George Sand (1804-1876)
Première partie
Le chien
A Gabrielle Sand
Nous avions jadis pour voisin de campagne un homme dont le nom prêtait souvent à rire : il s’appelait M. Lechien. Il en plaisantait le premier et ne paraissait nullement contrarié quand les enfants l’appelaient Médor ou Azor.
C’était un homme très bon, très doux, un peu froid de manières, mais très estimé pour la droiture et l’aménité de son caractère. Rien en lui, hormis son nom, ne paraissait bizarre : aussi nous étonna-t-il beaucoup, un jour où son chien avait fait une sottise au milieu du dîner. Au lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa, d’un ton froid et en le regardant fixement, cette étrange mercuriale :
– Si vous agissez ainsi, monsieur, il se passera du temps avant que vous cessiez d’être chien. Je l’ai été, moi qui vous parle, et il m’est arrivé quelquefois d’être entraîné par la gourmandise, au point de m’emparer d’un mets qui ne m’était pas destiné ; mais je n’avais pas comme vous l’âge de raison, et d’ailleurs sachez, monsieur, que je n’ai jamais cassé l’assiette.
Le chien écouta ce discours avec une attention soumise ; puis il fit entendre un bâillement mélancolique, ce qui, au dire de son maître, n’est pas un signe d’ennui, mais de tristesse chez les chiens ; après quoi, il se coucha, le museau allongé sur ses pattes de devant, et parut plongé dans de pénibles réflexions.
Nous crûmes d’abord que, faisant allusion à son nom, notre voisin avait voulu montrer simplement de l’esprit pour nous divertir ; mais son air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur lorsqu’il nous demanda si nous n’avions aucun souvenir de nos existences antérieures.
– Aucun ! fut la réponse générale.
- Lechien ayant fait du regard le tour de la table, et, nous voyant tous incrédules, s’avisa de regarder un domestique qui venait d’entrer pour remettre une lettre et qui n’était nullement au courant de la conversation.
– Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous avez été avant d’être homme ?
Sylvain était un esprit railleur et sceptique.
– Monsieur, répondit-il sans se déconcerter, depuis que je suis homme j’ai toujours été cocher : il est bien probable qu’avant d’être cocher, j’ai été cheval !
– Bien répondu ! s’écria-t-on.
Et Sylvain se retira aux applaudissemennts des joyeux convives.
– Cet homme a du sens et de l’esprit, reprit notre voisin ; il est bien probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine existence, il ne sera plus cocher, il deviendra maître.
– Et il battra ses gens, répondit un de nous, comme étant cocher, il aura battu ses chevaux.
– Je gage tout ce que vous voudrez, repartit notre ami, que Sylvain ne bat jamais ses chevaux, de même que je ne bats jamais mon chien. Si Sylvain était brutal et cruel, il ne se serait pas devenu bon cocher et ne serait pas destiné à devenir maître. Si je battais mon chien, je prendrais le chemin de redevenir chien après ma mort.
On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa le voisin de la développer.
– C’est bien simple, reprit-il, et je le dirai en peu de mots. L’esprit, la vie de l’esprit, si vous voulez, a ses lois comme la matière organique qu’il revêt a les siennes. On prétend que l’esprit et le corps ont souvent des tendances opposées ; je le nie, du moins je prétends que ces tendances arrivent toujours, après un combat quelconque, à se mettre d’accord pour pousser l’animal qui est le théâtre de cette lutte à reculer ou à avancer dans l’échelle des êtres. Ce n’est pas l’un qui a vaincu l’autre. La vie animale n’est pas si pernicieuse que l’on croit. La vie intellectuelle n’est pas si indépendante que l’on dit. L’être est un ; chez lui, les besoins répondent aux aspirations, et réciproquement. Il y a une loi plus forte que ces deux lois, un troisième terme qui concilie l’antithèse établie dans la vie de l’individu ; c’est la loi de la vie générale, et cette loi divine, c’est la progression. Les pas en arrière confirment la vérité de la marche ascendante. Tout être éprouve donc à son insu le besoin d’une transformation honorable, et mon chien, mon cheval, tous les animaux que l’homme a associés de près à sa vie l’éprouvent plus sciemment que les bêtes qui vivent en liberté. Voyez le chien ! cela est plus sensible chez lui que chez tous les autres animaux. Il cherche sans cesse à s’identifier à moi ; il aime ma cuisine, mon fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait dans mon lit, si je le lui permettais ; il entend ma voix, il la connaît, il comprend ma parole. En ce moment, il sait parfaitement que je parle de lui. Et vous pouvez observer le mouvement de ses oreilles.
