Jack London
Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
En arrière, s’étendait un vaste lagon, uni comme un miroir et riche en huître perlières. Du pont de l’Aoraï, on apercevait les plongeurs se livrant à leur travail.
Ce lagon n’offrait aucune passe praticable à une goélette. Seuls quelques cotres, poussés par un vent favorable, pouvaient se risquer à travers le goulet étroit et peu profond qui faisait communiquer le lagon avec la pleine mer.
Les autres navires s’arrêtaient en deçà des coraux et se contentaient d’envoyer à terre leurs embarcations.
C’est ce que fit l’Aoraï. Dans un de ses canots, rapidement mis à flot, prirent place une demi-douzaine de matelots à la peau bronzée, ceints de pagnes écarlates.
Ils prirent les avirons, tandis que s’installait au gouvernail un jeune homme, vêtu du costume de toile blanche que portent ordinairement les Européens sous les tropiques. En dépit de ses cheveux blonds, ce n’était point, pourtant, un Européen. Sa peau tannée avait la teinte mordorée de celle des insulaires de la Polynésie, et des éclairs d’or passaient, par instants, dans le bleu pâle de ses yeux.
Le jeune homme était Raoul, Alexandre Raoul, le plus jeune fils de Marie Raoul, la riche métisse, qui possédait à Tahiti et faisait naviguer à son compte une demi-douzaine de goélettes commerciales, toutes semblables à l’Aoraï.
Franchissant à force de rames la succion du goulet et de ses tourbillons et le bouillonnement du ressac, le canot fit son entrée dans le calme miroir du lagon et atteignit bientôt le rivage.
Raoul y sauta sur le sable clair de la grève et se trouva nez à nez avec un indigène qui l’avait vu venir et l’attendait.
Cet homme était superbe d’épaules et de poitrine. Mais le bras droit n’était qu’un hideux moignon, d’où émergeait à nu, de plusieurs pouces, un os blanc lavé par la pluie, pareil à celui d’un squelette.
Cela signifiait que l’homme avait fait un jour la rencontre d’un requin, qui avait mis fin à son métier de plongeur et l’avait transformé en un mendigot, quêteur de pourboires.
« Alex, dit-il, connaissez-vous la nouvelle ? Mapouhi a trouvé une perle… Oh ! une perle… Jamais sa pareille n’a été pêchée à Hikouérou, ni dans les Touamotou, ni nulle part dans le monde.
« Elle est encore en sa possession. Achetez-la-lui. Et n’oubliez pas que vous tenez de moi le renseignement. Mapouhi est un naïf et vous obtiendrez la perle à bon compte.
« Avez-vous un peu de tabac sur vous ? »
Raoul jeta à l’homme un paquet de cigarettes et, s’éloignant du rivage, se dirigea vers une paillote que l’on apercevait, aux trois quarts enfouie dans le vaste feuillage d’un pandanus.
Courtier d’affaires de sa mère, Raoul était chargé par elle de peigner à fond les Touamotou pour en extraire tout ce qu’elles pouvaient offrir de précieux, depuis le coprah jusqu’à l’écaillé, la nacre et les perles.
Le jeune homme n’en était encore qu’à sa seconde croisière et commençait à peine son apprentissage. Il manquait surtout d’expérience pour l’évaluation exacte des perles et craignait sans cesse d’être trompé.
Mais quand Mapouhi lui présenta la perle en question, il eut peine à dissimuler sur son visage la surprise qu’il éprouvait. Ça, c’était quelque chose !
En bon marchand, il feignit pourtant l’indifférence.
La perle était du calibre d’un œuf de pigeon, parfaitement sphérique et d’une opalescente pureté, où se jouait une lumineuse féerie d’arc-en-ciel.
Elle semblait réellement frissonner et vivre. Jamais Raoul n’avait vu pareille splendeur. Et, quand Mapouhi posa la perle dans sa main, il la trouva étonnamment lourde. Il tira une loupe de sa poche et, minutieusement, examina la perle. Elle était sans tâche et sans défaut.
Sa lumière semblait, au soleil, se fondre dans la clarté de l’atmosphère ambiante. Elle émettait, dans l’ombre, un rayonnement doux, semblable à celui de la lune nouvelle. Raoul la laissa tomber dans un verre d’eau, où son poids la fit aussitôt descendre au fond, et où elle apparut si translucide qu’à peine était-elle encore visible.
« Combien veux-tu de la perle, Mapouhi ? demanda-t-il d’un air détaché.
— Je veux… », commença Mapouhi.
Et derrière lui, encadrant sa figure sombre, se profilèrent d’autres sombres visages, ceux de deux femmes et d’une jeune fille, prêtes à confirmer ses dires.
Les deux femmes étaient Téfara et Naouri, l’épouse et la mère de Mapouhi. L’autre, Ngakoura, était sa fille. Toutes trois se penchaient en avant et leurs prunelles étincelaient de convoitise.
« Je veux une maison, continua Mapouhi. Une maison telle qu’en construisent les Blancs.
« Elle devra avoir un toit de tôle ondulée et il y aura dedans une horloge à poids, avec un beau cadran. Elle aura six toises de long et une véranda tout autour.
« Il faut qu’il y ait, au centre, une grande chambre, avec une table au milieu et contre le mur, l’horloge à poids.
« Puis encore quatre chambres à coucher, deux à droite et deux à gauche, et dans chaque chambre un lit de fer, deux chaises et une table de toilette.
« Derrière la maison, il y aura aussi une cuisine, avec des pots, des casseroles et un fourneau. Et vous me ferez construire cette maison dans l’île Fakara, qui est mon île.
— Est-ce tout ? demanda Raoul, d’un air goguenard.
— Il faut encore une machine à coudre, déclara Téfara.
— Et n’oubliez pas l’horloge…, insista Naouri.
— Oui, c’est tout » prononça Mapouhi.
Raoul éclata de rire. Longtemps et de bon cœur il rit ainsi, tout en calculant à part lui la valeur que pouvait représenter la maison.
Il n’avait, sur ce point, que de vagues notions. Combien coûteraient les matériaux, leur embarquement et leur transport, de Tahiti à Fakarava, puis leur débarquement et la construction proprement dite ?
Avec la marge nécessaire pour l’imprévu, la dépense pouvait, en chiffres ronds, s’évaluer, en argent français, à vingt mille francs[1].
C’était cher, évidemment. Et la perle les valait-elle ? Se prononcer sur ce point était imprudent de sa part, estimait Raoul.
