Jack London

Tel un rôdeur inquiet, au pas indécis, l’homme suivit la rue jusqu’à son extrémité et, arrivé au carrefour qu’elle formait avec une voie transversale, observa sournoisement autour de lui.

Mais il ne vit rien que les oasis de lumière, dessinées, au-dessous d’eux, par les becs électriques installés là.

Alors il revint sur ses pas, dans la demi-obscurité de la rue.

Il allait comme une ombre ténue, le long des maisons, dans un glissement silencieux, sans geste inutile. Mais alerte aussi, dans son indécision même, tel qu’une bête sauvage de la jungle, l’oreille et le cerveau tendus à l’extrême, aux aguets du moindre bruit, les yeux à l’affût de toute forme étrangère.

Seul, un fantôme encore plus immatériel aurait pu échapper à sa perception.

Celle-ci était à ce point subtile et intérieurement aiguë qu’en frôlant une maison, il eut, sans qu’aucun indice apparent l’eût renseigné, la notion subite que dans cette maison, devant laquelle il stoppa le quart d’une seconde, il y avait des enfants.

Comment sut-il cela ? Il l’ignorait lui-même et eût été fort embarrassé d’en donner aucune explication. Mais des enfants se trouvaient derrière ces murs. Cela seul était certain.

Et cette perception intérieure ne pouvait le tromper. Elle l’avertissait, afin qu’il pût, le cas échéant, en tenir compte, s’il y avait lieu.

Soudain, l’homme eut le sentiment, non moins inconscient, qu’un piéton venait derrière lui et, en même temps, que ce piéton ne constituait pas une menace.

L’inconnu pressait le pas, se hâtant seulement pour réintégrer son domicile. Ce qu’il fit effectivement, après avoir dépassé l’homme et gratté une allumette, afin de trouver le trou de la serrure, où entrer sa clef. Une fenêtre s’éclaira, puis des rideaux furent tirés et tout s’éteignit.

L’homme passa ensuite devant un autre logis, où filtrait, derrière des volets clos, une faible lueur. Et il en conclut que la chambre en question était une chambre de malade.

Il se retrouva ainsi devant une maison qui parut l’intéresser spécialement.

Aucun bruit n’en sortait et il n’y avait, à aucune fenêtre, nulle lumière. Un porche recouvert d’un auvent, précédait la porte de la maison et, sous le porche, la porte était close.

L’homme attendit quelques instants et parut hésiter, anxieux et comme flairant un danger invisible.

Au carrefour éclairé qui se trouvait à l’extrémité de la rue, il ne tarda pas, en effet, s’étant retourné, à voir se dessiner une silhouette.

Il ne s’était pas trompé. C’était celle d’un policeman.

Il tressaillit, comme un daim à l’approche du chasseur, et, se dissimulant dans l’ombre de l’auvent, il siffla deux fois vers la maison. Mais le policeman enfila, au carrefour, la voie transversale et disparut, sans plus, comme il avait paru.

Pour plus de prudence, l’homme redescendit la rue, s’assura par lui-même que le chasseur avait suivi tout droit son chemin et ne revenait point sur ses pas. Puis il regagna la maison qui l’intéressait. Alors, du trottoir qui faisait face, après un dernier moment d’hésitation, il siffla une seconde fois.

Un seul coup, très doux, qui semblait une invite, comme les deux coups précédents, plus âpres, avaient été un avertissement.

Au bout d’un certain temps, une masse sombre, sortie l’on ne sait d’où, se dessina vaguement sur le toit du porche, d’où elle descendit en se laissant glisser le long d’un des piliers, pour prendre forme d’homme sur le trottoir, où elle se tint debout. Ce second personnage, traversant la rue un peu plus loin, alla rejoindre le premier.

Il était beaucoup plus grand et costaud d’aspect que son compagnon, qui avait monté la garde.

— Comment, interrogea celui-ci, l’affaire a-t-elle marché ?

— J’ai mis la main sur le magot… grogna l’autre entre ses dents, après avoir fait quelques pas en silence.

Jim émit, dans la nuit, un gloussement satisfait, en attendant de plus amples détails, et les deux hommes continuèrent leur marche.

Les maisons succédaient aux maisons et la curiosité de Jim s’impatientait.

— Est-il bon, au moins, ce magot ? finit-il par demander.

— Bon et gros, sans aucun doute, répliqua l’autre. Quoique je n’aie pas eu le temps de compter. Nous y regarderons de plus près une fois chez nous. J’ai la tête un peu bousculée, tu comprends…

Comme le couple traversait le carrefour, sous les becs électriques, Jim remarqua que Matt, dont les traits étaient convulsés, semblait violemment souffrir du bras gauche, qu’il ne savait comment tenir.

— Qu’as-tu au bras ? questionna-t-il.

— C’est lui, la sale bête, répondit Matt, qui m’a mordu. J’espère bien qu’il n’était pas enragé. On assure que la morsure des hommes peut communiquer la rage, comme celle des chiens.

Alors, hein, il s’est défendu ?

Un grognement fut la réponse.

— Le diable t’emporte ! éclata Jim. C’est la croix et la bannière, pour te tirer les vers du nez.

« Allons, parle ! Ce n’est pas moi, parbleu, qui m’en irai te dénoncer. Raconte l’affaire à ton ami.

— Je l’ai étranglé… Et pour de bon, je crois. Je n’ai pas pu faire autrement. Il s’est éveillé pendant que j’opérais, et m’a surpris. Alors, dame !

— Tu as, en tout cas, fait proprement ton travail. On n’a, du dehors, rien entendu. Pourquoi as-tu cet air lugubre ?

— C’est un coup, tu le sais comme moi, répondit Matt d’un ton grave, qui peut me valoir la potence.