– Il ne comprend que deux ou trois mots, lui dis-je ; quand vous prononcez le mot chien, il tressaille, c’est vrai, mais le développement de votre idée reste pour lui un mystère impénétrable.
– Pas tant que vous croyez ! Il sait qu’il en est cause, il se souvient d’avoir commis une faute, et à chaque instant il me demande du regard si je compte le punir ou l’absoudre. Il a l’intelligence d’un enfant qui ne parle pas encore.
– Il vous plaît de supposer tout cela, parce que vous avez de l’imagination.
– Ce n’est pas de l’imagination que j’ai, c’est de la mémoire.
– Ah ! voilà ! s’écria-t-on autour de nous. Il prétend se souvenir ! Alors qu’il raconte ses existences antérieures, vite ! nous écoutons.
– Ce serait, répondit M. Lechien, une interminable histoire, et des plus confuses, car je n’ai pas la prétention de me souvenir de tout, du commencement du monde jusqu’à aujourd’hui. La mort a cela d’excellent qu’elle brise le lien entre l’existence qui finit et celle qui lui succède. Elle étend un nuage épais où le moi s’évanouit pour se transformer sans que nous ayons conscience de l’opération. Moi qui, par exception, à ce qu’il paraît, ai conservé un peu la mémoire du passé, je n’ai pas de notions assez nettes pour mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Je ne saurais vous dire si j’ai suivi l’échelle de progression régulièrement, sans franchir quelques degrés, ni si j’ai recommencé plusieurs fois les diverses stations de ma métempsycose. Cela, vraiment, je ne le sais pas ; mais j’ai dans l’esprit des images vives et soudaines qui me font apparaître certains milieux traversés par moi à une époque qu’il m’est impossible de déterminer, et alors je retrouve les émotions et les sensations que j’ai éprouvées dans ce temps-là. Par exemple, je me retrace depuis peu une certaine rivière où j’ai été poisson. Quel poisson ? Je ne sais pas ! Une truite peut-être, car je me rappelle mon horreur pour les eaux troubles et mon ardeur incessante à remonter les courants. Je ressens encore l’impression délicieuse du soleil traçant des filets déliés ou des arabesques de diamants mobiles sur les flots brisés. Il y avait… je ne sais où ! – les choses alors n’avaient pas de nom pour moi, – une cascade charmante où la lune se jouait en fusées d’argent. Je passais là des heures entières à lutter contre le flot qui me repoussait. Le jour, il y avait sur le rivage des mouches d’or et d’émeraude qui voltigeaient sur les herbes et que je saisissais avec une merveilleuse adresse, me faisant de cette chasse un jeu folâtre plutôt qu’une satisfaction de voracité. Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues m’effleuraient de leur vol. Des plantes admirables semblaient vouloir m’enlacer dans leurs vertes chevelures ; mais la passion du mouvement et de la liberté me reportait toujours vers les eaux libres et rapides. Agir, nager, vite, toujours plus vite, et sans jamais me reposer, ah ! c’était une ivresse ! Je me suis rappelé ce bon temps l’autre jour en me baignant dans votre rivière, et à présent je ne l’oublierai plus !
– Encore, encore, s’écrièrent les enfants, qui écoutaient de toutes leurs oreilles. Avez-vous été grenouille, lézard, papillon ?
– Lézard, je ne sais pas, grenouille probablement, mais papillon, je m’en souviens à merveille. J’étais fleur, une jolie fleur blanche délicatement découpée, probablement une sorte de saxifrage sarmenteuse pendant sur le bord d’une source, et j’avais toujours soif, toujours soif. Je me penchais sur l’eau sans pouvoir l’atteindre, un vent frais me secouait sans cesse. Le désir est une puissance dont on ne connaît pas la limite. Un matin, je me détachai de ma tige, je flottai soutenue par la brise. J’avais des ailes, j’étais libre et vivant. Les papillons ne sont que des fleurs envolées un jour de fête où la nature était en veine d’invention et de fécondité.