Il traitait au nom de sa mère et c’était sa mère qui paierait. Il n’avait pas le droit de risquer une pareille somme.
« Mapouhi, répondit-il, tu n’es qu’un sot. Laisse ta maison tranquille et donne-moi un prix en monnaie courante. »
Mais Mapouhi s’obstinait. Il secoua la tête et derrière lui, simultanément, les trois autres têtes firent de même.
« Je veux une maison, dit-il. Une maison qui ait six toises de long, avec une véranda tout autour.
— Oui, oui…, coupa Raoul. Je sais la maison que tu veux. Mais je ne marche pas. Je te donnerai mille dollars du Chili. »
Silencieusement, les quatre sombres têtes firent non, à l’unisson.
« Et mille dollars encore du Chili, en marchandises.
— Je veux la maison, répéta Mapouhi.
— À quoi te servira-t-elle ? Les maisons ne durent pas longtemps, en ce pays. Le premier ouragan venu la balaiera. Tu sais là-dessus mieux que personne à quoi t’en tenir.
— Une maison, c’est entendu, ne vaut rien à Hikouérou. Il n’en est point de même a Fakarava. L’île est la plus haute et la maison tiendra bon. Elle doit avoir six toises de long, avec une véranda tout autour… »
Patiemment, Raoul entendit de nouveau la description de la maison.
Et, une heure durant, il s’ingénia à marteler le cerveau de Mapouhi, pour en chasser l’obsession qui le hantait.
Mais, par un jeu contraire, mère, femme et fille lancinaient Mapouhi en sens opposé et l’ancraient davantage dans sa résolution.
Cependant, par la porte ouverte et tandis qu’il écoutait, pour la centième fois, les conditions requises pour la maison rêvée, Raoul aperçut le second canot de la goélette, qui ralliait le rivage.
Pressés de repartir, les matelots ne quittèrent point leurs avirons.
Seul, le second de l’Aoraï sauta à terre, échangea deux mots avec le manchot, qui était toujours en sentinelle sur la grève, puis se hâta vers la paillote de Mapouhi, où était Raoul.
Le jour s’était obscurci tout à coup et une large nuée voilait la face du soleil.
« Le capitaine Raffy, déclara le second en guise de salut, me charge de vous dire qu’il faut que vous reveniez à bord, en vitesse. S’il y a de l’écaille à acheter, vous remettrez l’affaire à plus tard. Le baromètre descend sans arrêt. »
La rafale annoncée passa d’abord sur la lagune, dont elle stria la surface, en sillons mobiles, et dont elle soulevait l’eau en écumes légères, pareilles à des fumées blanches.
Elle vint, en rugissant, heurter le pandanus qui couvrait la paillote. Puis elle se fraya un chemin parmi les cocotiers, les secouant follement et projetant à terre, avec un bruit sourd, une avalanche de noix mûres.
En même temps, les premières gouttes se mirent à tambouriner sur les feuillages.
Raoul se leva, d’un bond.
« Mapouhi, dit-il, mille dollars du Chili comptant et, en marchandises, deux mille autres dollars de la même monnaie.
— Je veux une maison…, répéta Mapouhi.
— Mapouhi, hurla Raoul pour se faire entendre, au revoir ! Tu n’es qu’un saut ! »
Il s’élança hors de la paillote et, côte à côte avec le second, regagna le rivage, en se courbant.
À travers la pluie tropicale qui sur eux et autour d’eux se déversait en nappes, le canot n’était même plus visible.
Ils ne distinguaient que le sable sous leurs pieds, et la ruée des vaguelettes rageuses de la lagune, qui battaient et mordaient la grève.
Dans ce déluge céleste, une silhouette apparut. C’était celle du manchot.
« Avez-vous la perle ? hurla-t-il à l’oreille de Raoul.
— Mapouhi est un sot ! » répondit Raoul, dans un autre hurlement.
L’instant d’après ils ne se voyaient plus.
⁂
Au bout d’une demi-heure, la pluie avait cessé.
Hourou-Hourou (c’était le nom du manchot), qui continuait à observer la mer, aperçut l’Aoraï qui piquait du nez vers le large, tandis qu’une seconde goélette, portée sur les ailes de la rafale, ralliait l’île à son tour.
Il la reconnut pour être l’Orohéna, appartenant au métis Toriki qui, pour son commerce, naviguait sur elle en personne.
Parvenue à la ceinture des coraux, l’Orohéna abattit ses voiles et mit un canot à la mer.
Le ciel était complètement rasséréné et, sous le soleil torride, le lagon resplendissait à nouveau comme un miroir.
Le vent aussi était tombé et l’air était poisseux comme de la gélatine. Il pesait sur les poumons, de tout son poids, et rendait difficile la respiration.
En voyant Toriki dans le canot, le manchot se prit à ricaner.
Il n’ignorait pas, en effet, que Mapouhi devait au métis une assez forte somme d’argent, pour des marchandises à lui livrées, à crédit, l’année précédente.
« Connaissez-vous la nouvelle ? demanda Hourou-Hourou à Toriki, qui abordait. Mapouhi a trouvé une perle… Oh ! une perle… Jamais sa
pareille n’a été pêchée à Hikouérou, ni dans les Touamotou, ni nulle part dans le monde.
« Mapouhi est un naïf. En outre, il vous doit de l’argent… Vous n’oublierez pas que vous tenez de moi le renseignement.
« Avez-vous du tabac sur vous ? »
Toriki lança un cigare au manchot et fonça droit vers la paillote de Mapouhi.
C’était un fort gaillard, taillé à coups de hache et d’allure vulgaire.
Il regarda, d’un air distrait, la perle admirable que lui tendait Mapouhi, la prit dans sa main et la fourra dans sa poche.
« Mapouhi, dit-il en guise de commentaire, tu es un veinard d’avoir pêché une aussi belle perle. Je l’accepte volontiers et la porterai en compte, sur mes livres.
— Je veux une maison…, commença Mapouhi consterné. Elle doit avoir six toises de long…
— Il te faut d’abord payer tes dettes, répondit Toriki. Tu me dois, au total, douze cents dollars du Chili. Très bien. Je prends la perle pour cette valeur et tu ne me dois plus rien. »
Et, comme le nez de Mapouhi s’allongeait de plus en plus :
« Je t’ouvre, en outre, un crédit de deux cents autres dollars. Et si, à Tahiti, je trouve un bon prix de ta perle, je te porterai ton crédit à cinq cents dollars.