« Et pourtant, si je l’ai tué, c’est, je le répète, que je n’ai pas pu agir autrement. Il s’est réveillé au mauvais moment.

« Ce sont là, pour nous, les risques du métier. Il y a des cas où l’on est réduit à tuer.

Jim émit un susurrement bas, pour exprimer qu’il avait compris.

Puis, soudain :

— Moi aussi, pour ma part, j’ai bien travaillé. Tu m’as, de là-haut, entendu tout à l’heure siffler à deux reprises, n’est-ce pas ?

— Parfaitement ! La première fois, je venais de terminer. J’allais justement partir. Qu’y avait-il ?

— Un flic, que j’avais aperçu. Mais il ne venait pas de notre côté. Il ne s’est douté de rien.

« Quand j’ai été sûr qu’on était tranquille, sur ce point, j’ai sifflé à nouveau. J’ajouterai que tu t’es fait pas mal attendre…

— Que veux-tu ? expliqua Matt, J’étais plutôt mal à mon aise. Ton premier signal. indiquait qu’il y avait danger. Je m’étais assis sur une chaise, en attendant ce qui allait suivre.

« Et je songeais, je songeais… à des tas de choses peu agréables. C’est curieux comme, à certains moments, il vous vient à l’esprit des idées bizarres.

« Il y avait aussi, dans la pièce, un maudit chat qui se trémoussait comme un démon, sautant de-ci, sautant de-là, tout en miaulant, et qui me portait terriblement sur les nerfs !

— En somme, coupa Jim d’un ton joyeux, l’affaire est bonne ?

— Excellente, tu peux m’en croire. Et je suis aussi pressé que toi d’examiner de près le butin.

Inconsciemment, les deux hommes hâtèrent le pas. Mais ils ne laissèrent point, pour cela, faiblir leur surveillance. À deux reprises différentes, ils modifièrent leurs itinéraires, pour ne point croiser des policemen entrevus.

Arrivés au faubourg de la ville basse, ils s’assurèrent, une dernière fois, qu’ils n’avaient pas été suivis, avant de s’engouffrer dans le sombre corridor de la peu reluisante maison meublée, où ils gîtaient.

Ils s’abstinrent d’allumer aucune lumière, jusqu’à ce qu’ils eussent, au premier étage, gagné leur chambre.

Jim, alors, gratta une allumette. Puis, tandis qu’il allumait la lampe, Matt ferma la porte à clef et poussa le verrou.

En se retournant, il remarqua la hâte inquiète de savoir qui se peignait sur le visage de Matt. Et Matt fit, en souriant à part lui, la même observation, relativement à son compagnon.

Matt tira, d’abord, d’une des poches de son veston, une petite lampe électrique,

— Très pratiques, dit-il, ces bibelots ! Mais il faudra renouveler la pile. La lumière faiblit, regarde ça… Et, à deux reprises différentes, j’ai cru qu’elle allait me laisser en plan.

« Fichue guigne pour moi, si c’était arrivé ! D’autant que je ne savais pas exactement où j’allais, dans cette maison.

« Je me suis cru perdu, à un moment. La chambre du type était à gauche, dans l’escalier, et je la cherchais à droite.

— Je t’avais pourtant bien dit qu’elle était à gauche… observa Jim.

— Pas du tout ! Tu m’avais dit à droite. Je n’ai pas la berlue. Il y a d’ailleurs le plan intérieur, tracé par toi, que tu m’avais remis…

Et, fouillant dans une autre poche de son veston, Matt en tira un papier plié.

Il le déplia sous la lampe et le montra à Jim, qui se pencha et regarda.

— Je m’étais trompé… avoua-t-il.

— Oui, tu t’étais fourré le doigt dans l’œil, et de la belle façon. Alors, je n’y étais plus du tout.

— Bah ! s’écria Jim. Cela, maintenant, importe peu. Déballe le magot !

— Pas d’importance… Comme tu y vas ! Cela, au contraire, en avait beaucoup. Pour moi, tout au moins.

« Car tout le risque était pour moi ! Toi, pendant ce temps, tu te baladais tranquillement dans la rue.

« Plus de blagues de ce genre, je t’en prie. Ou il t’en cuirait, à l’avenir. Ça va, pour aujourd’hui.

Ayant parlé, il plongea sa main, d’un air négligent, dans la poche de son pantalon et en produisit une poignée de petits diamants.

Il les déversa sur la table graisseuse, en un monticule étincelant.

D’admiration, Jim en émit un juron qui se portait bien.

— Ce n’est rien… jeta Matt, confit dans son triomphe. C’est à peine un début.

D’une foule de poches, dont il était muni, il continua à pêcher le butin.

Il y avait, en effet, des tas d’autres diamants. Des gros, enveloppés soigneusement, un à un, dans de la peau de chamois. De plus petits, qui étaient à même la poche.

— De la poussière de soleil ! dit Matt, en les faisant scintiller sous la lampe.

Jim, ébloui, dévorait des yeux la précieuse avalanche.

— Les moindres, observa-t-il, valent toujours bien, au détail, deux dollars chacun. Est-ce tout ?

— Si c’est tout… s’écria Matt, d’un air offensé. Alors, tu trouves que c’est insuffisant ? Tu as de l’appétit, mon poteau !

— Oh ! ce n’est pas ce que je voulais dire. Bien au contraire, je n’attendais pas tant ! Je n’accepterais pas, quant à moi, pour l’ensemble, moins de dix mille dollars.

Matt ricana.

— Dix mille dollars… Mettons le double, si tu veux bien ! Et je ne m’y connais pas en bijoux.

« Fouille un peu dans le tas… Et regarde-moi ce gros père !

