Guy de Maupssant

Juillet 1882

Voici la saison des voyages, la saison claire où l’on aime les horizons nouveaux, les vastes étendues de mer bleue où se repose l’oeil, où se calme l’esprit, les vallons boisés et frais où parfois le coeur s’attendrit sans qu’on sache pourquoi, quand on s’assied, au soir tombant, sur un talus de route en velours vert et qu’on regarde, à ses pieds, un peu d’eau brune et dormante où se mire le soleil couchant au fond de l’ornière creusée par des roues de charrettes.

J’aime à la folie ces marches dans un monde qu’on croit découvrir, les étonnements subits devant des moeurs qu’on ne soupçonnait point, cette constante tension de l’intérêt, cette joie des yeux, cet éveil sans fin de la pensée. Mais une chose, une seule, me gâte ces explorations charmantes : la lecture des guides. Écrits par des commis voyageurs en kilomètres, avec des descriptions odieuses et toujours fausses, des renseignements invariablement erronés, des indications de chemins purement fantaisistes, ils sont, sauf un seul, un guide allemand excellent, la consolation des bonnetiers voyageant en train de plaisir et visitant la contrée dans le Joanne, et le désespoir des vrais routiers qui vont, sac au dos, canne à la main, par les sentiers, par les ravins, le long des plages.

Ils mentent, ils ne savent rien, ils ne comprennent rien, ils enlaidissent, par leur prose emphatique et stupide, les plus ravissants pays ; ils ne connaissent que les grand-routes et ne valent guère moins cependant que la carte dite d’état-major, où les barrages de la Seine faits depuis trente ans bientôt ne sont point encore indiqués.

Et cependant, comme on aime, en voyageant, connaître un peu d’avance la région où l’on s’aventure ! Comme on est heureux quand on trouve un livre où quelque vagabond sincère a jeté quelques-unes de ses visions ! Ce n’est là qu’une présentation, qui vous prépare seulement à connaître les lieux. Parfois c’est plus. Quand on s’enfonce en Algérie jusqu’à l’oasis de Laghouat, il faut lire chaque jour, à chaque heure du voyage, l’admirable livre de Fromentin : Un été dans le Sahara. Celui-là vous ouvre les yeux et l’esprit, il éclaire encore, semble-t-il, ces plaines, ces montagnes, ces solitudes brûlantes, il vous révèle l’âme du désert.

Il est partout, en France, des coins presque inconnus et charmants. Sans avoir la prétention de faire un guide nouveau, je voudrais de temps en temps indiquer seulement quelques courtes excursions, des voyages de dix ou quinze jours, accomplis par tous les marcheurs, mais ignorés de tous les sédentaires.

Ne suivre jamais les grand-routes, et toujours les sentiers, coucher dans les granges quand on ne rencontre point d’auberges, manger du pain et boire de l’eau quand les vivres sont introuvables, et ne craindre ni la pluie, ni les distances, ni les longues heures de marche régulière, voilà ce qu’il faut pour parcourir et pénétrer un pays jusqu’au coeur, pour découvrir, tout près des villes où passent les touristes, mille choses qu’on ne soupçonnait pas.

Entre toutes les vieilles provinces de France, la Bretagne est une des plus curieuses ; on en peut, en dix jours, connaître assez pour en savoir le tempérament, car chaque pays, comme chaque homme, a le sien.

Traversons-la, en quelques lignes. Allons seulement de Vannes à Douarnenez, en suivant la côte, la vraie côte bretonne, solitaire et basse, semée d’écueils, où le flot gronde toujours et semble répondre aux sifflements du vent dans la lande.

Le Morbihan, espèce de mer intérieure, qui monte et descend sous la pression des marées du grand Océan, s’étend devant le port de Vannes. Il le faut traverser pour gagner le large.

Il est plein d’îles, d’îles druidiques, mystérieuses, hantées. Elles portent au dos des tumulus, des menhirs, des dolmens, toutes ces pierres étranges qui furent presque des dieux. Ces îlots, au dire des Bretons, sont aussi nombreux que les jours de l’année. Le Morbihan est une mer symbolique secouée par les superstitions.