– Très joli, lui dis-je, mais c’est de la poésie !
– Ne l’empêchez pas d’en faire, s’écrièrent les jeunes gens ; il nous amuse !
Et, s’adressant à lui :
– Pouvez-vous nous dire à quoi vous songiez quand vous étiez une pierre ?
– Une pierre est une chose et ne pense pas, répondit-il ; je ne me rappelle pas mon existence minérale ; pourtant, je l’ai subie comme vous tous et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique soit tout à fait inerte. Je ne m’étends jamais sur une roche sans ressentir à son contact quelque chose de particulier qui m’affirme les antiques rapports que j’ai dû avoir avec elle. Toute chose est un élément de transformation. La plus grossière a encore sa vitalité latente dont les sourdes pulsations appellent la lumière et le mouvement : l’homme désire, l’animal et la plante aspirent, le minéral attend. Mais, pour me soustraire aux questions embarrassantes que vous m’adressez, je vais choisir une de mes existences que je me retrace le mieux, et vous dire comment j’ai vécu, c’est-à-dire agi et pensé la dernière fois que j’ai été chien. Ne vous attendez pas à des aventures dramatiques, à des sauvetages miraculeux ; chaque animal a son caractère que je vais vous communiquer.
On apporta les flambeaux, on renvoya les domestiques, on fit silence, et l’étrange narrateur parla ainsi :
– J’étais un joli petit bouledogue, un ratier de pure race. Je me rappelle ni ma mère, dont je fus séparé très jeune, ni la cruelle opération qui trancha ma queue et effila mes oreilles. On me trouva beau ainsi mutilé, et de bonne heure j’aimai les compliments. Du plus loin que je me souvienne j’ai compris le sens des mots beau chien, joli chien ; j’aimais aussi le mot blanc. Quand les enfants, pour me faire fête, m’appelaient lapin blanc, j’étais enchanté. j’aimais à prendre des bains ; mais, comme je rencontrais souvent des eaux bourbeuses où la chaleur me portait à me plonger, j’en sortais tout terreux, et on m’appelait lapin jaune ou lapin noir, ce qui m’humiliait beaucoup. Le déplaisir que j’en éprouvai mainte fois m’amena à faire une distinction assez juste des couleurs.
» La première personne qui s’occupa de mon éducation morale fut une vieille dame qui avait ses idées. Elle ne tenait pas à ce que je fusse ce qu’on appelle dressé. Elle n’exigea pas que j’eusse le talent de rapporter et de donner la patte. Elle disait qu’un chien n’apprenait pas ces choses sans être battu. Je comprenais très bien ce mot-là, car le domestique me battait quelquefois à l’insu de sa maîtresse. J’appris donc de bonne heure que j’étais protégé, et qu’en me réfugiant auprès d’elle, je n’aurais jamais que des caresses et des encouragements. J’étais jeune et j’étais fou. J’aimais à tirer à moi et à ronger les bâtons. C’est une rage que j’ai conservée pendant toute ma vie de chien et qui tenait à ma race, à la force de ma machoire et à l’ouverture énorme de ma gueule. Evidemment la nature avait fait de moi un dévorant. Instruit à respecter les poules et les canards, j’avais besoin de me battre avec quelque chose et de dépenser la force de mon organisme. Enfant comme je l’étais, je faisais grand mal dans le petit jardin de la vieille dame ; j’arrachais les tuteurs des plantes et souvent la plante avec. Le jardinier voulait me corriger, ma maîtresse l’en empêchait, et, me prenant à part, elle me parlait très sérieusement. Elle me répétait à plusieurs reprises, en me tenant la tête et en me regardant bien dans les yeux :
» – Ce que vous avez fait est mal, très mal, on ne peut plus mal !
» Alors, elle me plaçait un bâton devant moi et me défendait d’y toucher. Quand j’avais obéi, elle disait :
» – C’est bien, très bien, vous êtes un bon chien.
» Il n’en fallut pas davantage pour faire éclore en moi ce trésor inappréciable de la conscience que l’éducation communique au chien quand il est bien doué et qu’on ne l’a pas dégradé par les coups et les injures.