Ayant remué des doigts la masse resplendissante, il en extirpa une pièce de tout premier ordre, qu’il approcha du verre de la lampe, pour en faire éclater tous les feux.

Et, comme eût fait un expert, il le soupesait et jaugeait.

Jim prononça vivement :

— Il vaut, à lui seul, mille dollars.

— Mille dollars ! rétorqua Matt. N’importe où, tu ne l’aurais pas pour trois mille.

— Trois mille dollars ! J’en suis abasourdi. Ou si je rêve… Pince-moi, pour me réveiller.

Les yeux de Jim lui sortaient de la tête et, sans pouvoir en retirer son regard extasié, il les fixait sur les brillants, qu’en compagnie de Matt il se mit à trier.

— Nous sommes maintenant, émit-il d’une voix à demi éteinte, des riches, de vrais riches. Hein, Matt, c’est tout de même épatant !

— Il nous faudra des années pour écouler ce trésor… prononça Matt, en hochant la tête.

— C’est compris. Tu es un homme pratique, je le sais, et tu as raison. Mais nous aurons toujours, au cours de l’opération, de quoi nous donner du bon temps.

« Quelle vie, mordieu ! nous allons mener ! Plus à trimarder désormais. Rien qu’à dépenser la galette, à mesure que nous continuerons à le liquider.

« Admirable ! Admirable !

— Tu vois si je t’avais menti… prononça Matt, en se rengorgeant.

Puis, soudain, il plongea sa main dans une nouvelle poche, pratiquée dans son gilet, et en tira un papier de soie, d’où il fit jaillir un collier de grosses perles.

— Je l’avais oublié, déclara-t-il avec un flegme affecté. Cela aussi vaut de l’argent…

Le collier fut jeté sur les brillants et il y eut, entre les deux hommes, un long silence.

Jim se remit ensuite à jouer avec la masse éblouissante qu’il faisait, entre ses phalanges, ruisseler en cascades, tantôt triant les brillants et les étalant à plat, tantôt les remêlant ensemble.

C’était un homme maigriot et chétif, anémique et rongé par ses nerfs, le type même de l’enfant du ruisseau. De petits yeux vrillés, dans un visage sans beauté, à la bouche fiévreusement tordue, qui semblait toujours crier famine. Dans son ensemble, l’aspect cruel d’un chat errant, exaspéré par la souffrance et tout pelé. Un dégénéré, du dernier degré.

Matt, au contraire, ne jouait pas avec les brillants. Il s’était assis, ses coudes sur la table et le menton dans les mains.

Il différait, en tous points, de son compagnon, et n’était pas né dans une ville.

C’était un enfant de la nature, aux muscles épais et couverts de poils. L’apparence et la force d’un gorille.

Pas une trace de rêve ne luisait dans ses yeux ronds, écarquillés et hardis, qui pourtant ne semblaient pas méchants, au premier abord. Mais, en les observant avec plus de soin, ils apparaissaient trop gros et d’un écartement supérieur à la normale.

Le tout trahissait un être excessif, débordant du cadre coutumier de l’humanité, et sur les traits de qui la ruse se mêlait à la force.

Jim, le premier, rompit le silence.

— C’est en bloc, dit-il, cinquante mille dollars.

— Cent mille ! rectifia Matt.

Puis le silence recommença et dura longtemps encore.

Ce fut, à nouveau, Jim qui le brisa.

— Pourquoi diable, demanda-t-il, le type gardait-il dans sa chambre un pareil trésor ? C’est une veine, tout de même. Car la place naturelle en était au magasin du rez-de-chaussée, dans un bon et solide coffre-fort.

Matt, en ce moment, était plongé dans la vision de l’homme, tel qu’il l’avait vu pour la dernière fois, alors qu’il était en train de l’étouffer, à la lueur de la petite lampe électrique.

Il entendit, sans tressaillir, la question de Jim et répondit, au bout d’un instant :

— Peut-on savoir ? Peut-être se préparait-il à jouer quelque sale tour à son associé, qui n’habitait pas avec lui.

« Oui, peut-être bien avait-il médité de lever le pied, ce matin même, en emportant le magot. Et il aurait, sans notre intervention, déguerpi en personne, pour des pays inconnus.

« Il y a, Jim, j’en suis persuadé, chez les honnêtes gens, ou prétendus tels, autant de bandits que parmi ceux qu’il est convenu, dans la société, de nommer ainsi.

« Il suffit de lire les journaux pour en être convaincu. Deux hommes qui s’associent n’ont le plus souvent qu’une idée, se poignarder mutuellement dans le dos.

Une lueur étrange, mal dissimulée, passa, à ces mots, dans les yeux nerveux de Jim.

Si bien que Matt interrogea, d’un air détaché :

— À quoi penses-tu donc, camarade ?

Le visage de Jim se crispa légèrement et c’est avec une sorte d’embarras qu’il répondit :

— Je pensais à tous ces diamants réunis dans cette maison… Mais pourquoi, toi-même, me poses-tu cette question ?

— Oh ! pour rien… Pour dire quelque chose.

Et le silence retomba, que, de temps à autre, coupait seulement un ricanement bas, échappé à Jim.

Ce n’était pas la beauté intrinsèque, et vraiment fantastique, de ce tas de perles et de brillants qui le fascinait. Il n’en comprenait pas la réelle splendeur.

Mais son imagination éperdue courait, à leur suite, après les joies immenses de la vie qu’ils allaient sous peu lui procurer, à tous les appétits de son estomac famélique, à tous les désirs inassouvis de sa pauvre chair, qui, grâce à eux, recevraient satisfaction.

Il se construisait de merveilleux châteaux en Espagne, bourrés d’orgies insondables, dont il s’effrayait lui-même.

