Ce soir-là je me sentis le besoin de te voir, Théodore, ô mon cher artiste, avide poursuivant du rien, sous toutes ses faces, hardi champion de la couleur, du son, de la forme, de toutes les manières d’être un poëte; à la fois brave comme don Quichotte, et sage comme Sancho, s’entourant à son usage de peintures invisibles, d’harmonies ineffables, toujours plongé dans un ciel perdu là haut, sous les astres. J’avais absolument besoin de rencontrer mon ami Théodore, et je le demandais aux quatre coins du ciel.
Autrefois, quand venait le soir, il y avait deux endroits où j’étais sûr de rencontrer Théodore, à savoir: l’église et le cabaret. Il aimait les lueurs incertaines de la cathédrale, ses échos prolongés, son vague parfum, ses grands cierges éteints, ses dômes et l’orgue aux accents solennels, remplis de peintures et de lumière. Très-souvent Théodore s’amusait à pleurer dans la vieille église, avant de se livrer aux folles joies du cabaret.
Mais à présent le temple est profané: plus de saintes bannières, de vierges aux belles mains, plus de parfums suaves, plus d’orgue au buffet somptueux, plus de musique et plus rien! Tout est ruine, et silence, et solitude aux même lieux où s’élevait la cathédrale, et Théodore en est réduit, chaque soir, à se rendre une heure plus tôt à son cabaret.
Hâtons-nous, c’est l’heure où notre ami s’enferme en son large fauteuil, disposant son orchestre et distribuant à chaque musicien sa partition, son air à chaque chanteur! Prenez, messieurs et mesdames, duos, quatuors, trios, choisissez; disposez-vous, instrumentistes! prenez garde au signal, au coup d’archet, allez en mesure; et, quand ils sont partis en chancelant, en voilà pour toute une nuit d’harmonie et d’extase.—Il tient, à cette heure, une foule de musiciens à ses ordres, tout un orchestre, et les plus belles voix fraîches et pures qui suffiraient à ravir tous les théâtres du monde. Laissez Théodore se recueillir, laissez-le s’entourer de quelques vieilles bouteilles de vin du Rhin, et jamais vous ne vous douterez du spectacle et de la bonne musique et de l’âme de ces chanteurs, de l’enthousiasme ingénieux de cet orchestre. Théodore est le vrai créateur de la symphonie invisible.
Il est l’artiste, il est le dieu! Cette table d’auberge, chargée de brocs, Théodore à sa volonté la change en un vaste théâtre où se jouent tous les genres, le bouffon et le sérieux, le grave et le plaisant. Pour ce chef de l’orchestre en train, les bouteilles surmontées de leurs bouchons goudronnés représentent les forêts et les bocages; la cruche aux larges flancs devient tour à tour palais ou chaumière, selon le genre, pastoral ou guerrier. Est-il besoin d’un volcan, d’un tonnerre? aussitôt le gaz de la bouteille, hors de contrainte, vous ramène au Vésuve!—Et, maintenant que tout est prêt: villes, palais, chaumières, vastes forêts, volcans grondeurs, lustre allumé; à présent que l’orchestre est à son poste, allons! levez la toile, que la jeune première apparaisse et chante! Et voilà le démon de Théodore à la fin déchaîné.
Prenez garde, il chante; et prêtez l’oreille, écoutez cet opéra digne de Mozart. La mélodie est grave et majestueuse tour à tour: tantôt une marche guerrière tantôt le mouvement vif et gai d’une danse grotesque; tantôt la basse et tantôt le ténor; récitatif et chant, tout s’y trouve. Le drame commence, il se complique, il se noue, il se dénoue, il s’achève aussitôt que le démon de Théodore est parti. Le démon obéit à Théodore: il ne s’en va, que lorsque Théodore ne peut plus commander.
Alors seulement tout disparaît: démons, théâtre et musiciens, musique; et le lustre est éteint. On cherche Théodore, il est tombé jusqu’à demain, sous son théâtre, il rêve…, il dort.
Donc, hâtons-nous d’arriver avant que Théodore ait élevé son théâtre, avant qu’il ait dressé sa forêt, préparé son volcan, allumé son lustre et distribué sa partition aux acteurs.