Et voilà le grand charme de cette contrée ; elle est la nourrice des légendes. Mortes partout, les vieilles croyances demeurent enracinées dans ce sol de granit. Les vieilles histoires aussi sont indestructibles dans ce pays ; et le paysan vous parle des aventures accomplies quinze siècles plus tôt comme si elles dataient d’hier, comme si son père ou son grand-père les avait vues.

Il est des souterrains où les morts restent intacts, comme au jour où l’immobilité les frappa, séchés seulement, parce que la source du sang est tarie. Ainsi les souvenirs vivent éternellement dans ce coin de France, les souvenirs, et même les manières de penser des aïeux.

J’avais quitté Vannes le jour même de mon arrivée, pour aller visiter un château historique, Sucinio, et, de là, gagner Locmariaker, puis Carnac, et, suivant la côte, Pont-l’Abbé, Penmarch, la Pointe du Raz, Douarnenez.

Le chemin longeait d’abord le Morbihan, puis prenait à travers une lande illimitée, entrecoupée de fossés pleins d’eau, et sans une maison, sans un arbre, sans un être, toute peuplée d’ajoncs qui frémissaient et sifflaient sous un vent furieux, emportant à travers le ciel des nuages déchiquetés qui semblaient gémir. Je traversai plus loin un petit hameau où rôdaient, pieds nus, trois paysans sordides et une grande fille de vingt ans, dont les mollets étaient noirs de fumier ; et, de nouveau, ce fut la lande, déserte, nue, marécageuse allant se perdre dans l’Océan, dont la ligne grise, éclairée parfois par des lueurs d’écume, s’allongeait là-bas au-dessus de l’horizon.

Et, au milieu de cette étendue sauvage, une haute ruine s’élevait ; un château carré, flanqué de tours, debout, là, tout seul, entre ces deux déserts : la lande et la mer.

Ce vieux manoir de Sucinio, qui date du XIIIe siècle, est illustre. C’est là que naquit ce grand connétable de Richemont qui reprit la France aux Anglais.

Plus de portes. J’entrai dans la vaste cour solitaire, où les tourelles écroulées font des amoncellements de pierres ; et, gravissant des restes d’escaliers, escaladant les murailles éventrées, m’accrochant aux lierres, aux quartiers de granit à moitié descellés, à tout ce qui tombait sous ma main, je parvins au sommet d’une tour, d’où je regardai la Bretagne.

En face de moi, derrière un morceau de plaine inculte, l’Océan sale et grondant sous un ciel noir ; puis, partout, la lande ! Là-bas, à droite, la mer du Morbihan, avec ses rives déchirées, et, plus loin, à peine visible, une terre blanche illuminée, Vannes, qu’éclairait un rayon de soleil, glissé on ne sait comment, entre deux nuages. Puis encore très loin, un cap démesuré : Quiberon Et tout cela, triste, mélancolique, navrant. Le vent pleurait en parcourant ces espaces mornes ; j’étais bien dans le vieux pays hanté ; et, dans ces murs, dans ces ajoncs ras et sifflants, dans ces fossés où l’eau croupit, je sentais rôder des légendes.

Le lendemain, je traversais Saint-Gildas, où semble errer le spectre d’Abélard. A Port-Navalo, le marin qui me fit passer le détroit me parla de son père, un chouan, de son frère aîné, un chouan, et de son oncle, le curé, encore un chouan, morts tous les trois… Et sa main étendue montrait Quiberon.

A Locmariaker, j’entrai dans la patrie des druides. Un Breton me montra la table de César, un monstre de granit soulevé par des colosses ; puis il me parla de César comme d’un ancien qu’il aurait vu.

Enfin, suivant toujours la côte entre la lande et l’Océan, vers le soir, du sommet d’un tumulus, j’aperçus devant moi les champs de pierres de Carnac.

Elles semblent vivantes, ces pierres alignées interminablement, géantes ou toutes petites, carrées, longues, plates, avec des aspects de grands corps minces ou ventrus. Quand on les regarde longtemps, on les voit remuer, se pencher, vivre !

On se perd au milieu d’elles ; un mur parfois interrompt cette foule de granit ; on le franchit, et l’étrange peuple recommence, planté comme des avenues, espacé comme des soldats, effrayant comme des apparitions.