C’est alors que lui échappaient ces ricanements spasmodiques, qu’il n’était point maître de retenir. Tant de bonheur contenu dans ces pierreries, c’était impossible !

Cependant ce n’était pas un vain mirage. Elles étaient bien là, sur la table, à portée de sa main. Et la flamme qui en jaillissait lui brûlait les yeux, derechef, l’emplissant à nouveau d’un rire hystérique.

Matt parut, à la fin, se réveiller sérieusement des visions plus sombres qui le hantaient.

— Au lieu, déclara-t-il, de demeurer là, chacun dans notre sphère, comme deux imbéciles, nous ferions mieux d’établir un état précis de notre bien.

« Nous compterons à tour de rôle, afin d’éviter toute erreur. Tu le comprends, Jim, nous devons tous deux, là-dedans, jouer franc jeu !

Jim baissa la tête, car une nouvelle lueur étrange avait, malgré lui, traversé ses prunelles.

— Alors, quoi, tu ne réponds pas ? insista Matt, d’un ton menaçant.

— Je ne réponds pas… parce que c’est bien évident ! Il en a toujours été de même entre nous.

— Parfaitement. Mais, quand on crève la misère, il est plus facile d’être honnête que quand on est devenu riche.

« C’est le cas, à cette heure, et nous sommes maintenant, l’un en face de l’autre, deux hommes d’affaires qui règlent leurs intérêts.

« Tu le saisis comme moi, je suppose ?

— Telle est bien aussi ma pensée… répondit Jim, en qui se démenaient, comme des bêtes enchaînées, au tréfonds de son âme obscure, mille pensées non recommandables.

Matt alla vers une étagère accrochée au mur, au-dessus d’un réchaud à pétrole à deux mèches, et sur les planches de laquelle s’alignaient des denrées alimentaires.

Il prit un sac qui contenait du thé, et le vida. Il fit de même avec un autre sac, où se trouvaient des piments rouges.

Puis, revenu à la table avec les deux sacs, il mit dans chacun d’entre eux les petits diamants, divisés en deux séries, selon leur taille.

Après quoi, les gros furent soigneusement dénombrés et enveloppés séparément, dans de la peau de chamois ou dans du papier de soie.

— Au résumé, dit Matt en regardant Jim, quand ces diverses opérations furent terminées, l’inventaire nous donne, en dehors du collier de perles, cent quarante-sept brillants de forte taille, vingt de taille supérieure et un énorme. Plus deux poignées de petits, ou très petits.

— Nous sommes d’accord, approuva Jim.

Matt, prenant un carnet, y inscrivit le compte en double, sur deux feuillets, dont il garda l’un et remit l’autre à son associé.

— Voilà, dit-il, qui nous servira de référence, le cas échéant.

Il s’en retourna vers l’étagère, y prit un plus grand sac, en papier fort, rempli de sucre, qu’il vida à son tour et dans lequel il engloutit toute la marchandise.

Puis il noua autour du sac un mouchoir de couleur, à raies et à carreaux, et s’en fut cacher, sous le traversin du lit, l’inestimable trésor.

Alors il s’assit au bord du lit et enleva ses chaussures.

Jim l’imita et, tout en délaçant ses godillots, leva les yeux vers Matt.

— Sérieusement, Matt, dit-il, tu crois qu’il y en a là-dedans pour cent mille dollars ?

— C’est aussi sûr que deux et deux font quatre. J’ai connu, autrefois, dans une maison de danse de l’Arizona, une danseuse qui paraissait en public parée de diamants[1].

« Ces diamants étaient faux. La femme assurait que, s’ils eussent été véritables, elle n’eût pas dansé. Car ils auraient bien valu cinquante mille dollars. Et combien y en avait-il ? Une douzaine à peine.

— Qui, désormais, lança Jim d’un ton triomphant, oserait me demander de travailler pour gagner ma vie ? De travailler à la pioche et à la bêche ? De peiner comme un chien ?

« Je ne ramasserais pas en accumulant, jusqu’à ma mort, tous mes salaires, sans en rien dépenser, le dixième de ce qui est là, sous le traversin. Ha ! Ha ! Ha !

— Une pioche et une bêche ? railla Matt. Tu n’es bon qu’à laver la vaisselle dans une gargote.

« Pioche et bêche, cela me connaît, moi, et je les ai, dans le ranch, assez maniés, idiot que j’étais, quand j’étais jeune.

« Et pour combien ? Pour trente dollars par mois ! Nourri, il est vrai… Maintenant, je commence à me faire vieux et, quant à la conclusion, je suis entièrement de ton avis.

« Travailler de mes mains, désormais… À d’autres, camarade!

Et Matt se fourra d’un côté du lit.

Jim souffla la lampe, et l’imita, de l’autre côté.

— Comment va ton bras malade ? demanda-t-il à Matt, dans l’obscurité. Peux-tu le remuer à ton aise ou s’il est toujours ankylosé ?

— Merci, mon vieux, de l’intérêt que tu me portes. Que de prévenances à mon égard ! Ce n’est pas naturel. Pourquoi, encore, me demandes-tu cela ?

— Tu m’avais dit craindre que l’homme ne fût enragé. Cela m’avait effrayé. Car j’ai pour toi, réellement, beaucoup d’amitié.

— Pas possible… En ce cas, rassure-toi. Mon bras va très bien, maintenant.

— Allons, tant mieux ! approuva Jim.

Il y avait, dans sa voix, un léger tremblement.

— Et que feras-tu de l’argent qui te revient ? reprit-il.

— J’achèterai une ferme, dans l’Arizona. Oui, une belle ferme, dans le ranch, avec de vastes terrains à mettre en valeur.

« Et je paierai, à mon tour, d’autres hommes qui travailleront pour moi.

