si triviale.
Intérieurement Henrich était choqué de la nonchalance de cet homme ; ce silence si dédaigneux ôtait de leur valeur aux éloges dont ses bruyants compagnons l’accablaient. Ce silence était celui d’un vieux connaisseur exercé, qui ne se laisse pas prendre aux apparences et qui a vu mieux que cela dans son temps.
Atmayer, le plus jeune de la troupe, le plus chaud enthousiaste d’Henrich, ne put supporter cette mine froide, et, s’adressant à l’homme singulier, comme le prenant à témoin d’une assertion qu’il avançait :
— N’est-ce pas, monsieur, qu’aucun acteur n’a mieux joué le rôle de Méphistophélès que mon camarade que voilà ?
— Humph ! dit l’inconnu en faisant miroiter ses prunelles glauques et craquer ses dents aiguës, M. Henrich est un garçon de talent et que j’estime fort ; mais, pour jouer le rôle du diable, il lui manque encore bien des choses.
Et, se dressant tout à coup :
— Avez-vous jamais vu le diable, monsieur Henrich ?
Il fit cette question d’un ton si bizarre et si moqueur, que tous les assistants se sentirent passer un frisson dans le dos.
— Cela serait pourtant bien nécessaire pour la vérité de votre jeu. L’autre soir, j’étais au théâtre de la Porte de Carinthie, et je n’ai pas été satisfait de votre rire ; c’était un rire d’espiègle, tout au plus. Voici comme il faudrait rire, mon cher petit monsieur Henrich.
Et là-dessus, comme pour lui donner l’exemple, il lâcha un éclat de rire si aigu, si strident, si sardonique, que l’orchestre et les valses s’arrêtèrent à l’instant même ; les vitres du gasthof tremblèrent. L’inconnu continua pendant quelques minutes ce rire impitoyable et convulsif qu’Henrich et ses compagnons, malgré leur frayeur, ne pouvaient s’empêcher d’imiter.
Quand Henrich reprit haleine, les voûtes du gasthof répétaient, comme un écho affaibli, les dernières notes de ce ricanement grêle et terrible, et l’inconnu n’était plus là.
III
LE THÉÂTRE DE LA PORTE DE CARINTHIE
Quelques jours après cet incident bizarre, qu’il avait presque oublié et dont il ne se souvenait plus que comme de la plaisanterie d’un bourgeois ironique, Henrich jouait son rôle de démon dans la pièce nouvelle.
Sur la première banquette de l’orchestre était assis l’inconnu du gasthof, et, à chaque mot prononcé par Henrich, il hochait la tête, clignait les yeux, faisait claquer sa langue contre son palais et donnait les signes de la plus vive impatience : « Mauvais ! mauvais ! » murmurait-il à demi-voix.
Ses voisins, étonnés et choqués de ses manières, applaudissaient et disaient :
— Voilà un monsieur bien difficile !
À la fin du premier acte, l’inconnu se leva, comme ayant pris une résolution subite, enjamba les timbales, la grosse caisse et le tamtam, et disparut par la petite porte qui conduit de l’orchestre au théâtre.
Henrich, en attendant le lever du rideau, se promenait dans la coulisse, et, arrivé au bout de sa courte promenade, quelle fut sa terreur de voir, en se retournant, debout au milieu de l’étroit corridor, un personnage mystérieux, vêtu exactement comme lui, et qui le regardait avec des yeux dont la transparence verdâtre avait dans l’obscurité une profondeur inouïe ! des dents aiguës, blanches, séparées, donnaient quelque chose de féroce à son sourire sardonique.
Henrich ne put méconnaître l’inconnu du gasthof de l’Aigle à deux têtes, ou plutôt le diable en personne ; car c’était lui.
— Ah ! ah ! mon petit monsieur, vous voulez jouer le rôle du diable ! Vous avez été bien médiocre dans le premier acte, et vous donneriez vraiment une trop mauvaise opinion de moi aux braves habitants de Vienne. Vous me permettrez de vous remplacer ce soir, et, comme vous me gêneriez, je vais vous envoyer au second dessous.
Henrich venait de reconnaître l’ange des ténèbres et il se sentit perdu ; portant machinalement la main à la petite croix de Katy, qui ne le quittait jamais, il essaya d’appeler au secours et de murmurer sa formule d’exorcisme ; mais la terreur lui serrait trop violemment la gorge : il ne put pousser qu’un faible râle. Le diable appuya ses mains griffues sur les épaules d’Henrich et le fit plonger de force dans le plancher ; puis il entra en scène, sa réplique étant venue, comme un comédien consommé.
Ce jeu incisif, mordant, venimeux et vraiment diabolique, surprit d’abord les auditeurs.
— Comme Henrich est en verve aujourd’hui ! s’écriait-on de toutes parts.
Ce qui produisait surtout un grand effet, c’était ce ricanement aigre comme le grincement d’une scie, ce rire de damné blasphémant les joies du paradis. Jamais acteur n’était arrivé à une telle puissance de sarcasme, à une telle profondeur de scélératesse : on riait et on tremblait. Toute la salle haletait d’émotion, des étincelles phosphoriques jaillissaient sous les doigts du redoutable acteur ; des traînées de flamme étincelaient à ses pieds ; les lumières du lustre pâlissaient, la rampe jetait des éclairs rougeâtres et verdâtres ; je ne sais quelle odeur sulfureuse régnait dans la salle ; les spectateurs étaient comme en délire, et des tonnerres d’applaudissements frénétiques ponctuaient chaque phrase du merveilleux Méphistophélès, qui souvent substituait des vers de son invention à ceux du poëte, substitution toujours heureuse et acceptée avec transport.
Katy, à qui Henrich avait envoyé un coupon de loge, était dans une inquiétude extraordinaire ; elle ne reconnaissait pas son cher Henrich ; elle pressentait vaguement quelque malheur avec cet esprit de divination que donne l’amour, cette seconde vue de l’âme.
La représentation s’acheva dans des transports inimaginables. Le rideau baissé, le public demanda à grands cris que Méphistophélès reparût. On le chercha vainement ; mais un garçon de théâtre vint dire au directeur qu’on avait trouvé dans le second dessous M. Henrich, qui sans doute était tombé par une trappe. Henrich était sans connaissance : on l’emporta chez lui, et, en le déshabillant, l’on vit avec surprise qu’il avait aux épaules de profondes égratignures, comme si un tigre eût essayé de l’étouffer entre ses pattes. La petite croix d’argent de Katy l’avait préservé de la mort, et le diable, vaincu par cette influence, s’était contenté de le précipiter dans les caves du théâtre.
La convalescence d’Henrich fut longue : dès qu’il se porta mieux, le directeur vint lui proposer un engagement des plus avantageux, mais Henrich le refusa ; car il ne se souciait nullement de risquer son salut une seconde fois, et savait, d’ailleurs, qu’il ne pourrait jamais égaler sa redoutable doublure.
Au bout de deux ou trois ans, ayant fait un petit héritage, il épousa la belle Katy, et tous deux, assis côte à côte près d’un poêle de Saxe, dans un parloir bien clos, ils causent de l’avenir de leurs enfants.
Les amateurs de théâtre parlent encore avec admiration de cette merveilleuse soirée, et s’étonnent du caprice d’Henrich, qui a renoncé à la scène après un si grand triomphe.
1841.