Honoré Beaugrand (1848-1906)

I

Pour lors, je vas vous raconter une rôdeuse d’histoire, dans le fin fil. Mais s’il y a parmi vous autres des lurons qui auraient envie de courir la chasse-galerie ou le loup-garou, je vous avertis qu’ils font mieux d’aller voir dehors si les chats-huants font le sabbat, car je vais commencer mon histoire en faisant un grand signe de croix pour chasser le diable et ses diablotins. J’en ai eu assez de ces maudits-là, dans mon jeune temps.

Pas un homme ne fit mine de sortir : au contraire, tous se rapprochèrent de la cambuse où le cook achevait son préambule et se préparait à raconter une histoire de circonstance.

Le « bourgeois » avait, selon la coutume, ordonné la distribution du contenu d’un petit baril de rhum parmi les hommes du chantier, et le cuisinier avait terminé de bonne heure les préparatifs du « fricot de pattes » et des « glissantes » pour le repas du lendemain. La mélasse mijotait dans le grand chaudron pour la partie de tire qui devait terminer la soirée.

Chacun avait bourré sa pipe de bon tabac canadien, et un nuage épais obscurcissait l’intérieur de la cabane, où un feu pétillant de pin résineux jetait cependant, par intervalles, des lueurs rougeâtres qui tremblotaient en éclairant, par des effets merveilleux de clair-obscur, les mâles figures de ces rudes travailleurs des grands bois.

Joe, le cook, était un petit homme assez mal fait, que l’on appelait généralement le bossu, sans qu’il s’en formalisât, et qui « faisait chantier » depuis au moins quarante ans. Il en avait vu de toutes les couleurs dans son existence bigarrée, et il suffisait de lui faire prendre un petit coup de jamaïque pour lui délier la langue et lui faire raconter ses exploits.

II

Je vous disais donc, continua-t-il, que si j’ai été un peu tough dans ma jeunesse, je n’entends plus risée sur les choses de la religion. Je vas à confesse régulièrement tous les ans, et ce que je veux vous raconter là se passait aux jours de ma jeunesse, quand je ne craignais ni Dieu ni diable.

C’était un soir comme celui-ci, la veille du jour de l’an, il y a de cela trente-quatre ou trente-cinq ans.

Les camarades et moi, nous prenions un petit coup à la cambuse. Mais si les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petits verres finissent par vider les grosses cruches, et, dans ces temps-là, on buvait plus sec et plus souvent qu’aujourd’hui. Il n’était pas rare de voir finir les fêtes par des coups de poings et des tirages de tignasse.

La jamaïque était bonne -pas meilleure que ce soir- mais elle était bougrement bonne, je vous le persuade !

J’en avais bien lampé une demi-douzaine de petits gobelets, pour ma part; et sur les onze heures, je vous l’avoue franchement, la tête me tournait, et je me laissai tomber sur ma robe de carriole pour faire un petit somme, en attendant l’heure de sauter à pieds joints, par-dessus la tête d’un quart de lard, de la vieille année dans la nouvelle, comme nous allons le faire ce soir sur l’heure de minuit, avant d’aller chanter la guignolée et souhaiter la bonne année aux hommes du chantier voisin.

Je dormais donc depuis assez longtemps, lorsque je me sentis secouer rudement par le boss des piqueurs, Baptiste Durand, qui me dit :

– Joe, minuit vient de sonner, et tu es en retard pour le saut du quart. Les camarades sont partis pour faire leur tournée, et moi je m’en vais à Lavaltrie voir ma blonde. Veux-tu venir avec moi ?

À Lavaltrie ! lui répondis-je, es-tu fou ? Nous en sommes à plus de cent lieues. Et d’ailleurs, aurais-tu deux mois pour faire le voyage, qu’il n’y a pas de chemin de sortie, dans la neige. Et puis, le travail du lendemain du jour de l’an ?

– Animal ! répondit mon homme, il ne s’agit pas de cela. Nous ferons le voyage en canot d’écorce, à l’aviron, et demain matin, à six heures, nous serons de retour au chantier.

Je comprenais.

Mon homme me proposait de courir la chasse-galerie, et de risquer mon salut éternel pour le plaisir d’aller embrasser ma blonde au village. C’était raide. Il était bien vrai que j’étais un peu ivrogne et débauché, et que la religion ne me fatiguait pas à cette époque, mais vendre mon âme au diable, ça me surpassait.