« Mais attention ! J’ai dit : si la perle se vend bien. Car il est possible que je perde même au marché. »
Mapouhi croisa tristement les bras sur sa poitrine et s’assit, la tête basse.
Toriki lui avait, bel et bien, subtilisé sa perle.
Au lieu d’en tirer une maison, il avait tout bonnement payé sa dette.
« Mapouhi, tu n’es qu’une bête ! s’exclama Téfara, dès que le métis fut sorti.
« Oui, une triple bête ! renchérit Naouri. Pourquoi, aussi, lui as-tu mis la perle dans la main?
— Ce n’est pas ma faute… gémit Mapouhi. J’avais une dette envers lui et il savait que je possédais cette perle.
« Ce n’est pas moi qui lui ai dit. Il l’a lui-même demandée. Quelqu’un certainement l’avait renseigné. Et je ne pouvais refuser, puisque je lui devais de l’argent.
— Tu es une bête ! » minauda Ngakoura, comme en écho.
La fillette n’avait pas plus de douze ans. Elle avait dit cela pour faire comme sa mère et sa grand-mère.
Mal lui en prit. Car c’est sur elle que Mapouhi se soulagea de sa mauvaise humeur, en l’envoyant tituber à l’autre bout de la pièce, d’un solide soufflet sur l’oreille.
Cependant que Téfara et Naouri fondaient en larmes et s’acharnaient sur Mapouhi, se perdant en reproches acerbes avec la volubilité ordinaire des femmes.
Toujours en planton sur la grève, Hourou-Hourou vit une troisième goélette s’approcher de l’île, jeter l’ancre en deçà des coraux et mettre à l’eau un de ses canots.
Celle-là encore, il la connaissait. C’était le Hiram, nom adéquat à la nationalité de son propriétaire qui était Lévy, un juif allemand, le plus grand fureteur de perles de ces parages[2].
C’était le dieu tahitien des pêcheurs et des voleurs.
« Savez-vous la nouvelle ? interrogea le manchot, dès que Lévy, un gros homme aux traits épais et asymétriques, eut débarqué.
« Mapouhi a trouvé une perle… Oh ! Une perle… Jamais sa pareille n’a été pêchée à Hikouérou, ni dans les Touamolou, ni nulle part dans le monde.
« Mapouhi est un naïf. Il l’a vendue, tout a l’heure, à Toriki, pour quatorze cents dollars du Chili. J’écoutais, du dehors, et j’ai entendu.
« Toriki, lui non plus, n’y connaît rien. Vous ferez une bonne affaire en la lui rachetant, car elle vaut certainement beaucoup plus, et n’oubliez pas que vous tenez de moi le renseignement.
— Où est Toriki, à cette heure ?
— Chez le capitaine Lynch, en train de boire l’absinthe en sa compagnie. Avez-vous, sur vous, un peu de tabac ? »
Tournant le dos au manchot, Lévy s’en fut dare-dare à l’adresse indiquée.
Hourou-Hourou, qui l’avait suivi en se dissimulant dans les buissons, colla son oreille à la cloison du logis du capitaine Lynch. Il entendit le Juif et Toriki tomber d’accord, pour la fameuse perle, sur le prix prodigieux de vingt-cinq mille francs.
À ce moment commencèrent à retentir, du côté de la mer, une série de coups de canon.
C’étaient des signaux de danger, de l’Orohéna et du Hiram, qui indiquaient par là que, pour n’être point jetés à la côte, il leur était nécessaire de prendre le large.
Lorsque Lévy et Toriki sortirent de la maison du capitaine Lynch, ils virent effectivement les deux navires, qui avaient au préalable laissé tomber leur grand-voile et leur clinfoc, s’enfuir, talonnés par les vagues.
« Ils reviendront, dit Toriki, quand sera passée cette nouvelle rafale.
— Le baromètre continue à baisser, observa le capitaine Lynch. Qu’est-ce que cela nous prépare ? »
C’était un vieux loup de mer à la barbe blanche, aujourd’hui trop âgé pour le service et qui avait appris par expérience que le seul moyen, pour lui, de vivre en paix avec son asthme était le séjour aux îles.
Pour ce motif, il s’était installé à Hikouérou.
Les trois hommes se mirent, inquiets, à observer la mer et le ciel. Le vent montait et tombait alternativement, et ses sautes de direction étaient perpétuelles.
Les deux goélettes viraient sans cesse sur elles-mêmes et s’efforçaient de revenir vers l’île, pour recueillir leurs patrons respectifs.
Elles diminuaient toujours leur toile. Plusieurs de leurs voiles furent emportées par le vent. L’Aoraï avait reparu et faisait de même. Le bruit du ressac, sur les coraux, devenait de plus en plus assourdissant.
Soudain, un éclair zébra le ciel, illuminant sa noirceur et éblouissant les trois hommes.
Puis le tonnerre se mit à gronder sauvagement, de tous les points de l’horizon.
« Je crois, dit Toriki, profitant d’une accalmie, que nous ferions bien de déguerpir d’ici au plus vite et de rallier nos bateaux.
— C’est également mon avis », approuva Lévy. Et les deux hommes se mirent en demeure de rejoindre leurs canots.
Le gros Juif, frappé de panique, courait de toutes ses forces, avec la grâce d’un hippopotame.
Lévy et Toriki embarquèrent enfin et, au moment précis où les deux canots sortaient de la lagune, celui de l’Aoraï y rentrait.
Assis à l’arrière et encourageant de la voix les rameurs, Raoul, hanté par l’éblouissante vision de la perle, s’en revenait donner à Mapouhi le prix exigé par lui, c’est-à-dire la maison désirée.
Il aborda, tandis que redoublait le roulement effrayant du tonnerre, et buta dans le manchot.
« Trop tard ! hurla Hourou-Hourou. Mapouhi l’a laissée à Toriki pour quatre cents dollars du Chili, et Toriki l’a repassée à Lévy, pour vingt-cinq mille francs. Avez-vous du tabac sur vous ? »
Raoul se retrouva, au premier abord, quelque peu désappointé. Puis il réfléchit que la question se trouvait ainsi tranchée. Ses dernières hésitations étaient, du coup, terminées.
Seuls, les vingt-cinq mille francs donnés par Lévy l’intriguaient. La perle valait-elle, réellement, un tel prix ?