Et le coeur vous bat ; l’esprit malgré vous s’exalte, remonte les âges, se perd dans les superstitieuses croyances. Comme je restais immobile, stupéfait et ravi, un bruit subit derrière moi me donna une telle secousse que je me retournai d’un bond ; et un vieux monsieur vêtu de noir, avec un livre sous le bras, m’ayant salué, me dit :

– Ainsi, monsieur, vous visitez notre Carnac.

Je lui racontai mon enthousiasme et la frayeur qu’il m’avait faite. Il continua :

– Ici, monsieur, il y a dans l’air tant de légendes que tout le monde a peur sans savoir de quoi. Voilà cinq ans que je fais des fouilles sous ces pierres ; elles ont presque toutes un secret, et je m’imagine parfois qu’elles ont une âme. Quand je remets les pieds au boulevard, je souris, là-bas, de ma bêtise ; mais quand je reviens à Carnac, je suis croyant, croyant inconscient ; sans religion précise, mais les ayant toutes.

Et, frappant du pied :

– Ceci est une terre de religion ; il ne faut jamais plaisanter avec les croyances éteintes ; car rien ne meurt. Nous sommes, monsieur, chez les druides, respectons leur foi !

Le soleil, disparu dans la mer, avait laissé le ciel tout rouge, et cette lueur saignait aussi sur les grandes pierres, nos voisines.

Le vieux sourit.

– Figurez-vous que ces terribles croyances ont en ce lieu tant de force, que j’ai eu, ici même, une vision ! Que dis-je ! une apparition véritable ! Là, sur ce dolmen, un soir, à cette heure, j’ai aperçu distinctement l’enchanteresse Koridwen, qui faisait bouillir l’eau miraculeuse.

Je l’arrêtai, ignorant quelle était l’enchanteresse Koridwen.

Il fut révolté.

– Comment ! vous ne connaissez pas la femme du dieu Hu et la mère des korrigans !

– Non, je l’avoue. Si c’est une légende, contez-la-moi. Je m’assis sur un menhir, à son côté.

Il parla.

Le dieu Hu, père des druides, avait pour épouse l’enchanteresse Koridwen. Elle lui donna trois enfants, Mor-Vrau, Creiz-Viou, une fille, la plus belle du monde, et Aravik-Du, le plus affreux des êtres.

Koridwen, dans son amour maternel, voulut au moins laisser quelque chose à ce fils si disgracié, et elle résolut de lui faire boire l’eau de la divination.

Cette eau devait bouillir pendant un an. L’enchanteresse confia la garde du vase qui la contenait à un aveugle nommé Morda et au nain Gwiou.

L’année allait expirer, quand les deux veilleurs se relâchant de leur zèle, un peu de la liqueur sacrée se répandit, et trois gouttes tombèrent sur le doigt du nain, qui, le portant à sa bouche, connut tout à coup l’avenir. Le vase aussitôt se brisa de lui-même, et Koridwen, apparaissant, se précipita sur Gwiou, qui s’enfuit.

Comme il allait être atteint, pour courir plus vite, il se changea en lièvre ; mais aussitôt l’enchanteresse, devenant lévrier, s’élança derrière lui. Elle allait le saisir sur le bord d’un fleuve mais, prenant subitement la forme d’un poisson, il se précipita dans le courant. Alors, une loutre énorme surgit qui le poursuivit de si près qu’il ne put échapper qu’en devenant oiseau. Or, un grand épervier descendit du fond du ciel, les ailes étendues, le bec ouvert ; c’était toujours Koridwen ; et Gwiou, frissonnant de peur, se changeant en grain de blé, se laissa choir sur un tas de froment.

Alors, une grosse poule noire, accourant, l’avala. Koridwen, vengée, se reposait, quand elle s’aperçut qu’elle allait être mère de nouveau.