» J’acquis donc ainsi très jeune le sentiment de la dignité, sans lequel la véritable intelligence ne se révèle ni à l’animal, ni à l’homme. Celui qui n’obéit qu’à la crainte ne saura jamais se commander à lui-même.
» J’avais dix-huit mois, et j’étais dans toute la fleur de la jeunesse et de ma beauté, quand ma maîtresse changea de résidence et m’amena à la campagne qu’elle devait désormais habiter avec sa famille. Il y avait un grand parc, et je connus les ivresses de la liberté. Dès que je vis le fils de la vieille dame, je compris, à la manière dont ils s’embrassèrent et à l’accueil qu’il me fit, que c’était là le maître de la maison, et que je devais me mettre à ses ordres. Dès le premier jour, j’emboîtai le pas derrière lui d’un air si raisonnable et si convainu, qu’il me prit en amitié, me caressa et me fit coucher dans son cabinet. Sa jeune femme n’aimait pas beaucoup les chiens et se fût volontiers passée de moi ; mais j’obtins grâce devant elle par ma sobriété, ma discrétion et ma propreté. On pouvait me laisser seul en compagnie des plats les plus alléchants ; il m’arriva bien rarement d’y goûter du bout de la langue. Outre que je n’étais pas gourmand et n’aimais pas les friandises, j’avais un grand respect de la propriété. On m’avait dit, car on me parlait comme à une personne :
» – Voici ton assiette, ton écuelle à eau, ton coussin et ton tapis.
» Je savais que ces choses étaient à moi, et il n’eût pas fait bon de me les disputer ; mais jamais je ne songeai à empiéter sur le bien des autres.
» J’avais aussi une qualité qu’on appréciait beaucoup. Jamais je ne mangeai de ces immondices dont presque tous les chiens sont friands, et je ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir couché sur le charbon ou m’être roulé sur la terre, j’avais noirci ou jauni ma robe blanche, on pouvait être sûr que je ne m’étais souillé à aucune chose malpropre.
» Je montrai aussi une qualité dont on me tint compte. Je n’aboyai jamais et ne mordis jamais personne. L’aboiement est une menace et une injure. J’étais trop intelligent pour ne pas comprendre que les personnes saluées et accueillies par mes maîtres devaient être reçues poliment par moi, et, quand aux démonstrations de tendresse et de joie qui signalaient le retour d’un ancien ami, j’y étais fort attentif. Dès lors, je lui témoignais ma sympathie par des caresses. Je faisais mieux encore, je guettais le réveil de ces hôtes aimés, pour leur faire les honneurs de la maison et du jardin. Je les promenais aussi avec courtoisie jusqu’à ce que mes maîtres vinssent me remplacer. On me sut toujours gré de cette notion d’hospitalité que personne n’eût songé à m’enseigner et que je trouvai tout seul.
» Quand il y eut des enfants dans la maison, je fus véritablement heureux. A la première naissance, on fut un peu inquiet de la curiosité avec laquelle je flairais le bébé. J’étais encore impétueux et brusque, on craignait que je ne fusse brutal ou jaloux. Alors, ma vieille maîtresse prit l’enfant sur ses genoux en disant :
» – Il faut faire la morale à Fadet ; ne craignez rien, il comprend ce qu’on lui dit. – Voyez, me dit-elle, voyez ce cher poupon, c’est ce qu’il y a de plus précieux dans la maison. Aimez-le bien, touchez-y doucement, ayez-en le plus grand soin. Vous m’entendez bien, Fadet, n’est-ce pas ? Vous aimerez ce cher enfant.
» Et, devant moi, elle le baisa et le serra doucement contre son coeur.
» J’avais parfaitement compris. Je demandai par mes regards et mes manières à baiser aussi cette chère créature. La grand’mère approcha de moi sa petite main en me disant encore :
» – Bien doucement, Fadet, bien doucement !
» – Je léchai la petite main et trouvai l’enfant si joli, que je ne pus me défendre d’effleurer sa joue rose avec ma langue, mais ce fut si délicatement qu’il n’eut pas peur de moi, et c’est moi qui, un peu plus tard, obtins son premier sourire.