Le juif était dur à la détente et, pour qu’il eût lâché une pareille somme… Ou bien était-ce le manchot qui se trompait ?
Afin d’en avoir le cœur net, Raoul décida d’aller quérir, près du capitaine Lynch, de plus amples renseignements.
Il trouva le vieux marin béant devant son baromètre.
« Regardez vous-même ! dit le capitaine, en essuyant ses lunettes. Ou bien est-ce moi qui fais erreur ? L’aiguille est en train de se renverser.
— C’est exact, répondit Raoul. Jamais encore, dans ma vie, je n’avais vu cela.
— Ni moi non plus ! grogna le capitaine Lynch, d’une voix mal assurée. Cinquante ans durant, homme et jeune homme, j’ai bourlingué sur toutes les mers. Et jamais, non jamais… C’est une tornade qui nous arrive. Écoutez. »
Le rugissement des vagues sur les coraux devenait à ce point intense que la maison en tremblait.
Raoul se fit confirmer le troc de la perle, aux conditions indiquées par le manchot, et s’en retourna vers son canot.
Mais ses matelots lui montrèrent la blanche anarchie des vagues et l’Aoraï qui avait été contraint de reprendre le large.
Raoul ordonna à ses gens de haler le canot sur la grève et de chercher un abri où ils pourraient.
Lui-même s’en vint retrouver le capitaine Lynch, afin de lui demander l’hospitalité jusqu’au lendemain.
Le capitaine, les yeux écarquillés, était de nouveau planté devant son baromètre.
« Regardez ! dit-il à Raoul. Regardez ! L’aiguille maintenant s’est tout à fait retournée. Bon Dieu de bon Dieu ! La pointe en bas, elle a pris la verticale. »
Les deux hommes s’assirent en silence sur le seuil de la maison, tandis qu’une vague monstrueuse, longue de plusieurs milles et représentant un poids d’eau de plusieurs dizaines de milliers de tonnes, franchissait sans s’arrêter le barrage de coraux, et, traversant le lagon, venait s’abattre sur le rivage.
La température était tellement étouffante que la sueur perlait sur le visage des deux hommes en myriades de gouttelettes.
Celles-ci, se réunissant ensuite, coulaient sur leur front et sur leurs joues, en ruisselets qui dégoulinaient jusqu’à terre.
Une seconde vague, plus puissante encore que la première, balaya le rivage et s’en vint lécher les troncs des cocotiers, pour expirer au seuil de la maison.
« Le niveau des plus grandes marées est largement dépassé, observa le capitaine Lynch. Il y a onze ans que j’habite cette île et ma maison en occupe le point culminant.
« Jamais, non, jamais… L’île entière sera bientôt submergée. »
Il consulta sa montre, qui marquait trois heures.
Un Noir apparut, avec sa femme. Tous deux semblaient affolés et traînaient, sur leurs talons, une bande de marmots et d’animaux variés.
Ils s’arrêtèrent à proximité de la maison et, après quelques hésitations, s’assirent par terre, d’un air morne.
D’autres familles surgirent, quelques minutes après, de toutes les directions, hommes et femmes chargés d’un assortiment hétéroclite de leurs objets les plus précieux.
Si bien qu’en peu de temps plusieurs centaines de Noirs, des deux sexes et de tout âge, étaient rassemblés autour de la maison du capitaine Lynch.
Car la saison des plongées battait alors son plein et les indigènes étaient venus à Hikouérou de toutes les îles voisines et même de Tahiti.
« Il y a, ici, près de douze cents hommes et femmes, dit à Raoul le capitaine Lynch. Je me demande combien il en restera demain. »
Une troisième vague abattit sur le rivage sa masse liquide et vint farouchement tourbillonner autour de la maison, passant sous les chaises de Raoul et du capitaine Lynch, qui en eurent les jambes toutes mouillées.
Un profond gémissement s’éleva des poitrines des femmes. Les enfants, les mains jointes, pleuraient lamentablement.
D’un commun accord, chats et volailles, barbotant dans l’eau bourbeuse, se réfugièrent, à l’aide de leurs griffes et de leurs ailes, sur le toit de la maison du capitaine. Un homme, qui portait une nichée de petits chiens dans un panier, escalada un cocotier et y attacha le panier sept mètres au-dessus du sol, tandis qu’en dessous, dans l’eau où elle se démenait, la mère chienne jappait et geignait.
Maintenant, les montagnes vertes déferlaient sans répit.
Le capitaine Lynch, levant les bras au ciel devant le déluge, alla chercher dans sa maison un rouleau de corde, qu’il coupa en morceaux, longs de quelques mètres.
Il en donna un à Raoul, en garda pour lui un second et distribua les autres aux femmes, en leur conseillant de choisir des arbres au plus vite, pour y grimper et s’y attacher.
« L’enfer va se déchaîner ! » dit-il.
La seconde d’après, la maison frémit et vibra, les fenêtres battirent et leurs vitres volèrent en éclats. Un violent courant d’air fit vaciller les deux hommes et faillit les renverser.
Les portes craquèrent, brisant leurs serrures et leurs boutons de porcelaine, qui tombèrent en miettes sur le plancher.
Les murs se bombèrent, comme la toile d’un ballon que l’on eût brusquement gonflé.
Puis, il y eut un bruit pareil à celui d’un feu roulant de mousqueterie, produit par le crépitement des embruns sur les murs.
Le capitaine Lynch consulta sa montre. Elle marquait quatre heures.
Il revêtit une veste de toile cirée, décrocha le baromètre et l’enferma dans la profondeur d’une de ses poches.
Une nouvelle vague frappa en plein la maison, avec un bruit sourd. Le léger bâtiment vacilla, tourna, d’un quart de cercle, sur ses fondations, puis s’écroula, le plancher pointant à angle aigu vers le ciel.
Le premier, Raoul se dégagea des décombres. Le vent se saisit de lui et le fit tourbillonner comme une plume.
Il se jeta à plat ventre sur le sable, où il s’accrocha des ongles.
Le capitaine Lynch, soulevé à son tour comme un fétu de paille, vint s’abattre sur lui, les quatre membres en croix.
Deux matelots du canot de l’Aoraï, quittant l’arbre où ils se cramponnaient et se courbant à un angle invraisemblable, se risquèrent à lui porter secours.
Les articulations des bras et des jambes du vieux capitaine étaient à ce point ankylosées, du fait de sa culbute, qu’il était incapable du moindre mouvement.