« Il y a bon nombre de coquins qui m’ont solidement exploité, et que j’aimerais à voir, tombés dans la dèche, me demander de les embaucher. J’aurais plaisir à les envoyer au diable !

« Mais ce n’est pas encore le quart d’heure de choisir ou d’acheter ma ferme… Bonsoir, Jim. Et clos ton bec ! J’ai grand sommeil et vais dormir.

Jim n’avait, quant à lui, aucune envie de dormir et il demeura longtemps éveillé, nerveux et agité.

Dès qu’il s’assoupissait un peu, il virait sur lui-même et se réveillait complètement. Les diamants fulguraient sans trêve, sous ses paupières closes, et les incendiaient de l’éclat de leurs feux.

Matt, en dépit de sa lourde nature, ne dormait, lui aussi, que d’un léger sommeil, comme un animal des bois qui demeure alerté dans son repos même.

Mais il feignait de reposer profondément. Puis, se retournant tout à coup, il faisait comprendre à son compagnon qu’il ne perdait point conscience de la réalité.

Jim, de la sorte, ignorait toujours si Matt dormait ou ne dormait point.

Il y eut un moment où Jim se persuada que Matt s’était, cette fois, réellement assoupi. Car il l’entendait ronfler fortement. Mais, la seconde d’après, Matt, l’interpellant d’une voix claire, lui disait :

— Allons, Jim, dors donc ! Ne te tourmente pas ainsi pour ces diamants. Ils ne vont pas s’envoler.

Finalement, tous deux perdirent connaissance et ne s’éveillèrent qu’assez tard dans la matinée.

Ils demeurèrent au lit, à paresser, jusqu’à midi. Ils se levèrent alors et commencèrent à s’habiller.

— Je vais descendre, dit Matt, sa toilette terminée, pour acheter du pain et un journal. Toi, pendant ce temps, tu prépareras le café.

Jim acquiesça de la tête, tandis qu’inconsciemment ses yeux se détournaient de Matt et se perdaient vers le traversin, sous lequel reposait le féerique paquet, enveloppé dans le mouchoir de couleur.

Le visage de Matt ressemblait, quant à lui, au mufle d’une bête fauve.

— Écoute-moi bien, Jim, grogna-t-il. Il est entendu, c’est déjà dit, mais j’y insiste, que nous jouons franc jeu l’un vis-à-vis de l’autre.

« Si tu songes, à part toi, à me rouler, il t’en cuira. Je te boufferai tout cru. C’est bien compris ? Oui, je te planterai mes dents, dans la gorge, et je te mangerai, comme un bifteck.

Sous l’afflux du sang, sa face brunie par le soleil devint noire, tandis que le hargne des lèvres découvrait des dents jaunies par le tabac.

Jim se mit à trembler comme la feuille. L’homme qu’il avait devant lui, et qui le menaçait, avait, la nuit précédente, sans paraître s’en porter plus mal, tué, de ses propres mains, un autre homme.

Il était prudent, évidemment, de se garder. Et les mauvaises pensées qui, de plus en plus, se pressaient sous le front de Jim augmentaient encore son tremblement.

Dès que Matt fut sorti, une haine inexprimable lui contracta la face et il proféra tout bas, vers la porte, de sauvages malédictions.

Puis, comme pris d’un soupçon subit, il courut vers le traversin, tâtonna dessous et s’assura que le divin paquet était toujours à sa place. Matt ne l’avait pas emporté !

Il respira plus profondément, avec un rictus bizarre, qui certainement signifiait bien des choses obscures, et s’en revint vers le réchaud à pétrole, qu’il alluma prestement. Ayant, ensuite, rempli la bouilloire au robinet d’eau de l’évier, il la posa sur la flamme.

Le café était prêt, lorsque Matt rentra. Matt coupa en tartines le pain rapporté par lui et posa sur la table un morceau de beurre, dans son papier.

Jim versa le café et Matt, s’étant assis, en avala quelques gorgées.

Alors seulement il tira d’une de ses poches le journal du matin, qu’il venait d’acheter.

— Nous étions tous deux, dit-il posément, à mille lieues au-dessous de la vérité. Je te disais bien que tu estimais trop bas. Moi-même, d’ailleurs, je ne me doutais pas de l’énormité du butin.

« Tiens, savoure un peu la manchette de tête… Et Jim put lire, sous le doigt de Matt :

LA RAPIDE NÉMÉSIS.

Le bijoutier Bujannoff a été, pour le voler ;

assassiné par des inconnus pendant son

sommeil. Il avait personnellement comp-

loté de voler Metzner, son associé, et vidé,

dans ce dessein, de tout son contenu, le

coffre-fort du magasin. Le vol, perles et dia-

mants, à l’estimation de Metzner, s’élève, en

bloc, à un demi-million de dollars.

— Ha ! Ha ! Ha ! jeta Matt, j’avais, tu le vois, deviné juste ! Si le coffre-fort du magasin était vide et si Bujannoff en avait dans sa chambre monté le contenu, c’est qu’il comptait décamper en sa compagnie.

« Je n’avais pas été sans remarquer que le réveille-matin, posé près du lit, était mis sur cinq heures… Ah ! le bandit ! Mais il avait compté sans moi. Ha ! Ha ! Ha !

« C’est expliqué tout au long. Tiens, lis… Bujannoff devait, à six heures, s’embarquer sur le Sadoja, à destination des mers du Sud.

Et les deux hommes, laissant le café se refroidir dans leurs tasses, lurent silencieusement, leurs têtes se touchant, le papier imprimé.

De temps à autre seulement, à une phrase plus saillante, ils poussaient quelques brèves exclamations.