J’arrivai tout essoufflé au cabaret, je vis Théodore… il était triste… on l’eût pris pour un bourgeois de Nuremberg! Lèvre inerte et regard morne… ses cheveux tombaient sur son front; on l’eût pris plutôt pour un vulgaire moucheur de chandelles, que pour le dieu d’un Olympe élevé par ses mains. Quand il me vit, chose étrange! il parut content de me voir, ce qui ne lui arrive guère à ces heures-là.
—O mon très-cher Théodore, lui dis-je, assez inquiet de le trouver sobre et clairvoyant, d’où vient ce nuage? Avez-vous la fièvre… êtes-vous mort?
—C’est donc toi, Henri, me dit-il; Henri, mon génie est perdu, ma tête est vide. Croirais-tu que par cette pluie horrible et dans ce lieu funeste, je ne trouve pas un chanteur à mes ordres, pas un air dans mon génie.
»Henri! je n’ai plus d’idées, et je ne trouverais pas trois notes dignes de Mozart! Mozart, Beethoven! le chevalier Gluck… fumées et visions… Je ne suis plus ivrogne… enivrons-nous!
—Bon cela, répondis-je… et buvons. A défaut d’art, vous m’avez appris combien c’est bonne chose une belle ivresse. Cependant, mon grand Théodore, faut-il donc toujours que vous arrêtiez votre propre génie, et ne jouirez-vous jamais des chefs-d’œuvre au delà de votre esprit? Pardieu! puisque vos musiciens ont pris congé du maître, allez ensemble entendre un grand joueur de violon, il en sera content, et ça te reposera.
Il reprit:—Tu parles de violon? J’en ai entendu des violons dans ma vie, et de fameux violons. Il y a trois jours, par un vieux vin de France, à cette table, ici, j’ai assisté à un concerto de violons comme jamais oreille humaine n’en avait entendu. D’ailleurs, moi-même ne suis-je plus un vrai musicien habile à tirer d’un archet magique une suite éloquente des plus vives sensations?
D’une main inspirée, il chercha son violon… Le noble instrument était suspendu au plancher, entre un long chapelet de harengs et une langue de bœuf fumé qui attendaient le jour de Pâques. Hélas! le violon de Théodore était en piteux état; deux cordes manquaient, les deux autres étaient détendues, les toiles de l’araignée avaient pénétré jusqu’à l’âme: à cet aspect, Théodore honteux courba la tête… il pleurait!
—Pleurez, lui dis-je, et soyez honteux de vous-même. Autrefois, c’est vrai, vous étiez un grand artiste, un hardi musicien. Le chant naissait sous vos doigts inspirés; votre archet ne manquait à aucune inspiration de votre âme et vous jetiez en dehors les élégies qui remplissaient votre cœur. C’était votre bon temps; vous ne vous livriez pas, en égoïste, à ces plaisirs solitaires; le monde entendait votre génie, il en jouissait, vous touchiez cet instrument en maître habile; à présent, l’instrument est muet; plus de voix, plus d’expression, plus d’amour; vous le regardez moins souvent que ces harengs saurs et cette langue fumée. Ah! que vous avez bien raison de pleurer… C’est honteux!
A ces mots, Théodore me suivit, inquiet de mes justes reproches, à l’Opéra.
—Par Castor et Pollux! dit-il au premier coup d’œil, le sot théâtre et le misérable orchestre… Henri que t’ai-je fait que tu m’as entraîné dans cette odieuse caverne? A-t-on jamais réuni plus de gens à longues oreilles? Des oreilles pour ne rien entendre… et des yeux pour ne rien voir! Il riait, il se moquait, il triomphait.