Les deux matelots, utilisant son bout de corde qu’il n’avait point lâché, le hissèrent péniblement sur un cocotier et, par étapes successives, réussirent à l’amarrer à son sommet, à quinze mètres au-dessus du sol.
Toute lueur solaire avait disparu et fait place à un crépuscule sinistre. Des gouttes de pluie, chassées horizontalement par le vent, frappèrent Raoul au visage, comme des grains de plomb.
Les embruns d’eau salée lui produisaient l’effet d’une main d’homme qui le souffletait. Ses joues brûlaient et des larmes de douleur lui jaillirent involontairement des yeux.
Des centaines de noirs s’étaient réfugiés sur les cocotiers et, en des circonstances moins tragiques, le spectacle de tous ces fruits humains, suspendus par grappes dans les feuillages, eût été singulièrement risible.
Raoul, qui avait de l’eau jusqu’aux genoux, décida d’agir de même.
En vrai Tahitien qu’il était, il saisit à deux mains le tronc d’un cocotier. Puis, se pliant à la taille, il appuya sur l’écorce la plante de ses pieds et entama ainsi son ascension.
Au sommet de l’arbre, il trouva un homme, deux femmes et deux enfants, dont une fillette, qui serrait un chat dans ses bras.
Et, de son aire, il vit en face de lui, à même hauteur, le capitaine Lynch, qu’il salua de la main. Salut que le vaillant vieillard lui rendit aussitôt.
Ce qui, plus que tout, terrifiait Raoul, c’était l’aspect anormal du ciel, abaissé au point qu’on l’aurait, semblait-il, touché de la main en allongeant le bras. Il avait également, de sa couleur plombée, passé à un noir fuligineux.
De nombreux indigènes étaient encore demeurés à terre par groupes et cramponnés, avec leurs bouts de corde, aux pieds des cocotiers.
Mêlé à l’un de ces groupes, un missionnaire mormon encourageait ses compagnons, priant avec eux et leur faisant chanter des cantiques.
Les sons rythmés des voix montaient jusqu’à Raoul, dans le déchaînement de l’ouragan. Ils parvenaient à son oreille pareils à l’imperceptible bruissement de lointaines cigales.
Un peu plus loin, il distinguait d’autres groupes, qui ouvraient aussi leurs bouches en cadence. Mais aucun son ne lui parvenait. Si incroyable que cela parût, le vent croissait toujours en violence. Aucun calcul n’eût été capable d’évaluer sa force. Et cependant, par un instinct mystérieux, on se rendait compte de sa puissance accrue.
À peu de distance de celui où était juché Raoul, un cocotier fut déraciné, projetant à terre son chargement d’êtres humains.
Au même moment, une vague monta du lagon et, quand elle se fut retirée, il n’y avait plus personne.
L’espace d’une seconde, Raoul entrevit dans le floconnement des écumes une épaule brune qui émergeait, un bras qui se tendait, la main crispée. Puis cette vision s’évanouit aussi rapidement qu’elle était apparue.
D’autres arbres cédaient et tombaient, s’empilant les uns sur les autres, comme des allumettes.
Le cocotier qui portait Raoul oscillait d’une façon non moins alarmante. Une des femmes sanglotait, en pressant contre elle sa fillette qui, sur sa poitrine, serrait son chat, non moins tendrement.
Celui des hommes qui était le plus proche de Raoul lui toucha le bras, l’invitant à regarder dans la direction qu’il lui indiquait.
Raoul regarda et vit l’église mormone, construite en bois, arrachée de ses fondations, zigzaguer comme un ivrogne à quelque trente mètres de distance.
Le vent la poussait vers le lagon, et elle vint heurter, sur sa route, un bouquet de cocotiers.
La grappe de fruits humains qu’ils portaient dégringola, sous le choc, comme des noix mûres.
Hommes, femmes et enfants se débattirent, pareils à des fourmis, dans le bouillonnement d’une vague qui les avait aussitôt raflés : en un clin d’œil, ils furent emportés dans son reflux.
Raoul regardait froidement ces scènes d’horreur, qui en venaient à lui sembler irréelles. Il vit encore une vague, plus colossale que les précédentes, s’abattre sur l’église mormone et l’entraîner avec elle dans le lagon.
L’église avec son clocher flotta sur l’eau quelques instants, comme une arche de Noé. Puis elle se mit à s’enfoncer et, tout à coup, coula à pic.
Machinalement, les yeux de Raoul se reportèrent sur ce qui avait été la maison du capitaine Lynch. Plus rien n’en subsistait.
À sept heures du soir, la fureur de l’ouragan atteignit son apogée et le désastre s’aggrava. Les arbres se brisèrent.
Oh ! ce vent ! Jamais Raoul n’avait imaginé que rien de semblable pût exister.
Ce n’était plus de l’air en mouvement, mais un mur solide et hurlant, qui avait la consistance de la matière. Il lui semblait qu’il pourrait, s’il l’eût voulu, le saisir à pleines mains et s’y accrocher, comme à un pan de falaise.
Sous cette pression fantastique, l’arbre où gîtait Raoul avait cessé d’osciller. Il ne se redressait plus après avoir plié, et demeurait courbé vers le sol, avec une écœurante vibration comparable à celle des branches d’acier d’un diapason.
L’arbre, c’était évident, ne tiendrait pas longtemps dans cette position.
Les racines céderaient, ou il se briserait d’une minute à l’autre, comme ceux qui l’environnaient et qui cassaient de toutes parts, dans le brouhaha des sanglots humains et des éléments déchaînés.
Ainsi advint-il du cocotier qui portait le capitaine Lynch.
La partie supérieure de l’arbre se sépara du tronc et, au lieu de choir, elle s’envola, emportant avec elle, comme un aéronef, le vieux capitaine et les deux matelots de l’Aoraï.
Elle survola le lagon pendant une centaine de mètres, puis fit dans l’eau un plouf ! énorme. Les yeux dilatés de Raoul se persuadèrent qu’ils avaient vu le vieux capitaine lui envoyer, de la main, un signe d’ultime adieu.
Tous les Noirs se hâtaient de descendre des arbres et Raoul décida de les imiter.
Il toucha l’épaule de l’homme, son voisin, et lui fit comprendre qu’il agirait prudemment en suivant son exemple.
Mais l’homme lui désigna les deux femmes, paralysées par l’épouvante et qui prétendaient ne pas bouger, non plus que la fillette, qui tenait toujours son chat.