Le grain de blé avait germé en elle ; et un enfant naquit, que Hu abandonna sur l’eau dans un berceau d’osier. Mais l’enfant, sauvé par le fils du roi Gouydno, devint un génie, l’esprit de la lande, le korrigan. C’est donc de Koridwen que naquirent tous les petits êtres fantastiques, les nains, les follets qui hantent ces pierres. Ils vivent là-dessous, dit-on, dans des trous, et sortent au soir pour courir à travers les ajoncs. Restez ici longtemps, monsieur, au milieu de ces monuments enchantés ; regardez fixement quelque dolmen couché sur le soi, et vous entendrez bientôt la terre frissonner, vous verrez la pierre remuer, vous tremblerez de peur en apercevant la tête d’un korrigan, qui vous regarde en soulevant du front le bloc de granit posé sur lui. Maintenant, allons dîner.

La nuit était venue, sans lune, toute noire, pleine des rumeurs du vent. Les mains étendues, je marchais en heurtant les grandes pierres dressées ; et ce récit, le pays, mes pensées, tout avait pris un ton tellement surnaturel, que je n’aurais point été surpris de sentir tout à coup un korrigan courir entre mes jambes.

Le lendemain, je me remis en route, traversant des landes, des villages, des villes, Lorient, Quimperlé, si jolie dans son vallon, Quimper.

La grand-route part de Quimper, monte une côte, coupe des vallées, passe une sorte de lac herbeux et morne, et pénètre enfin dans Pont-l’Abbé, la petite cité la plus bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va du Morbihan à la pointe du Raz.

A l’entrée, un vieux château, flanqué de tours, mouille le pied de ses murs dans un étang triste, avec des vols d’oiseaux sauvages. Une rivière sort de là, que les caboteurs peuvent remonter jusqu’à la ville. Et dans les rues étroites, aux maisons séculaires, les hommes portent le chapeau aux bords immenses, le gilet brodé magnifiquement, et les quatre vestes superposées : la première, grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s’arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.

Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas deviner leur gorge puissante et martyrisée. Et elles sont coiffée d’une étrange façon. Sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe, puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, tissu souvent d’or et d’argent.

Et la route sort de nouveau de cette petite cité du moyen âge oubliée là. Elle s’avance à travers la lande piquée d’ajoncs. De temps en temps, trois ou quatre vaches paissent le long du chemin, toujours accompagnées d’un mouton. Pendant plusieurs jours, on se demande pourquoi on ne voit jamais de vaches sans un mouton. Cette question vous tracasse, vous harcèle, devient une obsession. On cherche alors un homme près de qui s’informer. On le trouve non sans peine, car souvent pendant une semaine entière, en rôdant par les villages, on ne rencontre personne qui sache un mot de français. Enfin quelque curé, qui lit son bréviaire en marchant à pas mesurés, vous apprend avec politesse que ce mouton constitue la part du loup.

Un mouton vaut moins qu’une vache, et, comme sa prise n’offre aucun danger, le loup toujours le préfère. Mais il arrive souvent que les vaillantes petites vaches forment un bataillon carré pour défendre leur innocent camarade, et reçoivent au bout de leurs cornes affiIées la bête hurlante en quête de chair vive.

Le loup ! Là aussi on le retrouve ce loup légendaire qui terrifia notre enfance, le loup blanc, le grand loup blanc que tous les chasseurs ont vu et que personne n’a jamais tué.

Jamais on ne l’aperçoit au matin. C’est vers cinq heures en hiver, au moment où le soleil se couche, qu’il apparaît filant sur une cime dénudée, traînant sur le ciel sa longue silhouette qui passe et fuit.

Pourquoi personne ne l’a-t-il tué ? Ah ! voilà. Une supposition cependant. Les forts déjeuners de chasse commencent toujours vers une heure et finissent à quatre. On a beaucoup bu et parlé du loup blanc. En sortant de table, on le voit. Quoi d’étonnant aussi à ce qu’on ne le tue pas ?

J’allais devant moi, sur la route grise ferrée de granit et luisante quand brille le soleil. La plaine des deux côtés est plate, semée d’ajoncs. De place en place, une grosse pierre couchée entretient dans la pensée le constant souvenir des druides ; et le vent qui souffle au ras de terre, siffle dans les buissons épineux. Parfois, un bruit sourd, comme un coup de canon lointain, fait frémir le sol ; car j’approche de Penmarch, où la mer s’enfonce, parait-il, en des cavernes sonores. Les lames engouffrées en ces trous secouent la côte entière, se font entendre jusqu’à Quimper, par les jours de tempête.

