Vers la fin du dernier siècle, au moment où toute la morale se refaisait en France, il y avait tant de choses à refaire, il advint que Paris remit en question le bien et le mal, la vertu et le vice. Il se demanda si le luxe était une nécessité? Bref, des questions à n’en pas finir. En même temps, dans les écoles, dans les salons, dans les champs, à la ville, à la cour, en province, accouraient des rhéteurs préparés à tout soutenir; c’était une rage de perfection qui a perdu le peuple français. On perfectionnait la charrue et la soupe économique; on perfectionnait la matière et l’âme; on enseignait aux petits garçons l’art de penser, et aux petites filles l’art de faire des enfants d’esprit. On bouleversait cette pauvre nature, on l’agitait de fond en comble, on la perçait jusqu’à la craie; on s’élevait dans l’air, on vivait dans l’eau, on ajoutait un sixième sens aux cinq sens que nous avions déjà. Il y avait des faiseurs de paix perpétuelle, des faiseurs d’anguilles vivantes avec de la farine, des faiseurs de canards mangeant et digérant, des faiseurs de bonheur  universel. Dans ce temps-là on vendait au coin des rues des bouteilles d’encre inépuisables, et des projets de coffres-forts toujours pleins; c’était le règne le plus absolu des ergoteurs, des enthousiastes, des dupes, des imbéciles, des gens d’esprit, des fanatiques et des charlatans.

Ce fut au plus fort de ces étranges disputes, qu’un jeune homme d’un esprit faux, d’un cœur honnête, s’en vint en France du fond de la Suède, pour se faire initier aux profonds mystères du génie et de l’esprit français. Le monde entier s’occupait de la France et prenait au sérieux ses rêveries les plus folles. Le jeune étranger, à peine il eut touché ce sol mouvant de rêveries fantastiques, de projets insensés, dernières occupations d’un peuple qui se meurt, fut pris d’un vertige moral. Dans cet immense ramas de sophismes et de paradoxes, il comprit que s’il n’appelait pas l’analyse à son aide, il se perdrait sans secours dans cet océan de systèmes. Et de même que l’on choisit un cheval dans l’écurie d’une poste aux chevaux, il eut bientôt fait choix d’un système à tous crins, bien hennissant, la tête droite, les naseaux enflammés, un système hongre; il n’y en n’a pas d’autre, sans excepter les disciples de Saint-Simon; puis son système étant sellé et bridé, il l’enfourche, et voilà notre homme qui pique des deux et s’en va, bride abattue, à travers le champ nébuleux des vérités et des certitudes de son temps.

Il avait une étrange et charmante manie, il en voulait aux vices, comme l’abbé de Saint-Pierre en voulait à la guerre; son système à lui, c’était la vertu perpétuelle et sempiternelle, la vertu pure et sans mélange, austère, brutale et brusque; la vertu stoïque. Or, par vertu, il recherchait le vice, il se plaisait à le voir, à le sentir, à le toucher, à vivre, à boire, à dormir avec les vicieux. Il donnait, par vertu, dans tous les désordres. Au milieu d’une orgie, il déclamait contre les emportements de l’orgie, il faisait rougir ses jeunes compagnons de leur raison perdue au fond d’une coupe. A cette boutade éloquente, les convives effrayés ôtaient de leur tête la couronne des buveurs, et chacun se retirait chez soi, vaincu par l’éloquence du jeune comte suédois.

Un autre jour, le philosophe se trouvait attablé à une table de jeu; l’or éclatant sur le tapis vert ruisselait à travers le râteau; il s’abandonnait à l’enivrement, à la couleur, au léger cliquetis de l’or. Le hasard tournait aveuglément au milieu de tous ces joueurs, distribuant à son gré ses faveurs funestes ou ses leçons sévères. Tout à coup, au plus fort de l’enivrement, à l’instant même où la roue, en tournant, vous sauve ou vous tue, notre sage déclamait contre le jeu… Soudain le jeu s’arrêtait, les râteaux restaient suspendus, la roulette était immobile, et les joueurs attendaient que le déclamateur fût parti pour exposer de nouveau sur un chiffre leur fortune et mieux encore… Et notre homme allait dans la rue en se félicitant de sa victoire.

Un autre jour, il était attendu dans une petite maison du faubourg: la maison était sombre et noire au dehors; elle était éclairée et joyeuse au dedans. Au dedans, le mystère attentif, le luxe élégant, la table en beau linge et bien dressée, le vin clair et vieux, le boudoir, et dans ce boudoir une jeune femme attendait Gustave; car c’était un philosophe au frais sourire, à la voix douce, au noble cœur; c’était un philosophe riant et peu sévère en apparence. Il entra; aux pieds de cette jeune femme il se posa, la voyant lui sourire; il la regarda comme un jeune homme de dix-huit ans regarde une femme de vingt-deux; il lui prit la main, et cette main fut abandonnée; il lui parla tout bas, et plus bas il parlait, plus sa parole était comprise. Tout à coup, quand sa bouche allait toucher cette joue en fleur, quand son bras allait enlacer cette taille élégante, et la dernière bougie étant prête à s’éteindre, il se souvient, l’idiot! qu’il était philosophe! Un sermon! Il fit un sermon à Célimène, et, la voyant souriante, étonnée, interdite, il s’enfuit, se croyant un héros de vertu… Elle leva les épaules et, rassérénée, elle oublia de retenir par son manteau cet autre Joseph.