— Adolphe Metzner est au désespoir, lut Matt à haute voix. Disparu, le fameux collier de perles appartenant aux Haytorne… des perles admirablement assorties… évaluées par les experts de cinquante à soixante ou soixante-dix mille dollars… à quatre-vingt mille, selon d’autres.

— Dire, observa Jim d’un ton solennel, avec un ignoble juron, que des œufs d’huîtres, ce sale mollusque, peuvent valoir de pareilles sommes !

« Non, tout de même, ce que j’aurais voulu être là, ce matin, quand Metzner, en entrant dans le magasin, y trouva que le coffre-fort était vide !

« Et, comme fiche de consolation, Bujannoff étranglé dans sa chambre, mais le magot disparu.

Comme un fin gourmet devant un bon plat, il se passa la langue sur les lèvres.

Matt continua à lire :

— Des perles du Brésil, de la plus belle eau… Puis un nombre considérable de petits diamants, d’une valeur moyenne de quarante mille dollars.

« C’est ainsi qu’on s’instruit sur la valeur de ce qu’on ignore.

« Et ceci :

« Les assassins devaient être au courant des projets de Bujannoff. Ils ont choisi, savamment, le moment propice !

« Savamment… dit Jim. C’est idiot ! Comment, Matt, je te le demande, aurions-nous pu deviner que Bujannoff était un gredin et que, cette nuit-là, justement… C’est ainsi que les journaux vous font une réputation.

« Peu importe, après tout. Le principal est d’avoir la marchandise ! Si on la regardait encore un peu…

Il s’assura que la porte était bien fermée et que le verrou était en place, tandis que Matt tirait le paquet de dessous le traversin et l’ouvrait en grand, sur la table.

— Ces perles, en effet, sont admirables ! s’exclama Jim, en soulevant le collier. Et dire qu’il y en a là, peut-être, pour quatre-vingt mille dollars ! C’est tout de même invraisemblable.

— Les dames du grand monde, déclara Matt, aiment à la folie ces bibelots de parure.

« Et, pour les posséder, elles commettraient, assure-t-on, n’importe quoi. Elles se vendraient, elles tueraient… Que sais-je encore ?

Bref, conclut Jim, tout comme toi et moi.

Matt rétorqua :

— Ah, pardon ! Ce n’est pas du tout la même chose. Les bijoux me sont, à moi, en eux-mêmes, indifférents. Si j’ai tué, ce n’a point été pour le plaisir de les posséder et de m’en parer.

« C’est, uniquement, pour la valeur commerciale qu’ils représentent et les plaisirs variés, femmes et le reste, qu’ils peuvent me procurer.

— Cela va de soi, approuva Jim. Nous ne sommes pas, quant à nous, des dames du grand monde. Chacun son point de vue !

Vers le milieu de l’après-midi, les deux associés songèrent qu’il était temps de déjeuner et ce fut Jim, cette fois, qui sortit, pour aller aux provisions.

Matt, ayant débarrassé la table et remis sous le traversin perles et diamants, ralluma le réchaud à pétrole et mit à bouillir l’eau pour le café.

Jim resta peu de temps dehors.

— C’est étonnant ! dit-il en rentrant. Les rues, leurs boutiques et les passants ont leur aspect coutumier. Rien n’est changé.

« Et moi, millionnaire de la nuit, je marchais dans ces rues, devant ces boutiques, parmi ces passants, sans que personne me regardât seulement, ni ne parût rien deviner.

Matt parut agacé de cette philosophie sentimentale. Il émit, pour toute réponse, un beuglement mal articulé.

— As-tu acheté, demanda-t-il plus prosaïquement, un bon bifteck ?

— Sûrement que oui. Une merveille ! Un pouce d’épaisseur… Regarde-moi ça.

Il déballa sa viande et la soumit à l’inspection de Matt, qui approuva.

Puis il s’occupa du café et mit le couvert, tandis que Matt faisait cuire le bifteck.

— N’abuse pas, dit Jim, dans l’assaisonnement, des piments rouges. Ta cuisine à la mexicaine m’emporte le gosier ! Tout doux, je t’en prie.

Matt grogna derechef et continua son opération.

Derrière son dos, Jim remplit de café deux tasses de porcelaine et dans l’une d’elles, qui était légèrement fêlée, il vida, s’étant penché en avant, une poudre blanche, qu’il avait tiré d’une poche intérieure de son gilet et qu’enveloppait un petit carré de papier de riz.

Matt, s’étant retourné une minute après, déplia sur la table un journal et y posa la poêle toute chaude.

Armé d’un couteau, il partagea le bifteck en deux morceaux, dont il mit l’un dans son assiette, dont il servit l’autre à Jim.

— Allons ! dit-il en brandissant sa fourchette, mange vite, pendant que c’est chaud. Fais comme moi !

— Épatante, cette viande ! déclara Jim. sitôt la première bouchée.

« Mais ce que je puis t’affirmer, dès aujourd’hui, c’est que jamais je n’irai te rendre visite dans ta ferme de l’Arizona.

« Inutile de m’inviter, je t’en préviens !

— Qu’est-ce que tu me chantes-là ?

— Je chante, je chante… que la cuisine mexicaine ne vaut rien, décidément, à mon tempérament délicat. Avec tes damnés piments, tu me fiches le feu dans les boyaux.

« Si je dois jamais, dans l’autre vie, faire connaissance un jour avec l’enfer, ce sera alors bien assez tôt.

Jim expira fortement, puis aspira de même, pour se rafraîchir la bouche d’air pur, but une gorgée de café et se reprit à déguster son bifteck, tout en observant, à part lui, que Matt n’avait pas encore touché à sa tasse.

— À propos, demanda-t-il après quelques bouchées, que penses-tu, Matt, de l’autre vie ?