– Cré poule mouillée ! continua Baptiste, tu sais bien qu’il n’y a pas de danger. Il s’agit d’aller à Lavaltrie et de revenir dans six heures. Tu sais bien qu’avec la chasse-galerie, on fait au moins cinquante lieues à l’heure quand on sait manier l’aviron comme nous. Il s’agit tout simplement de ne pas prononcer le nom du bon Dieu pendant le trajet, et de ne pas s’accrocher aux croix des clochers en voyageant. C’est facile à faire, et pour éviter tout danger, il faut penser à ce qu’on dit, avoir l’oeil où l’on va, et ne pas prendre de boisson en route. J’ai fait le voyage cinq fois, et tu vois bien qu’il ne m’est jamais arrivé malheur. Allons, mon vieux, prends ton courage à deux mains, et, si le coeur t’en dit, dans deux heures de temps, nous serons à Lavaltrie. Pense à la petite Liza Guimbette, et au plaisir de l’embrasser. Nous sommes déjà sept pour faire le voyage, mais il faut être deux, quatre, six ou huit, et tu seras le huitième.

– Oui ! tout cela est très bien, mais il faut faire un serment au diable, et c’est un animal qui n’entend pas à rire lorsqu’on s’engage à lui.

Une simple formalité, mon Joe. Il s’agit simplement de ne pas se griser et de faire attention à sa langue et à son aviron. Un homme n’est pas un enfant, que diable ! Viens, viens ! nos camarades nous attendent dehors, et le grand canot de la drave est tout prêt pour le voyage.

Je me laissai entraîner hors de la cabane, où je vis en effet six de nos hommes qui nous attendaient, l’aviron à la main. Le grand canot était sur la neige, dans une clairière, et avant d’avoir eu le temps de réfléchir, j’étais déjà assis dans le devant, l’aviron pendant sur le plat-bord, attendant le signal du départ. J’avoue que j’étais un peu troublé; mais Baptiste, qui passait dans le chantier, pour n’être pas allé à confesse depuis sept ans, ne me laissa pas le temps de me débrouiller. Il était à l’arrière, debout, et d’une voix vibrante il nous dit :

– Répétez avec moi !

Et nous répétâmes :

– Satan, roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes, si d’ici à six heures, nous prononçons le nom de ton maître et le nôtre, le bon Dieu, et si nous touchons une croix dans le voyage. À cette condition, tu nous transporteras, à travers les airs, au lieu où nous voulons aller, et tu nous ramèneras de même au chantier. Acabris ! Acabras ! Acabram !….Fais-nous voyager par-dessus les montagnes.

III

À peine avions-nous prononcé les dernières paroles, que nous sentîmes le canot s’élever dans l’air à une hauteur de cinq ou six cents pieds. Il me semblait que j’étais léger comme une plume; et au commandement de Baptiste, nous commençâmes à nager comme des possédés que nous étions.

Aux premiers coups d’aviron le canot s’élança dans l’air comme une flèche, et c’est là le cas de dire, le diable nous emportait. Ça nous en coupait le respire, et le poil en frisait sur nos casques de chat sauvage.

Nous filions plus vite que le vent. Pendant un quart d’heure environ, nous naviguantes au-dessus de la forêt, sans apercevoir autre chose que les bouquets des grands pins noirs.

La nuit était superbe; et la lune, dans son plein, illuminait le firmament comme un beau soleil du midi.

Il faisait un froid du tonnerre; nos moustaches étaient couvertes de givre; et cependant nous étions tous en nage. Ça se comprend aisément, puisque c’était le diable qui nous menait; et je vous assure que ce n’était pas sur le train de la Blanche.

Nous découvrîmes bientôt une éclaircie dans le lointain; c’était la Gatineau, dont la surface glacée et polie étincelait au-dessous de nous comme un immense miroir. Puis, petit à petit, nous aperçûmes des lumières dans les maisons d’habitants; puis des clochers d’église qui reluisaient comme des baïonnettes de soldats, quand ils font l’exercice sur le Champ-de-Mars de Montréal.

On passait ces clochers aussi vite que les poteaux de télégraphe, quand on voyage en chemin de fer. Et nous filions toujours comme tous les diables, sautant par-dessus les villages, les forêts, les rivières, et laissant derrière nous comme un traînée d’étincelles. C’est Baptiste, le possédé, qui gouvernait, car il connaissait la route, et nous arrivâmes bientôt à la rivière des Outaouais, qui nous servit de guide pour descendre jusqu’au lac des Deux-Montagnes.

– Attendez un peu ! cria Baptiste. Nous allons raser Montréal, et nous allons effrayer les coureux qui sont encore dehors à cette heure-cite. Toi, Joe, là, en avant, éclaircis-toi le gosier, et chante-nous une chanson sur l’aviron.