Alors il descendit seul et, sous les torrents d’eau de la pluie du ciel et des vagues, il se ligota solidement au tronc brisé d’un cocotier qui, déchargé de sa tête, avait chance de tenir bon.
C’est ainsi qu’il passa la nuit. Il lui semblait que la fin du monde était arrivée et que l’univers allait s’engloutir dans le chaos.
Vers le point du jour, Raoul était encore là. Et voici ce qu’il vit.
Le pandanus auquel, non loin de lui, en compagnie de sa mère, de sa femme et de sa fille, était accroché Mapouhi fut, en dépit de ses puissantes racines, arraché du sol et emporté dans le lagon.
Celui-ci était devenu une sorte de mortier, où l’eau furieuse brassait, écrasait et entrechoquait pêle-mêle arbres brisés, poutres et épaves, survivants et cadavres.
Mais l’épine dorsale de la tornade n’allait pas tarder à se rompre.
Par un caprice du destin, Mapouhi eut la chance surprenante d’être rejeté sur le rivage, saignant d’une vingtaine de blessures et maintenant hors de l’eau la tête de sa fille.
Ngakoura, à demi noyée, avait le bras gauche cassé, les doigts de la main droite écrasés. Sa joue et son front étaient entamés jusqu’à l’os.
À trois heures du matin, le vent commença à faiblir. Vers cinq heures, il n’était plus qu’une forte brise. À six heures, c’était le calme plat et le soleil brillait dans le ciel bleu. La mer s’était parallèlement apaisée. La grève était couverte de morts, rejetés par les vagues et horriblement défigurés.
Mapouhi se mit à la recherche, parmi eux, de sa mère et de sa femme. Incontestablement, elles étaient du nombre.
Sous un monceau de cadavres qu’il souleva les uns après les autres, il trouva en effet Téfara inanimée, la moitié de son corps baignant dans l’eau du lagon.
Il s’assit sur le sable à côte d’elle, et pleura avec des plaintes rauques d’animal, à la manière des primitifs.
Puis il la vit qui remuait péniblement, en gémissant. Il se pencha sur elle et constata qu’elle vivait toujours. Elle avait seulement perdu connaissance et, comme Mapouhi, avait bénéficié d’une chance miraculeuse.
Des douze cents vivants de la veille, trois cents seulement avaient survécu. Pas une maison, pas une paillote ne restaient debout dans l’île.
Un cocotier sur cinquante avait résisté. Tristes épaves où pas un seul fruit n’était plus suspendu.
L’eau potable manquait. Les puits, à fleur de terre, qui recueillaient en temps ordinaire les infiltrations d’eau pluviale, étaient remplis de sel.
Les quelques sacs de farine, que l’on retrouva, çà et là, étaient à l’état d’éponges et complètement gâtés.
Alors les survivants coupèrent les cœurs des cocotiers abattus et les mangèrent.
Le missionnaire mormon improvisa un alambic rudimentaire. Mais l’appareil ne pouvait distiller de l’eau pour trois cents personnes.
Le second jour, Raoul, qui souffrait cruellement de la soif, imagina de se baigner dans le lagon et il en éprouva une grande fraîcheur intérieure.
À tous, il cria la nouvelle et bientôt hommes, femmes et enfants l’imitaient, plongés dans l’eau jusqu’au cou et essayant de boire par les pores de leur peau.
Le troisième jour, les morts qui flottaient encore furent tirés à terre et ensevelis avec ceux qui gisaient sur la grève.
Entre-temps, des abris provisoires avaient été construits à l’aide des débris de matériaux que l’on avait pu réunir.
Des secours, envoyés de Tahiti, ne pouvaient d’ailleurs manquer d’arriver d’un moment à l’autre.
La mère de Mapouhi qui, dans la catastrophe, avait été séparée des siens et dont le corps demeurait introuvable, avait été emportée dans une aventure particulière.
Cramponnée à une planche mal rabotée qui l’écorchait, la meurtrissait, lui criblait la peau de milliers d’échardes, Naouri fut soulevée par une lame au-dessus du rempart des coraux et entraînée en pleine mer.
Là, sous les effroyables gifles liquides, elle perdit sa planche.
C’était une vieille femme qui allait vers ses soixante ans. Mais elle était née et avait toujours vécu dans les îles, et gardait dans le sang l’accoutumance de la mer.
Elle nagea dans l’obscurité, étranglant, suffoquant, et reçut un coup violent à l’épaule d’une noix de coco qui flottait.
Sans perdre la tête, elle se saisit de la noix par les fibres ligneuses qui y attenaient encore.
Dans l’heure qui suivit, elle en captura sept autres, qu’elle lia ensemble et qui constituèrent une bouée à laquelle elle dut la vie.
Puis, tout en invoquant son dieu Requin et le priant de la préserver de ces monstres, elle attendit patiemment que l’ouragan s’apaisât. Elle fut, à l’aube, projetée sur un îlot sablonneux. Mais tel était son épuisement que tout d’abord elle n’en eut pas conscience.
Le soleil la tira de sa torpeur et elle gagna le centre de l’îlot, pour n’être point emportée par le ressac.
Ce petit bout de terre ne pouvait être, elle ne l’ignorait pas, que Takokota. Il était inhabité et situé à vingt-cinq kilomètres au nord de Hikouérou.
Huit jours durant, Naouri se sustenta avec les huit cocos qui l’avaient soutenue sur l’eau et qui lui fournirent, chichement, nourriture et boisson. Mais il était fort problématique que quelqu’un vînt à son secours.
Elle aperçut la fumée de plusieurs vapeurs qui, de Tahiti, se rendaient à Hikouérou. Aucun d’eux ne s’avisa de faire un crochet jusqu’à elle.
Seuls, de nombreux cadavres, que projetait la mer à l’heure du flux, lui vinrent rendre visite.
Chaque matin, ils festonnaient la grève d’une horreur funèbre. Leur puanteur l’incommodait fort et, tant qu’elle en eut la force, elle les rejetait à l’eau, où les requins, à qui ils avaient échappé, les dévoraient.
Quand sa faiblesse fut devenue trop grande, elle se contenta de s’en écarter. Mais pas bien loin, étant donné l’exiguïté de l’îlot.
Après avoir consommé son dernier coco, elle s’efforça d’en découvrir d’autres. Mais pas de cocos. Rien que des cadavres.
Elle se coucha sur le sable, anéantie. C’était la fin. Il ne lui restait plus qu’à attendre la mort.