» Un autre enfant vint deux ans après, c’étaient alors deux petites filles. L’aînée me chérissait déjà. La seconde fit de même, et on me permettait de me rouler avec elle sur les tapis. Les parents craignaient un peu ma pétulance, mais la grand’mère m’honorait d’une confiance que j’avais à coeur de mériter. Elle me répétait de temps en temps :
» -Bien doucement, Fadet, bien doucement !
» Aussi n’eut-on jamais le moindre reproche à m’adresser. Jamais, dans mes plus grandes gaietés, je ne mordillai leurs mains jusqu’à les rougir, jamais je ne déchirai leurs robes, jamais je ne leur mis mes pattes dans la figure. Et pourtant Dieu sait que, dans leur jeune âge, elles abusèrent souvent de ma bonté, jusqu’à me faire souffrir. Je compris qu’elles ne savaient ce qu’elles faisaient, et ne me fâchai jamais. Elles imaginèrent un jour de m’atteler à leur petite voiture de jardinage et d’y mettre leurs poupées ! Je me laissai harnacher et atteler, Dieu sait comme, et je traînai raisonnablement la voiture et les poupées aussi longtemps qu’on voulut. J’avoue qu’il y avait un peu de vanité dans mon fait parce que les domestiques étaient émerveillés de ma docilité.
» – Ce n’est pas un chien, disaient-ils, c’est un cheval !
» Et toute la journée les petites filles m’appelèrent cheval blanc, ce qui, je dois le confesser, me flatta infiniment.
» On me sut d’autant plus de gré de ma raison et de ma douceur avec les enfants que je ne supportais ni injures ni menaces de la part des autres. Quelque amitié que j’eusse pour mon maître, je lui prouvai une fois combien j’avais à coeur de conserver ma dignité. J’avais commis une faute contre la propreté par paresse de sortir, et il me menaça de son fouet. Je me révoltai et m’élançai au-devant des coups en montrant les dents. Il était philosophe, il n’insista pas pour me punir, et, comme quelqu’un lui disait qu’il n’eût pas dû me pardonner cette révolte, qu’un chien rebelle doit être roué de coups, il répondit :
» – Non ! Je le connais, il est intrépide et entêté au combat, il ne céderait pas ; je serais forcé de le tuer, et le plus puni serait moi.
» Il me pardonna donc, et je l’en aimai d’autant plus.
» J’ai passé une vie bien douce et bien heureuse dans cette maison bénie. Tous m’aimaient, les serviteurs étaient doux et pleins d’égards pour moi ; les enfants, devenus grands, m’adoraient et me disaient les choses les plus tendres et les plus flatteuses ; mes maîtres avaient réellement de l’estime pour mon caractère et déclaraient que mon affection n’avait jamais eu pour mobile la gourmandise ni aucune passion basse. J’aimais leur société, et, devenu vieux, moins démonstratif par conséquent, je leur témoignais mon amitié en dormant à leurs pieds ou à leur porte quand ils avaient oublié de me l’ouvrir. J’étais d’une discrétion et d’un savoir-vivre irréprochables, bien que très indépendant et nullement surveillé. Jamais je ne grattai à une porte, jamais je ne fis entendre de gémissements importuns. Quand je sentis les premiers rhumatismes, on me traita comme une personne. Chaque soir, mon maître m’enveloppait dans mon tapis ; s’il tardait un peu à y songer, je me plantais près de lui en le regardant, mais sans le tirailler ni l’ennuyer de mes obsessions.
» La seule chose que j’aie à me reprocher dans mon existence canine, c’est mon peu de bienveillance pour les autres chiens. Etait-ce pressentiment de ma prochaine séparation d’espèce, était-ce crainte de retarder ma promotion à un grade plus élevé, qui me faisait haïr leurs grossièretés et leurs vices ? Redoutais-je de redevenir trop chien dans leur société, avais-je l’orgueil du mépris pour leur infériorité intellectuelle et morale ? Je les ai réellement houspillés toute ma vie, et on déclara souvent que j’étais terriblement méchant avec mes semblables. Pourtant je dois dire à ma décharge que je ne fis jamais de mal aux faibles et aux petits. Je m’attaquais aux plus gros et aux plus forts avec une audace héroïque. Je revenais harassé, couvert de blessures, et, à peine guéri, je recommençais.
» J’étais ainsi avec ceux qui ne m’étaient pas présentés.