Depuis longtemps déjà on aperçoit la grande ligne des flots gris, qui semblent dominer toute cette campagne nue et basse. Crevant partout la vague, des rochers, des troupeaux d’écueils pointus montrent leurs têtes noires cerclées d’écume comme si elles bavaient ; et là-bas, contre l’eau, quelques maisons frileuses cherchent à se cacher derrière de petits tas de pierres pour éviter l’éternel ouragan du large et la pluie salée de l’Océan. Un grand phare, qui tremble sur sa base de rochers, s’avance jusqu’à la vague, et les gardiens racontent que parfois, dans les nuits de tourmente, la longue colonne de granit tangue comme un navire, et que l’horloge s’abat face contre terre, et que les objets accrochés aux murs se détachent, tombent et se brisent.

Depuis ce lieu jusqu’au Conquet, c’est le pays des naufrages. C’est là que semble embusquée la mort, la hideuse mort de la mer, la Noyade. Aucune côte n’est plus dangereuse, plus redoutée, plus mangeuse d’hommes.

Au fond des petites maisons basses des pêcheurs, on voit grouiller dans la fange, avec les porcs, une femme vieille, de grandes filles aux jambes nues et sales, et les fils, dont le plus âgé marque trente ans. Presque jamais on ne trouve le père, rarement l’aîné. Ne demandez pas où ils sont, car la vieille tendrait la main vers l’horizon bondissant et soulevé, qui semble toujours prêt à se ruer sur ce pays.

Ce n’est pas seulement la mer perfide qui les dévore ainsi, ces hommes. Elle a un allié tout-puissant, plus perfide encore, et qui l’aide, chaque nuit, en ses gloutonneries de chair humaine, l’alcool. Les pécheurs le savent, et l’avouent. “Quand la bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil. Mais, quand la bouteille est vide, on ne le voit plus.”

La plage de Penmarch fait peur. C’est bien ici que les naufrageurs devaient attirer les vaisseaux perdus, en attachant aux cornes d’une vache, dont la patte était entravée pour qu’elle boitât, la lanterne trompeuse qui simulait un autre navire.

Voici, un peu à droite, une roche devenue célèbre par un horrible drame. La femme d’un des derniers préfets du Morbihan était assise sur cette pierre, ayant sur ses genoux sa petite fille. La mer, à quelques mètres sous elles, semblait calme, inoffensive, endormie.

Soudain un de ces flots singuliers, qu’on appelle des vagues sourdes, monta, venu sans bruit, le dos gonflé, irrésistible, et, escaladant la roche, comme un malfaiteur furtif, il emporta les deux femmes qu’il engloutit en un moment. Des douaniers, qui passaient au loin, ne virent plus qu’une ombrelle rose, flottant doucement sur la mer recalmée, et la grande roche nue, ruisselante.

Pendant un an, les avocats et les médecins discutèrent, arguèrent, plaidèrent pour savoir laquelle, de la mère ou de l’enfant emportées dans le même flot, était morte la première. On noya des chattes avec leurs petits, des chiennes avec leurs toutous, des lapines avec leurs lapereaux, afin qu’aucun doute ne subsistât, car une grosse question d’héritage en dépendait, la fortune devant aller à l’une ou à l’autre famille suivant que la dernière convulsion avait dû être plus persistante dans le petit corps ou dans le grand.

Presque en face de ce lieu sinistre, se dresse un calvaire de granit, comme on en voit partout en ce pays pieux où les croix, si vieilles elles-mêmes, sont aussi nombreuses que les dolmens leurs aînés. Mais ce calvaire s’élève au-dessus d’un bas-relief étrange, représentant d’une façon grossière et comique l’accouchement de la vierge Marie. Un Anglais, en passant, admira la sculpture naïve, et la fit recouvrir d’un toit afin de la préserver des atteintes de ce climat sauvage.

Et nous suivons la plage, l’interminable plage tout le long de la baie d’Audierne. Il faut passer à gué ou à la nage deux petites rivières, peiner dans le sable ou sur la poussière de varech, aller toujours entre ces deux solitudes, l’une remuante, l’autre immobile, la mer et la lande.