Tout à coup, à travers les arbres de la forêt sombre il vit apparaître… un violon, sous le bras et l’archet à la main, un homme… un fantôme…. Un phénomène! un bras de ci, un bras de là, le corps roide et droit, la taille haute, le visage maigre et ridé, le front vaste, aux cheveux flottants: sourire, pensée, assurance et mépris, solitude et génie, inspiration… tout est là!—Vois-tu, me disait Théodore, comme il est fait! J’ai chez moi une antique tapisserie représentant sainte Thérèse; quand elle va, se pliant, se repliant sur elle-même, allant, venant, tantôt haut, tantôt bas, toujours présente, elle ressemble à cet homme: une fantasmagorie; O là! là! quelle autorité sur les âmes.
—Silence! écoutons! Cet homme!… est un violon et un archet!… Au même instant, semblable au fléau sur une meule de blé, l’archet se leva, le violon s’appuya sur une épaule, archet et violon, épaule et bras, l’âme et le corps du violoniste… ils s’appelaient: Légion!
O mon Dieu! que devint Théodore à cette vision! Il écoutait, à la façon de la sainte Cécile de Raphaël, prêtant l’oreille à ses propres cantiques! Cette fois, le chant l’entourait de toutes parts, il était débordé, il se noyait, il plongeait dans l’harmonie; le chant l’attaquait, le pressait, l’oppressait, vif, lent, moqueur, plaintif; c’étaient des harmonies étranges et charmantes! c’étaient des rires et des larmes! un chant divin où tout chante, où tout pleure! un de Profundis de l’enfer! un Hosannah! venu du ciel! Pauvre Théodore!… Il était vaincu; il n’était plus le maître d’arrêter l’orchestre; il avait beau dire: assez! assez! l’archet allait toujours, comme le balai du sorcier apportant l’eau dans la ballade allemande. Encore, encore, et toujours, toujours.
Quand le violon et l’archet eurent accompli leur chef-d’œuvre, alors le joueur de violon salua l’auditoire. Il lui fit le salut d’un chambellan à son prince… un salut ventre à terre.—Ah! le lâche! il se courbe, il se plie, il salue à droite, à gauche. Voilà un triste salut, dit Théodore.
—Un salut de cuistre, repris-je.
—Un musicien doit saluer en Allemand, dit Théodore. Oh! reprit-il, quand j’avais mon violon (alors je croyais jouer du violon), quand j’avais mon violon et que la foule me disait: Chante! je mettais mon chapeau sur ma tête, et quand le goût m’en venait, je jouais quelque fantaisie, au hasard; puis au moment où la foule était attentive, attendant une conclusion, je reprenais mon verre et je m’en allais brusquement… Une prosternation! qui! moi? saluer ces pleutres? et les remercier du plaisir que je leur ai fait?… Pas si bête! A ces idiots, la salutation, la génuflexion? Mais silence, il revient! Ecoutons, et taisons-nous!
Ici l’homme au violon reparut; il venait jouer l’adagio. Il fut simple et touchant, il fut plein d’expression et de grâce.—Or ça! je te prends à témoin, me dit Théodore, que je me tire aussi bien que ce violoniste, de l’adagio. Je n’ai pas peur d’un adagio humain écrit pour des hommes. Je ne recule devant aucune difficulté, tu le sais; mais j’ai peur de la musique à laquelle on ne peut atteindre; je ne sais pas courir, tout essoufflé, après des notes impossibles. Te souvient-il de cette mystérieuse partition qui me fut apportée un jour par quelque musicien de l’enfer, il me défiait de la déchiffrer. Ce fut pour moi un pénible travail. Je sentais confusément qu’il y avait sous ces notes une puissance d’harmonie, et je ne la trouvais pas! Figure-toi un savant de votre Institut devant les hiéroglyphes du temps d’Isis: ainsi j’étais en présence de ces sonates mystérieuses.