» Quand un ami de la maison amenait son chien, on me faisait un discours sérieux en m’engageant à la politesse et en me rappelant les devoirs de l’hospitalité. On me disait son nom, on approchait sa figure de la mienne. On apaisait mes premiers grognements avec de bonnes paroles qui me rappelaient au respect de moi-même. Alors, c’était fini pour toujours, il n’y avait plus de querelles, ni même de provocations ; mais je dois dire que, sauf Moutonne, la chienne du berger, pour laquelle j’eus toujours une grande amitié et qui me défendait contre les chiens ameutés contre moi, je ne me liai jamais avec aucun animal de mon espèce. Je les trouvais tous trop inférieurs à moi, même les beaux chiens de chasse et les petits chiens savants qui avaient été forcés par les châtiments à maîtriser leurs instincts. Moi qu’on avait toujours raisonné avec douceur, si j’étais, comme eux, esclave de mes passions à certains égards où je n’avais à risquer que moi-même, j’étais obéissant et sociable avec l’homme, parce qu’il me plaisait d’être ainsi et que j’eusse rougi d’être autrement.
» Une seule fois je parus ingrat, et j’éprouvai un grand chagrin. Une maladie épidémique ravageait le pays, toute la famille partit emmenant les enfants, et, comme on craignait mes larmes, on ne m’avertit de rien. Un matin, je me trouvai seul avec le domestique, qui prit grand soin de moi, mais qui, préoccupé pour lui-même, ne s’efforça pas de me consoler, ou ne sut pas s’y prendre. Je tombai dans le désespoir, cette maison déserte par un froid rigoureux était pour moi comme un tombeau. Je n’ai jamais été gros mangeur, mais je perdis complètement l’appétit et je devins si maigre, que l’on eût pu voir à travers mes côtes. Enfin, après un temps qui me parut bien long, ma vieille maîtresse revint pour préparer le retour de la famille, et je ne compris pas pourquoi elle revenait seule ; je crus que son fils et les enfants ne reviendraient jamais, et je n’eus pas le courage de lui faire la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans sa chambre et m’appela en m’invitant à me chauffer ; puis elle se mit à écrire pour donner des ordres et j’entendis qu’elle disait en parlant de moi :
» – Vous ne l’avez donc pas nourri ? Il est d’une maigreur effrayante ; allez me chercher du pain et de la soupe.
» Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin. Elle me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eût dû me dire que les enfants se portaient bien et allaient revenir avec leur père. Elle n’y songea pas, et s’éloigna en se plaignant de ma froideur, qu’elle n’avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime quelques jours après, lorsqu’elle revint avec la famille. Les tendresses que je fis aux enfants surtout lui prouvèrent bien que j’avais le coeur fidèle et sensible.
» Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On amena dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfants se disputèrent d’abord, mais que l’aînée céda à sa soeur en disant qu’elle préférait un vieil ami comme moi à toutes les nouvelles connaissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance égaya mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique, elle me mordait cruellement les oreilles. Je criais et ne me fâchais pas, elle était si gracieuse dans ses impétueux ébats ! Elle me forçait à courir et à bondir avec elle. Mais ma grande affection était, en somme, pour la petite fille qui me préférait à Lisette et qui me parlait raison, sentiment et moralité, comme avait fait sa grand’mère.
» Je n’ai pas souvenir de mes dernières années et de ma mort. Je crois que je m’éteignis doucement au milieu des soins et des encouragements. On avait certainement compris que je méritais d’être homme, puisqu’on avait toujours dit qu’il ne me manquait que la parole. J’ignore pourtant si mon esprit franchit d’emblée cet abîme. J’ignore la forme et l’époque de ma renaissance ; je crois pourtant que je n’ai pas recommencé l’existence canine, car celle que je viens de vous raconter me paraît dater d’hier. Les costumes, les habitudes, les idées que je vois aujourd’hui ne diffèrent pas essentiellement de ce que j’ai vu et observé étant chien… »
Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé nous avait forcés de l’écouter avec attention et déférence. Il nous avait étonnés et intéressés. Nous le priâmes de nous raconter quelque autre de ses existences.
– C’est assez pour aujourd’hui, nous dit-il ; je tâcherai de rassembler mes souvenirs, et peut-être plus tard vous ferai-je le récit d’une autre phase de ma vie antérieure.