— L’autre vie, répondit la brute épaisse, qu’est-ce que c’est que ça ? Ça n’existe seulement pas. Il n’y a pas plus d’enfer que de ciel !

« Tout ce que tu as à vivre, tu l’auras, quand tu mourras, vécu en cette vie.

Ayant ainsi parlé, Matt, à la grande satisfaction de Jim, commença à boire son café.

— Alors… interrogea-t-il avec une joie satanique, car il savait bien que l’homme qui était devant lui n’avait plus longtemps à vivre.

« Alors… Qu’adviendra-t-il de nous, selon toi, après la mort ?

Matt ricana :

— Ce qu’il en advient ? As-tu jamais rencontré, dans le ranch, un bœuf qui a crevé là ? Il en sera de toi, Jim, exactement la même chose. Plus rien à tirer de ta carcasse. Pas même un bon bifteck, comme celui-ci.

Et Matt vida, d’un trait, sa tasse de café.

Puis demanda :

— Serait-ce, Jim, que tu as peur de mourir ?

Jim secoua la tête, tout en clignant de l’œil vers Matt.

— Avoir peur de la mort ? dit-il. Mais pas du tout ! Car, contrairement à toi, je pense que nous ne mourons que pour ressusciter ailleurs.

— Et continuer à voler, à mentir et à pleurnicher, comme tu fais du matin au soir ? Et cela durant toute l’éternité ?

— Oh ! je n’en sais rien. Il n’est pas prouvé que, dans l’existence future, il soit, pour vivre, nécessaire de tuer et de voler.

« Peut-être, toi comme moi, y deviendrons-nous d’honnêtes gens.

— C’est bon, c’est bon ! glapit Matt, d’un ton moqueur. Laisse-nous tranquilles avec la mort. Tu sauras exactement à quoi t’en tenir, quand tu en seras là.

Jim se tut et, à cet instant même, il eut l’impression que quelque chose d’obscur et de terrible, indéfinissable, l’avait couvert de son ombre et frôlé de son aile.

Un inconnu tragique planait dans l’air.

Et, fixement, il regarda Matt, les yeux dans les yeux. Le poison, pensait-il, devait commencer à accomplir son œuvre. Rien, pourtant, n’en apparaissait sur la face de Matt.

Se serait-il trompé de tasse et aurait-il bu lui-même celle qu’il ne fallait pas ?

Mais non, c’était bien la tasse fêlée qui reposait, devant Matt, sur sa soucoupe. Celle qu’il venait de vider.

Jim, après cette constatation, se ragaillardit l’esprit.

— On s’imagine parfois des folies… pensa-t-il intérieurement.

Et il termina gaiement sa viande, puis barbouilla la sauce avec du pain, jusqu’à ce que l’assiette fût complètement nette.

Autrefois, dit-il quand il eut fini, lorsque j’étais gosse…

Mais il n’acheva pas sa phrase.

Le funèbre présage flottait à nouveau dans l’air et tous les nerfs de son être vibraient de l’avertissement d’une catastrophe inévitable.

Il lui semblait sentir une sorte de désagrégation générale s’opérer dans sa chair. Tous ses muscles, par instants, se contractaient.

Tout à coup, il se renversa sur une chaise. Puis, non moins soudainement, il se rejeta en avant, les bras étendus vers la table. Une sorte de tremblement, à peine perceptible, courait au plus profond de son être. On eût dit le premier frémissement des feuilles avant le déchaînement de l’ouragan.

Jim, pour se maîtriser, serra les dents. Mais ses muscles, qui entraient en révolution, ne lui obéissaient plus. Ils étaient la proie anarchique d’une panique folle, qui lui faisait courir des frissons tout le long du dos, des frissons qui le tenaient du sommet du crâne à la plante des pieds. La sueur commençait, aussi, à lui perler le front.

Il jeta tout autour de lui, sur la chambre, un regard scrutateur, à la perception duquel aucun détail n’échappait. Il lui semblait revenir d’un long voyage et chaque objet, qu’il reconnaissait, l’intéressait prodigieusement. Puis il scruta de même le visage de son associé, qui était assis tranquillement en face de lui, de l’autre côté de !a table. Et il vit que Matt l’observait aussi, en souriant.

Une incommensurable horreur se saisit de Jim.

— Bon Dieu, Matt ! s’écria-t-il. M’aurais-tu donc empoisonné?

Matt ne répondit point et continua à sourire.

Une nouvelle crise, plus violente que la précédente, s’empara de Jim. Ses muscles, alternativement, se tendaient et se détendaient, se nouant par moments et le meurtrissant tout entier, de leur sauvage étreinte. Mais, pendant ce temps, le visage de Matt avait changé, lui aussi, et l’expression de ses yeux devenait anormale.

Matt ne souriait plus et suivait visiblement le même chemin sur lequel Jim l’avait précédé. Il écoutait à son tour, avec un intense effort, en essayant de le comprendre, le même message intérieur qu’avait, tout à l’heure, entendu Jim.

Matt se leva brusquement, traversa la chambre, puis revint s’asseoir en face de Jim,

— Tu m’as empoisonné… dit-il calmement.

Jim balbutia :

— N’as-tu pas fait la même chose avec moi ?

— Tout juste ! Et que m’as-tu servi ?

— De la strychnine.

— Moi pareillement.

« Pour une bonne farce, c’en est une ! conclut Matt, dont les dents se serraient et dont tremblait maintenant le corps robuste.

Jim s’était mis à pleurer.

— Non, n’est-ce pas, mon cher Matt, tu n’as pas fait cela ? Tu blagues, n’est-ce pas ?