Voici Audierne, triste petit port, qu’animent seulement l’entrée et la sortie des barques allant pécher la sardine.

Avant de partir, au matin, on goûte, au lieu du vulgaire café au lait, quelques-uns de ces petits poissons frais, poudrés de sel, savoureux, parfumés, vraies violettes des flots. Et on repart vers la pointe du Raz, cette fin du monde, ce bout de l’Europe.

On monte, on monte toujours, et soudain on aperçoit deux mers, à gauche l’Océan, à droite la Manche.

C’est là qu’elles se rencontrent, qu’elles se battent sans cesse, heurtant leurs courants et leurs vagues toujours furieuses, chavirant les navires et les avalant comme des dragées.

Ô flots, que vous savez de lugubres histoires,

Flots profonds redoutés des mères à genoux.

Plus d’arbres, plus rien que des touffes de gazon sur le grand cap qui s’avance. Tout au bout deux phares, et partout au loin d’autres phares, piqués sur des écueils. Il en est un qu’on essaie en vain de terminer depuis dix ans. La mer, acharnée, détruit, à mesure qu’il s’accomplit, le travail acharné des hommes.

Là-bas, en face, l’île de Sein, l’île sacrée, regarde à l’horizon, derrière la rade de Brest, sa dangereuse commère, l’île d’Ouessant.

Qui voit Ouessant

Voit son sang,

disent les matelots. L’île d’Ouessant, la plus inaccessible de toutes, celle que les marins n’abordent qu’en tremblant.

Le haut promontoire se termine soudain, tombe à pic dans cette bataille d’océans. Mais un petit sentier le contourne, rampant sur les granits inclinés, filant sur des crêtes larges comme la main.

Soudain on domine un abîme effrayant dont les murs, noirs comme s’ils avaient été frottés d’encre, vous renvoient le bruit furieux du combat marin qui se livre sous vous, tout au fond de ce trou qu’on a nommé l’Enfer. Bien qu’à cent mètres au-dessus de la mer, je recevais des crachats d’écume, et, penché sur l’abîme, je contemplais cette fureur de l’eau qui semblait soulevée par une rage inconnue.

C’était bien un enfer qu’aucun poète n’avait décrit. Et une épouvante m’étreignait à la pensée d’hommes précipités là-dedans, roulés, tournés, plongeant dans cette tempête entre quatre murailles de pierres, jetés sur les parois de la montagne, repris par le flot, engloutis, reparaissant, bouillonnant pêle-mêle dans les vagues monstrueuses.

Et je me remis en route, hanté de ces images et battu par un grand vent qui fouettait le cap solitaire.

Au bout de vingt minutes, j’atteignis un petit village. Un vieux prêtre, qui lisait son bréviaire à l’abri d’un mur de pierres, me salua. Je lui demandai où je pourrais coucher ; il m’offrit l’hospitalité.

Une heure plus tard, assis tous deux devant sa porte, nous parlions de ce pays désolé qui saisit l’âme, quand un petit Breton, un enfant, passa devant nous, nu-pieds, secouant au vent ses longs cheveux blonds.

Le curé l’appela dans sa langue maternelle, et le gamin s’en vint, devenu timide tout à coup, les yeux baissés et les mains inertes.

– Il va vous réciter son cantique, me dit le prêtre ; c’est un gaillard doué d’une grande mémoire et dont j’espère tirer quelque chose.

Et l’enfant se mit à bredouiller des paroles inconnues, sur ce ton geignant des petites filles qui répètent leur fable. Il allait sans point ni virgule, déroulant les syllabes comme si le morceau tout entier n’eût formé qu’un mot, s’arrêtant une seconde pour respirer, puis reprenant son chuchotement précipité.

Tout à coup, il se tut. C’était fini. Le curé lui caressa la joue d’une petite tape.

– C’est bien, va-t’en.

Et le polisson se sauva. Alors mon hôte ajouta :

– Il vient de vous dire un vieux cantique de ce pays-ci !

Je répondis :

– Un vieux cantique ? Est-il connu ?

– Oh ! pas du tout. Je vais vous le traduire, si vous voulez.