»Que d’efforts tentés, pour lire ces chiffons! que de tortures j’ai subies! Ma main en resta brisée; en vain j’ai mis tous mes muscles à la torture; à peine ai-je pu tirer quelques sons de mon violon indocile! Mon archet n’a pas voulu courir, en même temps, là et là! mon violon s’est cabré! la chanterelle s’est brisée! Hélas! malheureux que je suis! en vain ai-je interrogé à la fois l’aigu, le grave et le médium… Mon violon était muet. Maintenant… le croiras-tu? cette musique de l’autre monde… voilà cet Italien qui la joue, et qui la jette à mon âme! Comment fait-il? comment fait-il? Vois-tu sa main? Sa main est-elle partagée en deux, pour atteindre en même temps aux deux extrémités de cette gamme violente? Ses doigts sont-ils plus longs que les miens, ses tendons plus nerveux, son âme plus grande? Moi, pourtant, je suis un grand artiste; j’ai rêvé des instruments qui embrassaient la terre et le ciel, qui s’adaptaient à tous les modes connus; mais je n’ai pas inventé ce violon, ce grand violon de la terre et du ciel! J’ai vu bien des musiciens… je n’ai jamais vu son pareil. Il est difforme… et superbe! Enfant-géant! tout perclus, tout puissant! Vois-tu comme il est en colère, et comme il tuerait le malheureux musicien accompagnateur, qui a manqué sa note d’un dix-millième de son! Son œil flamboie, et son violon demande en pleurant vengeance! O le terrible artiste! Mais le voilà qui finit et qui salue. Ah! le misérable, il ne sait donc pas ce qu’il vaut, pour se prosterner… comme il fait, devant ce triste auditoire?—Ah! fi! Relève toi, génie! et rassure toi! Les gens qui t’écoutent, ne valent pas un crin de ton archet magique. Oui dà, ce sont de grands seigneurs, des fils de rois, des représentants de nations! que t’importe? Il n’y a que moi, dans cette foule, qui sois digne de te juger. Nous sommes frères! Si tu exécutes mieux que moi, c’est de droit divin, c’est par un vœu de ta mère. La mienne m’a jeté tout simplement dans le monde avec le secours d’une vulgaire sage-femme: j’ai été élevé dans l’innocence et dans les festins: j’ai été heureux toute ma vie, aimant, buvant, chantant, joyeux conteur, doux convive, intrépide buveur; et cependant je suis comme toi, un grand artiste!» Ainsi se parlait Théodore, agité cette fois par la seule passion qu’il n’eût pas connue encore… l’envie!
Il reprit:—Ce qui prouve, Henri, qu’il y a là-dedans quelque chose de surnaturel et qui dépasse notre intelligence, c’est que ce violon… ne sait pas, n’a jamais su, et ne saura jamais une fausse note. Jamais pensée humaine ne conçut un calcul plus compliqué, jamais doigt humain ne l’exécuta d’une façon plus précise et plus nette. Henri, comprends-tu cela? pas un son faux, pas une note hésitante, pas un calcul trompé! Comment expliquer cela? Ne vois-tu pas que rien existe et que nous rêvons tous deux? Ah! maudit violon, tu as fait de Théodore un vil esclave! A tes moindres volontés j’obéissais. J’allais seulement où tu voulais me conduire et pas plus loin. Misérable! Insensé que je suis! J’ai été trompé par mon violon, il m’a jeté par terre. Au lieu de détourner du soleil la tête de mon cheval, comme a fait Alexandre, j’ai voulu dompter mon cheval comme un écuyer vulgaire; et me voilà par terre. Alexandre est à cheval. O malheureux!
»O malheureux! Je n’ai pas su dire à l’instrument mal dompté: Te voilà, marche! obéis! Chante à ma joie, et pleure à mes larmes! Tu vas me répéter tous ces mystères de mon âme, et tous ces transports de mon cœur… Et voilà ce misérable Italien qui, pour me narguer, brise à son violon trois cordes. Plus cruel pour lui-même que l’aréopage à Sparte, il n’en conserve qu’une seule… une seule corde pour tant de passion! Une seule pour toute cette âme! Une corde pour ce chant jeté à profusion!» Et Théodore, haletant, inquiet, bouche béante, écoutait, riant légèrement avec un sourire de naïve crédulité. Bon Théodore! Il sortit en courant.
—Trouvez-vous cela beau? lui dis-je.