— Pourquoi mentirais-je ? C’est comme je l’ai dit. J’ai proprement introduit, dans ta moitié de bifteck, la dose nécessaire.

Jim avait fait un bond vers la porte et s’apprêtait à l’ouvrir.

Matt s’élança vers lui et le repoussa violemment.

— Arrête, bon Dieu ! Où veux-tu aller ?

— Chez le premier pharmacien venu… répondit Jim, en haletant. Je cours chez le pharmacien.

— Pas de ça, imbécile ! Tu ne sortiras pas d’ici.

— Matt, mon bon Matt, je t’en supplie…

— Non, non ! Te mettre à courir dans la rue, avec la bobine que tu as, et prendre un pharmacien pour confident, avec tout ce qu’il y a ici, sous le traversin ! En voilà une idée !

« Tu serais bientôt coffré et prié sans aménité, par la police, de t’expliquer plus clairement. Sauvé peut-être, d’un côté, tu serais, d’un autre, sûrement perdu.

« Ce qu’il nous faut à tous les deux, puisque je suis dans le même cas que toi, c’est tout bonnement un vomitif. Le pharmacien ne te donnerait pas autre chose.

Matt, comme il eût fait d’une loque, rejeta Jim dans la chambre.

Puis il se dirigea vers l’étagère, tout en essuyant la sueur qui lui perlait du front, à grosses gouttes, et tombait, comme une grêle, sur le plancher. Il s’empara d’un pot de moutarde et délaya, dans une tasse, avec de l’eau prise à l’évier, la crème jaunâtre qu’il en avait tirée. Puis il but le tout.

Jim, titubant, l’avait rejoint et, de ses mains tremblantes, tenta de saisir tasse et moutarde.

— Patience ! ordonna Matt. Avec un coffre comme le mien, crois-tu qu’une tasse puisse me suffire ? Tu prendras ton tour, quand j’aurai fini.

De plus en plus affolé, Jim, qui en était presque aux spasmes de l’agonie, s’en revint tant bien que mal vers la porte, et recommença à vouloir tirer le verrou.

— Laisse cette porte ! gronda Matt, ou je te tords le cou ! Au surplus, je te le tordrai quand même, quoi qu’il arrive. Je t’avais prévenu d’avoir à jouer franc jeu avec moi.

— Mais, gémit Jim, tu n’as pas été non plus, il me semble, très loyal à mon égard…

Matt, sans riposter, absorba la seconde tasse et Jim se rapprocha de l’évier, où il se cramponna pour ne point tomber, béant vers la décoction jaune qui, pour lui, signifiait la vie.

— Pas encore ! cria Matt, qui se mit incontinent à se confectionner une troisième tasse.

L’ayant bue, comme les précédentes, il quitta l’évier, se saisit d’une chaise et s’y assit. Il épongea la sueur de son front. Il lui semblait qu’il allait mieux. Jim, ayant maintenant le champ libre, se délaya une tasse, à son usage. Mais comme il la portait à sa bouche, sa main trembla et le contenu de la tasse se répandit sur le plancher.

Il reprit le pot à moutarde et se courba derechef sur l’évier, Matt, sur sa chaise, le regardait faire.

— Courage, Jim ! dit-il. Vas-y ! Le remède est excellent. Vois comme je suis déjà retapé.

Jim, le visage contracté par la souffrance, prépara, entre deux spasmes, une deuxième tasse. Mais, à la seconde précise où il allait boire, une convulsion plus violente le saisit et il culbuta par terre, le nez dans l’eau jaune et dans les débris de la tasse brisée. À ce grotesque spectacle. Matt éclata d’un rire farouche, que coupa net une crise aiguë, qui lui secoua tout le corps.

— Ça va, ça va bien, dit-il. Le vomitif opère.

Et, s’étant levé, il alla pencher sa tête sur l’évier. Mais, contrairement à ce qu’il pensait, la moutarde n’opérait pas et, pour aider à son action il s’enfonça l’index dans le gosier.

Jim, cependant, la figure toute maculée de taches jaunâtres, continuait à se rouler par terre, dans une mousseuse et dégoûtante écume.

Il se frottait les yeux avec les mains, et poussait des gémissements lamentables.

— Non, mais, as-tu bientôt fini ? éructa Matt. Tu me portes sur les nerfs. Tu demandais où l’on va, après la mort ? Tu le sauras dans quelques instants. Ton compte est réglé !

— Je ne… gémis pas… balbutia Jim. C’est la moutarde… qui me pique le nez… et j’en ai aussi dans les yeux.

Il se redressa, pour frapper l’air de ses bras tremblants et retomba, terrassé, dans une ultime convulsion.

Chez Matt, plus résistant, la vie luttait encore.

De l’évier, il était parvenu à rejoindre sa chaise, où il s’était effondré, plié en deux, ses bras enserrant ses genoux. Quand il releva les yeux il vit, à ses pieds, Jim étendu, immobile, sur le plancher.

Alors l’épouvante le prit. La moutarde, décidément, n’avait pas rempli son office. Sa chair, qu’il tâta, était déjà froide. La seule ressource qui lui restait était celle du pharmacien.

Il tenta de rire, une fois encore, de jeter à la vie une dernière bravade, de lancer à la mort un dernier sarcasme. Mais des sons incohérents s’échappèrent seuls de ses lèvres. Il se remit debout, vacillant comme un homme ivre, et regarda vers la porte. Afin de la gagner sans tomber, il poussait, en marchant, la chaise devant lui.

Mais, quand il fut devant la porte, il sentit les derniers lambeaux de sa volonté lui échapper.

Il eut encore la force de tirer, en tâtonnant, le verrou et de tourner la clef dans la serrure.

Puis il s’appuya contre le bois, comme une masse inerte et, doucement, glissa sur le sol.