Alors le vieillard, d’une voix forte, s’animant comme s’il eût prêché, levant le bras d’un geste menaçant et enflant les mots, déclama ce naïf et superbe cantique dont j’ai voulu écrire les paroles sous sa dictée.

Cantique breton

L’Enfer ! l’enfer ! Savez-vous ce que c’est, pêcheurs ?

C’est une fournaise où rugit la flamme, une fournaise près de laquelle le feu d’une forge refermée, le feu qui a rougi les dalles d’un four, n’est que fumée !

Là jamais on n’aperçoit de la lumière ! Le feu brûle comme la fièvre sans qu’on le voie ! Là jamais n’entre l’espérance, car la colère de Dieu a scellé la porte !

Du feu sur vos têtes, du feu autour de vous ! Vous avez faim ? – Mangez du feu ! – Vous avez soif ? – Buvez à cette rivière de soufre et de fer fondu !

Vous pleurerez pendant l’éternité ; vos pleurs feront une mer ; et cette mer ne sera pas une goutte d’eau pour l’enfer ! Vos larmes entretiendront les flammes, loin de les éteindre ; et vous entendrez la moelle bouillir dans vos os.

Et puis on coupera vos têtes de dessus vos épaules, et pourtant vous vivrez ! Les démons se les jetteront l’un à l’autre, et pourtant vous vivrez ! Ils rôtiront votre chair sur les brasiers ; vous sentirez votre chair devenir du charbon ; et pourtant vous vivrez.

Et là, il y aura encore d’autres douleurs. Vous entendrez des reproches, des malédictions et des blasphèmes.

Le père dira à son fils : – Sois maudit, fils de ma chair, car c’est pour toi que j’ai voulu amasser des biens par la rapine !

Et le fils répondra : – Maudit ! maudit ! sois-tu, mon père ; car c’est toi qui m’as donné mon orgueil et qui m’as conduit ici.

Et la fille dira à sa mère : – Mille malheurs à vous, ma mère, mille malheurs à vous, caverne d’impuretés, car vous m’avez laissée libre, et j’ai quitté Dieu !

Et la mère ne reconnaîtra plus ses enfants ; et elle répondra :

– Malédiction sur mes filles et sur mes fils, malédiction sur les fils de mes filles et sur les filles de mes fils

Et ces cris retentiront pendant l’Éternité. Et ces souffrances seront toujours. Et ce feu !… ce feu !… c’est la colère de Dieu qui l’a allumé, ce feu !… il brûlera toujours sans languir, sans fumer, sans pénétrer moins profondément vos os.

L’Éternité … Malheur !… Ne jamais cesser de mourir, ne jamais cesser de se noyer dans un océan de souffrances ! Ô jamais ! tu es un mot plus grand que la mer ! Ô jamais ! tu es plein de cris, de larmes et de rage. Jamais ! Oh ! tu es rigoureux. Oh ! tu fais peur !

Et quand le prêtre eut terminé, il me dit :

– N’est-ce pas que c’est terrible ?

Là-bas nous entendions la vague infatigable s’acharnant sur la sinistre falaise. Je revoyais ce trou plein d’écume furieuse, lugubre et hurlant, vrai séjour de la mort ; et quelque chose de l’effroi mystique qui fait trembler les dévots repentants pesait sur mon coeur.

Je repartis au soleil levant, comptant atteindre Douarnenez avant la nuit.

Un homme qui parlait français, ayant navigué quatorze ans sur les navires de I’État, m’aborda, comme je cherchais le sentier douanier, et nous descendîmes ensemble vers la baie des Trépassés, dont la pointe du Raz forme un des bords.

C’est un immense cirque de sable, d’une inoubliable mélancolie, d’une tristesse inquiétante, donnant, au bout de quelque temps, l’envie de partir, d’aller plus loin. Une vallée nue avec un étang lugubre, sans grands ajoncs, un étang, qui parait mort, aboutit à cette grève effrayante.

Cela semble bien une antichambre du séjour infernal. Le sable jaune, triste et plat, s’étend jusqu’à un énorme cap de granit qui fait face à la pointe du Raz, et où les flots acharnés se brisent.