Il se mit à courir; il allait lentement, il allait vite, il chantait, il pleurait, il trouvait des airs admirables, il se démenait, il répétait ses plus beaux drames, puis il se décourageait… à la fin il se retourne, et répondant, après une heure, à ma question:
—Si c’est beau! si c’est beau! mon Dieu! Il s’animait de plus belle, il élevait la voix tout à fait, il était tout musique, âme et corps. Il chantait pour moi seul! Et voilà mon inspiré tour à tour furieux et tendre, imposant et burlesque. Il est le tyran, la jeune fille et la grande dame; bonhomme, il gronde, il pleure, il rit, il se désole, il est tout un drame, un orchestre, un dieu. Que de pleurs il m’a fait répandre, et que d’émotions il a soulevées dans mon âme! J’ai compris, le soir dont je parle, ce qu’il y avait d’art et de passion dans ce brave homme; en même temps je compris pourquoi donc je l’aimais! je l’aimais pour son génie et pour sa bonté.
Ne sois donc pas mécontent, cher Théodore, d’avoir trouvé ton égal ou ton maître. Je sais bien que tu ne comprends pas l’alliance étrange de ces deux mots: art et théâtre, art et grand jour; heureusement il y a des exceptions à cette règle générale de la poésie et du drame. Heureux l’artiste qui surmonte cette grande difficulté! Il règne. Il arrive au milieu des hommes comme une révélation de leur puissance; il leur apporte des plaisirs inconnus; il leur enseigne la force du beau, quand il est simple; il les excite par l’émulation du génie; il force la jeune fille à ne rougir ni de sa passion ni de son talent. Rends donc grâce à ce hasard qui te force à n’être plus, pour toi seul, un grand artiste.
Or, comment nous nous sommes retrouvés à la porte du cabaret? Je l’ignore. L’hôtesse était couchée, et les vastes rideaux entouraient le lit d’un mur impénétrable; la lampe brûlait encore. A peine entré, mon Théodore reprit son violon, il monta la corde qui restait, il chercha son archet… vainement.
—Tu m’apporteras un archet demain, me dit-il.
—Voulez-vous aussi trois cordes, mon ami?
Il reprit:—Apporte un archet.
Puis voyant que je le regardais avec anxiété, cherchant à deviner ce qui pouvait lui manquer:—Mes amis m’ont perdu, dit-il, par leurs gâteries. Grâce à vous, méchants, je n’ai pas eu ce qui s’appelle un instant de malheur; je n’ai pas été pauvre une fois, pas malade; la santé me tue! Que veux-tu donc que j’invente avec ces joues rebondies et ce nez rubicond, ces cheveux épais, ce lourd sommeil, cette vaste poitrine et cet estomac d’autruche? On n’est qu’un pleutre avec tant de cheveux… Ah! mon cher, le malheur m’a manqué pour être un génie. Au contraire, l’homme au violon… tout l’a servi; ni père, ni mère, enfance à l’abandon! jeunesse aventureuse! cet homme a mendié son pain pour vivre… il a fait pis que mendier, il a donné des leçons de son art; il a eu des écoliers! Conçois-tu ce martyre, Henri? venir à telle heure, obéir à quelque idiot, et lui dire: Faites ceci, faites cela! puis tendre la main. Et cet imbécile, après dix ans, se vantera de son maître! Il dira: je suis l’élève de Théodore! L’homme au violon a subi toutes ces tortures, et bien d’autres. Il a connu toutes les misères au préalable de sa gloire! Il s’est vu envié, calomnié, persécuté! Comme il est pâle et maigre! il a l’air d’un spectre! Et voilà qu’il est le premier dans son art, le plus grand, le seul; musicien et chanteur, pensant et rendant sa pensée, un homme à tuer d’un souffle… et qui m’a tué d’un coup d’archet.
»Ce n’est qu’en souffrant qu’on devient un génie, Henri!—Le feu brûle, et consacre.
»A côté de la foudre, est le chef-d’œuvre aux grandes passions, aux grandes douleurs!
»Quant à nous, les petits, les viveurs, les fantasques, buvons, rions, chantons et faisons danser les fillettes, assis sur un tonneau, entre un clairon qui hurle, et la clarinette qui glapit.»
Il prit un verre:—Honneur à Paganini, le miracle!—A la santé d’Hoffmann, le ménétrier!