En effet, nous apercevions déjà les mille lumières de la grande ville, et Baptiste, d’un coup d’aviron, nous fit descendre à peu près au niveau des tours de Notre-Dame. J’enlevai ma chique pour ne pas l’avaler, et j’entonnai à tue-tête cette chanson de circonstance, que tous les canotiers répétèrent en choeur :

Mon père n’avait fille que moi,

Canot d’écorce qui va voler…

Et dessus la mer il m’envoie :

Canot d’écorce qui vole, qui vole,

Canot d’écorce qui va voler !

Et dessus la mer il m’envoie,

Canot d’écorce qui va voler…

Le marinier qui nous menait :

Canot d’écorce qui vole, qui vole.

Canot d’écorce qui va voler !

Le marinier qui me menait,

Canot d’écorce qui va voler…

Me dit, ma belle, embrassez-moi :

Canot d’écorce qui vole, qui vole,

Canot d’écorce qui va voler !

Me dit, ma belle, embrassez-moi,

Canot d’écorce qui va voler…

Non,non, Monsieur, je ne saurais :

Canot d’écorce qui vole, qui vole,

Canot d’écorce qui va voler !

Non, non, Monsieur, je ne saurais,

Canot d’écorce qui va voler…

Car si mon papa le savait :

Canot d’écorce qui vole, qui vole,

Canot d’écorce qui va voler !

Car si mon papa le savait,

Canot d’écorce qui va voler…

Ah ! c’est bien sûr qu’il me battrait :

Canot d’écorce qui vole, qui vole,

Canot d’écorce qui va voler !

IV

Bien qu’il fût près de deux heures du matin, nous vîmes des groupes s’arrêter dans les rues pour nous regarder passer; mais nous filions si vite qu’en un clin d’oeil nous avions laissé loin derrière nous Montréal et ses faubourgs. Alors je commençai à compter les clochers : ceux de la Longue-Pointe, de la Pointe-aux-Trembles, de Repentigny, de Saint-Sulpice, et enfin les deux flèches argentées de Lavaltrie, qui dominaient le vert sommet des grands pins du domaine.

– Attention, vous autres ! nous cria Baptiste. Nous allons atterrir à l’entrée du bois, dans le champ de mon parrain, Jean-Jean Gabriel, et nous nous rendrons ensuite à pied pour aller surprendre nos connaissances dans quelque fricot ou quelque danse du voisinage.

Qui fut dit fut fait; et cinq minutes plus tard, notre canot reposait dans un banc de neige, à l’entrée du bois de Jean-Jean Gabriel; et nous partîmes tous les huit à la file pour nous rendre au village. Ce n’était pas une mince besogne, car il y avait pas de chemin battu, et nous avions de la neige jusqu’au califourchon.

Baptiste, plus effronté que les autres, alla frapper à la porte de la maison de son parrain, où l’on apercevait encore de la lumière; mais il n’y trouva qu’une fille engagère qui lui annonça que les vieilles gens étaient à un snaque chez le père Robillard, mais que les farauds et les filles de la paroisse étaient presque tous rendus chez Batissette Augé, à la Petite-Misère, en bas de Contrecoeur, de l’autre côté du fleuve, où il y avait un rigodon du jour de l’an.

– Allons au rigodon chez Batissette Augé ! nous dit Baptiste, on est certain d’y rencontrer nos blondes.

-Allons chez Batissette !

Et nous retournâmes au canot, tout en nous mettant naturellement en garde sur le danger qu’il y avait de prononcer certaines paroles, et de boire un coup de trop, car il fallait reprendre la route des chantiers et y arriver avant six heures du matin, sans quoi nous étions flambés comme des carcajous, et le diable nous emportait au fin fond des enfers.

– Acabris ! Acabras ! Acabram !….Fais-nous voyager par-dessus les montagnes ! cria de nouveau Baptiste.

Et nous voilà embarqués tous ensemble pour la Petite-Misère, en naviguant en l’air comme des renégats que nous étions tous. En deux tours d’aviron, nous avions traversé le fleuve, et nous étions rendus chez Batissette Augé, dont la maison était tout illuminée. On entendait vaguement, au dehors les sons du violon et les éclats de rire des danseurs, dont on voyait les ombres se trémousser à travers les vitres couvertes de givre.

Nous cachâmes notre canot derrière les tas de bourdillons qui bordaient la rive, car la glace avait refoulé cette année-là.

– Maintenant, nous répéta Baptiste, pas de bêtises, les amis, et attention à vos paroles ! Dansons comme des perdus, mais pas un seul verre de Molson ni de jamaïque, vous m’entendez ! Et au premier signe suivez-moi tous, car il faudra repartir sans attirer l’attention.