De loin nous apercevions trois hommes immobiles piqués comme des pieux sur le sable. Mon compagnon parut étonné, car jamais on ne vient dans cette crique désolée. Mais, en approchant nous aperçûmes quelque chose de long, étendu près d’eux, comme enfoui dans la grève ; et parfois ils se penchaient, touchaient cela, se relevaient. C’était un mort, un noyé, un matelot de Douarnenez perdu la semaine précédente avec ses quatre camarades. Depuis huit jours on les attendait en ce lieu où le courant rejette les cadavres. Il était le premier venu à ce dernier rendez-vous.

Mais autre chose préoccupait mon guide, car les noyés en ce pays ne sont pas rares. Il m’emmena vers le triste étang, et, me faisant pencher sur l’eau, il me montra les murs de la ville d’Ys. C’étaient quelques maçonneries antiques, à peine visibles. Puis j’allai boire à la source, un tout mince filet d’eau, la meilleure de toute la contrée, disait-il. Puis il me conta l’histoire de la cité disparue comme si l’événement était proche encore, accompli tout au plus sous les yeux de son grand-père.

Un roi, faible et bon, avait une fille perverse et belle, si belle que tous les hommes devenaient fous en la voyant, si perverse qu’elle se donnait à tous, puis les faisait tuer, précipiter dans la mer du haut des rochers voisins.

Ses passions débordées étaient plus violentes, disait-on, que les vagues de l’Océan furieux, et surtout plus inapaisables. Son corps semblait un foyer où se brûlaient les âmes que Satan cueillait ensuite.

Dieu se lassa, et il prévint de ses projets un vieux saint qui vivait dans le pays. Le saint avertit le roi, qui n’osa pas punir et enfermer sa fille chérie, mais qui l’informa de l’avertissement de Dieu. Elle n’en tint pas compte, et se livra, au contraire, à de tels débordements que la ville entière l’imita, devenue une cité d’amour, dont toute pudeur et toute vertu disparurent.

Une nuit Dieu réveilla le saint pour lui annoncer l’heure de sa vengeance. Le saint courut chez le roi demeuré seul vertueux en ce pays. Le roi fit seller son cheval, en offrit un autre au saint qui l’accepta ; et, un grand bruit les ayant effrayés, ils aperçurent la mer qui s’en venait par la campagne, bondissante et mugissante. Alors la fille du roi parut à sa fenêtre, criant :

– Mon père, allez-vous me laisser mourir ?

Et le roi la prit en croupe, puis s’enfuit par une des portes de la ville, alors que les flots entraient par l’autre. Ils galopaient dans la nuit, mais les vagues aussi couraient avec des grondements et des écroulements terribles. Déjà leur écume rampante atteignait les pieds des chevaux, et le vieux saint dit au roi :

– Sire, rejetez votre fille de votre cheval, ou sinon vous êtes perdu.

Et la fille criait :

– Mon père, mon père, ne m’abandonnez pas !

Mais le saint se dressa sur ses étriers, sa voix devint retentissante comme le tonnerre et il annonça :

– C’est la volonté de Dieu.

Alors le roi repoussa sa fille qui se cramponnait à lui, et il la précipita derrière son dos. Les vagues aussitôt la saisirent, puis retournèrent en arrière.

Et le morne étang qui recouvre ces ruines, c’est l’eau restée depuis lors sur la ville impure et détruite.

Cette légende est donc une histoire de Sodome arrangée à l’usage des dames.

Et l’événement qu’on raconte comme s’il était d’hier, se passa, paraît-il, au IVe siècle après la venue du Christ.

Le soir j’atteignis Douarnenez.

C’est une petite ville de pêcheurs qui serait la plus célèbre station de bains de France si elle était moins isolée.

Ce qui en fait le charme et la grâce, c’est son golfe. Elle est assise tout au fond et semble regarder la douce et longue ligne des côtes, onduleuses, arrondies toujours en des courbes charmantes, et dont les crêtes lointaines sont noyées en ces brumes blanches et bleues, légères et transparentes que dégage la mer.

Je repartis le lendemain pour Quimper ; et le soir je couchais à Brest pour reprendre au lever du soleil le chemin de fer de Paris.