La vie, pourtant, était tenace chez la vieille femme.
Au sortir d’une de ses prostrations, elle vit devant elle un corps humain flotter que le flot lui lança : c’était celui d’un homme blanc à la tête garnie d’une chevelure rousse.
Elle se traîna vers lui, curieuse de savoir qui était ce noyé. Mais la figure, aux trois quarts mangée par les bêtes de la mer, était méconnaissable.
Naouri se recoucha sur le sable.
Au bout d’une heure, elle se releva et s’en revint vers l’horrible cadavre. Non, cet homme ne lui était pas inconnu.
Un éclair lui traversa le cerveau. L’homme qui gisait là n’était autre que Lévy, le Juif allemand qui avait acheté de Toriki la fameuse perle et l’avait emportée sur le Hiram.
Un fait était certain : le Hiram, au cours de la tornade, s’était perdu corps et biens. Le dieu des voleurs avait abandonné le Juif à son mauvais sort.
Naouri était haletante.
Sous les vêtements ruisselants, elle chercha la ceinture du mort et, l’ayant trouvée, y crispa fébrilement ses doigts.
Les boucles cédèrent et la vieille femme se mit à fouiller, les unes après les autres, les poches intérieures de la ceinture.
La perle ne s’y trouvait point… Si ! Si ! Elle y était, dans la dernière poche.
Naouri s’en saisit avec un cri rauque, et l’examina longuement.
Aucune erreur n’était possible. C’était bien la perle admirable pêchée par Mapouhi. Elle la soupesa, la fit rouler dans sa main et la caressa avec amour.
Ce n’était point la beauté de la perle qui l’hypnotisait. Mais aussitôt avait resurgi, dans les yeux de la vieille femme, la vision de la maison rêvée, au toit de tôle ondulée, avec une horloge à poids, à cadran octogonal, pendue au mur de la grande pièce.
Voilà qui valait la peine de vivre !
Dans l’étoffe qui lui avait servi de robe, Naouri déchira une large bande, dans laquelle elle enveloppa la perle, puis noua le tout solidement autour de son cou.
Le courage lui était revenu et de nouveau elle parcourut la grève, en quête de noix de coco.
Elle en trouva une. Elle en trouva deux.
Elle brisa la première, but avec délices l’eau qu’elle contenait et qui était aigre, et mangea la chair avidement, jusqu’à l’écorce.
Un peu plus loin, elle extirpa du sable une pirogue. Le balancier manquait.
Mais elle était pleine d’espoir et, quelques heures après, elle découvrit le balancier.
Allons ! Tout marchait bien. La perle était un talisman sans pareil.
Vers la fin du jour, Naouri aperçut une caisse de bois qui flottait. Elle la tira sur la grève et en arracha les planches.
La caisse renfermait dix boîtes de fer-blanc, contenant du saumon de conserve. Dans l’une d’elles, elle pratiqua une fente au moyen d’un caillou pointu. Puis, plus difficilement, avec de longs efforts, à l’aide du doigt et en cognant, elle en arracha, bribe à bribe, le saumon.
Huit jours encore s’écoulèrent, sans qu’aucun navire apparût.
Naouri employa ce temps à rattacher le balancier au tronc d’arbre creux qui constituait la pirogue. Elle utilisa pour ce travail toutes les fibres de coco qu’elle avait à sa disposition et ce qui lui restait de sa robe.
Le tronc d’arbre était quelque peu fendu, et Naouri ne voyait aucune possibilité de le rendre étanche. Alors, d’une noix de coco, elle fit une écope pour évacuer l’eau.
Il fallait aussi une pagaie. Au prix de peines infinies, Naouri en fabriqua une avec des planches de la caisse qui avait contenu les boîtes de saumon et qu’elle lia à une branche d’arbre, recueillie sur le rivage.
Il fallait que la ligature fût solide. Aussi Naouri se coupa-t-elle les cheveux au ras du crâne, en se servant d’un morceau de fer-blanc d’une des boîtes comme d’un couteau. Et, de ses cheveux, elle tressa ensuite une bonne corde.
Le dix-huitième jour, sur le coup de minuit, par un beau clair de lune, Naouri poussa la pirogue à la mer et repartit pour Hikouérou.
Naouri était vieille. Les souffrances endurées et l’insuffisance de nourriture l’avaient amaigrie au point que rien ne restait d’elle, sinon les os, les muscles et la peau.
La pirogue était de grandes dimensions et faite pour être pagayée par trois hommes robustes. Naouri, cependant, la conduisit seule, s’arrêtant de temps à autre pour écoper.
À la pointe du jour, Takota était déjà loin, mais Hikouérou ne paraissait pas.
Tandis que Naouri pagayait vers le sud, un fort courant l’avait déviée vers l’ouest.
Tout en rectifiant sa direction, elle continua son âpre besogne et, au cours de l’après-midi, elle aperçut, à trois milles environ devant elle, Hikouérou découronnée de la riche parure de ses cocotiers.
Cette vue la réconforta. Mais le courant devenait plus violent et la pagaie de fortune dont se servait la vieille femme était impuissante à fournir l’effort nécessaire.
Au coucher du soleil, un mille seulement avait été gagné.
Naouri comprit que poursuivre la lutte dans ces conditions était vain. Car elle s’affaiblissait de plus en plus. Ce qui la tuait surtout, c’était l’écopage.
Elle retira ce qu’elle put de sa dernière boîte de saumon, l’absorba, murmura une prière ardente à l’adresse de son dieu Requin et, se laissant glisser par-dessus bord, se mit à nager.
Sous la pleine lune, elle put constater avec satisfaction qu’elle se rapprochait sensiblement de la terre. Mais alors advint ce qu’elle redoutait. À moins de six mètres, une forte nageoire coupa l’eau.
Elle n’en continua pas moins à nager. Au bout de quelques minutes, l’aileron glissa tout contre elle, puis s’éloigna.
Le monstre, qui s’était amplement repu les jours précédents, ne paraissait point d’une gourmandise excessive.
Néanmoins, il pouvait aussi, si l’envie lui en prenait la couper en deux d’un seul coup de sa mâchoire.
Elle nageait toujours, faisant la planche, pour être moins visible, lorsque l’aileron reparaissait.
Une demi-heure s’écoula et le requin devint plus hardi.
Il décrivait autour de Naouri des cercles toujours plus étroits.