Et nous allâmes frapper à la porte.

V

Le père Batissette vint ouvrir lui-même, et nous fûmes reçus à bras ouverts par les invités que nous connaissions presque tous.

On nous assaillit d’abord de questions :

– D’où venez-vous ?

-Je vous croyais dans les chantiers !

-Vous arrivez bien tard !

-Venez boire une larme !

Ce fut encore Baptiste qui nous tira d’affaire en prenant la parole :

– D’abord, laissez-nous nous décapoter, et puis ensuite laissez-nous danser. Nous sommes venus exprès pour ça. Demain matin, je répondrai à toutes vos questions, et nous vous raconterons tout ce que vous voudrez.

Pour moi, j’avais déjà reluqué Liza Guimbette, qui était faraudée par le petit Boisjoli de Lanoraie.

Je m’approchai d’elle pour la saluer et pour lui demander l’avantage de la prochaine, qui était un reel à quatre. Elle accepta avec un sourire qui me fit oublier que j’avais risqué le salut de mon âme pour avoir le plaisir de me trémousser et de battre les ailes de pigeon en sa compagnie.

Pendant deux heures de temps, je vous le persuade, une danse n’attendait pas l’autre; et ce n’est pas pour me vanter si je vous dis que, dans ce temps-là, il n’y avait pas mon pareil à dix lieues à la ronde pour la gigue simple ou la voleuse. Mes camarades, de leur côté, s’amusaient comme des lurons, et tout ce que je puis vous dire, c’est que les garçons d’habitants étaient fatigués de nous autres, lorsque quatre heures sonnèrent à la pendule.

J’avais cru voir Baptiste Durand s’approcher du buffet où les hommes prenaient des nippes de whisky blanc, de temps en temps; mais j’étais tellement occupé avec ma partenaire que je n’y portai pas beaucoup d’attention. Mais maintenant que l’heure de remonter en canot était arrivée, je vis clairement que Baptiste avait pris un coup de trop, et je fus obligé d’aller le tirer par le bras pour le faire sortir avec moi, en faisant signe aux autres de se préparer à nous suivre sans attirer l’attention des danseurs.

Nous sortîmes les uns après les autres, sans faire semblant, et cinq minutes plus tard, nous étions rembarqués en canot, après avoir quitté le bal comme des sauvages, sans dire bonjour à personne; pas même à Liza, que j’avais invité pour danser un foin. J’ai toujours pensé que c’était cela qui l’avait décidée à me trigauder et à épouser le petit Boisjoli, sans m’inviter à ses noces, la boufresse !

Mais pour revenir à notre canot, nous étions rudement embêtés de voir que Baptiste Durand avait bu, car c’était lui qui nous gouvernait, et nous n’avions que juste le temps de revenir au chantier pour six heures du matin, avant le réveil des hommes, qui ne travaillaient pas le jour du jour de l’an. La lune était disparue; il ne faisait plus aussi clair qu’auparavant, et ce n’est pas sans crainte que je pris ma position à l’avant du canot, bien décidé à avoir l’oeil sur la route que nous allions suivre. Avant de nous enlever dans les airs, je me retournai et je dis à Baptiste :

– Attention, là, mon vieux ! Pique tout droit sur la montagne de Montréal, aussitôt que tu pourras l’apercevoir.

-Je connais mon affaire, répondit Baptiste, et mêle-toi des tiennes !

Et avant que j’aie eu le temps de répliquer :

– Acabris ! Acabras ! Acabram !….Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !

VI

Et nous voilà repartis à toute vitesse. Mais il devint aussitôt évident que notre pilote n’avait plus la main aussi sûre, car le canot décrivait des zigzags inquiétants. Nous ne passâmes guère à plus de cent pieds du clocher de Contrecoeur, et au lieu de nous diriger vers l’ouest, vers Montréal, Baptiste nous fit prendre des bordées vers la rivière Richelieu. Nous filâmes comme une balle par dessus la montagne de Beloeil, et il ne s’en manqua pas de dix pieds que l’avant du canot n’allât se briser sur la grande croix de tempérance que l’évêque de Nancy avait plantée là.

– À droite, Baptiste ! à droite mon vieux ! car tu vas nous envoyer chez le diable, si tu ne gouvernes pas mieux que ça !

Et Baptiste fit instinctivement tourner le canot vers la droite en mettant le cap sur la montagne de Montréal, que nous apercevions déjà dans le lointain.

J’avoue que la peur commençait à me tortiller, car si Baptiste continuait à nous conduire de travers, nous étions flambés comme des gorets qu’on grille après la boucherie.

Or je vous assure que la dégringolade ne se fit pas attendre, car au moment où nous passions au-dessus de Montréal, Baptiste nous fit prendre une sheer, et dans le temps d’y penser, le canot s’enfonça dans un banc de neige au flanc de la montagne. Heureusement que c’était de la neige molle; personne n’attrapa de mal, et le canot ne fut pas brisé.

Mais à peine étions-nous sortis de neige, que voilà Baptiste qui commence à sacrer comme un possédé, et qui déclare qu’avant de repartir pour la Gatineau, il veut descendre en ville prendre un verre. J’essayai de raisonner avec lui, mais allez donc faire entendre raison à un ivrogne qui veut se mouiller la luette ! Alors, rendus à bout de patience, et plutôt que de laisser nos âmes au diable qui se léchait déjà les babines en nous voyant dans l’embarras, je dis un mot à tous mes autres compagnons, qui avaient aussi peur que moi, et nous nous jetons tous sur Baptiste, que nous terrassons, sans lui faire mal, et que nous plaçons ensuite au fond du canot-après l’avoir ligoté comme un bout de saucisse, et lui avoir mis un bâillon pour l’empêcher de prononcer des paroles dangereuses, lorsque nous serions en l’air.

Et Acabris ! Acabras ! Acabram ! nous voilà repartis sur un train de tous les diables, car nous n’avions plus qu’une heure pour nous rendre au chantier de la Gatineau. C’est moi qui gouvernais, cette fois-là, et je vous assure que j’avais l’oeil ouvert et le bras solide. Nous remontâmes la rivière Outaouais comme une poussière jusqu’à la Pointe-à-Gatineau, et de là nous piquâmes au nord vers le chantier.

Nous n’en étions plus rien qu’à quelques lieues, quand voilà-t-il pas cet animal de Baptiste qui se détortille de la corde avec laquelle nous l’avions ficelé, qui s’arrache son bâillon, et qui se lève tout droit dans le canot, en lâchant un sacre qui me fit frémir jusque dans la pointe des cheveux !

Impossible de lutter contre lui dans le canot, sans courir le risque de tomber d’une hauteur de trois cents pieds; et l’animal gesticulait comme un pendu, en nous menaçant tous de son aviron qu’il avait saisi et qu’il faisait tournoyer sur nos têtes en faisant le moulinet comme un Irlandais avec son shilelagh. La position était terrible, comme vous le comprenez bien. Heureusement que nous arrivions. Mais j’étais tellement excité, que par une fausse manoeuvre que je fis pour éviter l’aviron de Baptiste, le canot heurta la tête d’un gros pin, et que nous voilà tous précipités en bas, dégringolant de branche en branche comme des perdrix que l’on tue dans les épinettes.

Je ne sais pas combien je mis de temps à descendre, car je perdis connaissance avant d’arriver; et mon dernier souvenir était comme celui d’un homme rêvant qu’il tombe dans un puits qui n’a pas de fond.

VII

Vers les huit heures du matin, je m’éveillai au fond de mon lit, dans la cabane, où nous avaient transportés les bûcherons qui nous avaient trouvés sans connaissance, enfoncés jusqu’au cou, dans un banc de neige du voisinage. Personne ne s’était cassé les reins heureusement, mais je n’ai pas besoin de vous dire que j’avais les côtes un peu comme un homme qui aurait couché sur les ravalements durant toute une semaine, sans parler d’un black-eye et de deux ou trois déchirures sur les mains et dans la figure. Enfin le principal, c’est que le diable ne nous avait pas tous emportés, et je n’ai pas besoin de vous dire que je ne m’empressai pas de démentir ceux qui prétendaient m’avoir trouvé, avec Baptiste Durand et les six autres, tous saouls comme des grives, et en train de cuver notre jamaïque dans un banc de neige des environs. C’est déjà pas si beau d’avoir presque vendu son âme au diable, sans s’en vanter parmi les camarades; et ce n’est que bien des années plus tard que je racontai l’histoire telle qu’elle m’était arrivée.

Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c’est que ce n’est pas si drôle qu’on le pense d’aller voir sa blonde en canot d’écorce, en plein coeur d’hiver, en courant la chasse-galerie; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se mêle de gouverner. Si vous m’en croyez, vous attendrez à l’été prochain pour aller embrasser vos petits coeurs, sans courir le risque de voyager au profit du diable.

Et Joe, le cook, plongea sa micaouane dans la mélasse bouillonnante aux reflets dorés, et déclara que la tire était cuite à point, et qu’il n’y avait plus qu’à l’étirer.