Il était inutile de s’illusionner. Tôt ou tard, le tigre des mers, qui mesurait cinq mètres de long, se déciderait à foncer sur sa proie. Naouri se résolut à un coup d’audace. Jouant le tout pour le tout, elle décida d’attaquer le monstre la première.
Comme le requin la frôlait presque, de son poing fermé elle lui heurta brusquement le flanc.
La bête, à la fois surprise et stupidement effrayée, donna dans l’eau un coup de queue formidable et abandonna la partie.
Elle s’éloigna en décrivant des cercles de plus en plus larges, et, finalement, disparut.
Seule, la main de Naouri s’était mise à vif au contact de la peau du requin pareille à du papier de verre, et le sang en coulait abondamment dans l’eau salée.
Dans un trou, creusé à même le sable et recouvert tant bien que mal d’un fragment de toiture, Mapouhi, Téfara et Ngakoura, étendus sur des couvertures en guise de lit, étaient encore couchés.
Mapouhi et Téfara se disputaient ferme.
Téfara ressassait à son mari, pour la millième fois :
« Si tu m’avais écoutée, tu aurais encore la perle. Il ne fallait pas la montrer au manchot.
— Hourou-Hourou, répondait Mapouhi, était près de moi quand j’ai ouvert l’huître. Je te le répète une fois de plus.
— Bref, s’obstinait Téfara, nous n’aurons ni argent ni maison. Raoul me déclarait, hier encore, que si tu n’avais pas vendu la perle à Toriki…
— Je ne la lui ai pas vendue. Il me l’a prise.
— Prise ou non, Raoul, qui a été à Tahiti consulter sa mère, nous aurait donné la maison et, en plus, dix mille dollars du Chili.
— C’est dommage, assurément, gémit Mapouhi. Mais qu’y faire ? La perle a quand même payé ma dette à Toriki. Elle n’a donc pas été complètement perdue.
— Toriki est mort ! cria Téfara. Sa goélette a sombré dans la tornade, comme ont fait l’Aoraï et le Hiram.
« Alors, te paiera-t-il jamais les trois cents dollars de crédit qu’il t’avait reconnus ? Non, n’est-ce pas ?
« Et ta dette, que tu dis lui avoir réglée avec la perle, te l’aurait-il jamais réclamée ? On ne doit plus rien aux morts.
— C’est très malheureux, je le reconnais… Et maintenant, la perle est perdue pour tout le monde. J’ai grand sommeil. Laisse-moi dormir, Téfara. »
Comme il allait s’allonger à nouveau sur la couverture, Mapouhi dressa soudain l’oreille.
Du dehors, par l’étroit boyau qui servait d’entrée, arrivait un bruit bizarre. On eût dit quelqu’un qui haletait lourdement.
Puis une main fourragea la natte suspendue qui servait de porte.
« Qui est là ? demanda Mapouhi.
— Naouri. Je cherche mon fils. Peux-tu me dire où il est ? »
Téfara avait sursauté et saisi nerveusement le bras de son mari.
« Un fantôme…, murmura-t-elle, en claquant des dents. Un fantôme ! »
Mapouhi avait senti, lui aussi, un frisson le secouer de la tête aux pieds.
Il se cramponna à Téfara, comme elle à lui.
« Bonne femme, assura-t-il d’une voix chevrotante et dont il s’efforçait de déguiser l’identité, je connais bien votre fils… Il n’est pas ici. Il habite du côté opposé du lagon. »
Un soupir fut la réponse.
Mapouhi commença à se rassurer. Il avait trompé le fantôme.
« Et d’où viens-tu, pauvre vieille ? risqua-t-il.
— De la mer…, gémit la voix lamentable.
— Oui, oui, de la mer… C’est bien cela…, hurla imprudemment Téfara.
— Ah ! Ah ! Téfara est ici ! reprit la voix extérieure. Si elle est ici, mon fils y est aussi. Depuis quand Téfara couche-t-elle dans une maison étrangère ? »
Mapouhi se remit à trembler de tous ses membres.
« Tu nous as trahis…, chuchota-t-il à l’oreille de sa femme. Non ! protesta l’infortuné. Mapouhi ne renie pas sa vieille mère. Mais je ne suis pas Mapouhi. Mapouhi habite de l’autre côté du lagon. »
Ngakoura, non moins terrifiée que ses parents, sanglotait éperdument sur sa couche. La natte recommença à s’agiter. Puis elle se souleva, tandis que Mapouhi et Téfara se roulaient, épouvantés, sous leurs couvertures, tout en risquant vers le fantôme un œil désorbité.
Dans la pâleur de l’aube, blêmissants sous leur peau brune, ils virent entrer Naouri, décharnée, nue comme un ver et ruisselante d’eau de mer.
Ils se recouvraient la tête de leurs couvertures.
« Tu pourrais, Mapouhi, dit plaintivement le fantôme, offrir à ta mère une goutte à boire.
— Donne-lui à boire, Téfara, commanda Mapouhi.
— Donne-lui à boire, Ngakoura ! » cria Téfara.
À coups de pied, le père et la mère firent lever Ngakoura qui, tremblante comme une feuille, tendit au fantôme une cruche pleine d’eau.
Et, tranquillement, le fantôme se mit à boire. Puis il posa sa main sur le bras de Mapouhi.
La main n’était pas irréelle. Elle avait la pesanteur d’une main vivante.
Mapouhi émergea de ses couvertures et, quand Naouri eut brandi la fameuse perle, il ne douta plus d’avoir sa mère en face de lui.
« Regarde, dit-il, Téfara ! La perle… Elle a la perle ! »
Téfara se sentit, comme son mari, soudainement rassurée.
Naouri, qui était au dernier degré de l’épuisement, fut invitée à s’asseoir sur une bûche et se mit, incontinent, à raconter son odyssée. « Nous aurons la maison…, dit-elle en manière de conclusion.
Et, par surcroît, dix mille dollars du Chili, approuva Mapouhi. Cest convenu avec Raoul.
— Elle aura, demanda Naouri, un toit de tôle ondulée et six toises de long ?
C’est bien cela.
Il y aura, dans la grande chambre centrale, une horloge à poids, accrochée au mur et une table ronde ?
— Oui, oui…, affirma Téfara.
— Alors, tout est bien. Maintenant, Mapouhi, j’ai faim et voudrais manger.
« Mais, crois-moi, tu ne donneras la perle à Raoul qu’une fois la maison construite et les dix mille dollars sur la table. Se méfier, en affaires, est toujours prudent. »