On conçoit que cette guerre absurde faite aux passions humaines, à tout propos, en tout lieu, dut fatiguer étrangement notre jeune homme. Il était haletant dans cette lutte impuissante où ses désirs n’étaient réfrénés que pour l’amusement des autres. Malgré ses efforts, le vice allait son train librement, s’inquiétant peu de ses clameurs.

Un soir que, fatigué de morale, il s’était établi à la porte de l’Opéra, par une grande affluence de monde qui attendait l’ouverture des bureaux, une aventure lui arriva, qui le corrigea de sa manie, et lui fit estimer les plaisirs d’ici-bas à leur juste valeur. Déjà, pour payer sa place à l’orchestre, il avait tiré de sa poche un louis d’or; ce louis d’or échappa de sa main par un mouvement de la foule, et vainement il l’eût cherché, quand un mendiant qui se tenait sur une borne, tendant son chapeau aux passants, ayant vu rouler cette pièce d’or, la ramassa et la rendit au sage, après l’avoir essuyée avec soin sur les manches de son habit. La figure de cet homme était douce, humble était son attitude; il y avait tant de résignation dans sa personne, que Gustave en fut touché. «Gardez ceci, brave homme, lui dit-il.—Mais, monsieur, c’est beaucoup trop pour un si petit service.» Il parlait encore, que déjà notre philosophe avait disparu, échappant à la fois à la reconnaissance du mendiant et à la nécessité de prendre un billet à la porte de l’Opéra. Ce jeune homme était loin d’être riche, et cet argent était le seul dont il pouvait disposer pour ses plaisirs de la soirée.

Il allait dans la ville, à grands pas, heureux de sa bonne action, regrettant peu l’Opéra et sa musique bruyante, jetant un regard de profonde pitié sur les demoiselles errantes, plus ennemi du vice, et plus près du vice que jamais.

Arrivé à sa maison, dans un quartier fort éloigné,—une de ces vieilles rues en pierre de taille qui sont tout muraille,—il frappe; le portier dormait; à plusieurs reprises il frappe, il appelle: rien n’y fit; la porte était muette, inexorable. Il s’assit sur un banc de pierre, et, les jambes croisées, il attendit. Il était là depuis dix minutes, obsédé de mille pensées, quand, à l’extrémité de la rue, il vit arriver au grand galop une voiture à deux chevaux. La voiture s’arrêta net à ses pieds. Un grand laquais poudré, l’épée au côté, l’air insolent, s’élançait à la portière du carrosse; il ouvrit la portière, et Gustave ne fut pas peu étonné  en voyant descendre le même mendiant auquel il avait donné son louis d’or. Cet homme était en guenilles, ses reins étaient ceints d’une corde, il portait sur son dos une besace, il avait des sabots pour chaussure, un vieux feutre de forme espagnole couvrait à grand’peine sa tête chargée de vigoureux et épais cheveux gris. Il s’appuya en descendant sur l’épaule de son laquais, avec la morgue d’un grand seigneur; il fit signe à sa voiture de s’éloigner de quelques pas, puis s’asseyant sans façon à côté du jeune homme: «Vous voilà bien isolé et bien triste; la soirée vous paraît longue et fade, j’en suis sûr; et sur ce banc de pierre, sous ce ciel pommelé, contre les murs suintants de cette maison qu’on prendrait pour une tombe, vous devez regretter le louis tout neuf que vous m’avez donné, les banquettes de l’Opéra et la danse lascive de la Guimard.»

—Je ne regrette qu’une chose, dit le jeune homme, c’est d’avoir fait l’aumône à plus riche que moi, et d’être venu à pied, moi gentilhomme, pendant que mon effronté mendiant m’éclabousse avec son carrosse. Il faut que vous soyez un habile homme, à ce que je vois.

—Mais, mon gentilhomme, dit le mendiant, il est vrai que je mendie en habile. C’est une science aussi difficile que celle du gouvernement; jugez de la difficulté de recevoir, par la difficulté de donner! Il faut tout un cours d’études pour savoir tenir son chapeau de façon à n’avoir pas l’air de demander la bourse ou la vie; il faut une âme forte à qui tend la main à des misérables sans pitié, à l’argent d’un débauché ou d’un joueur, à l’aumône de la fille vénale qui jette dans votre escarcelle le prix d’un regard ou d’une moitié de baiser. La tâche est rude! Flatter l’orgueil et la bassesse, saluer l’adultère, aller tête nue, et plisser son front chaque soir, en mettant son bonnet de nuit, pour donner même à ses rides une grâce; et puis, mâcher des herbes vénéneuses pour s’en faire un cancer factice, être vil par spéculation, tout recevoir, tout prendre et tout manger, caresser jusqu’au chien qui vous mord! Trouves-tu donc à présent mon carrosse à trop haut prix, jeune homme, et le gentilhomme à pied ose-t-il être jaloux du mendiant qui a des chevaux?

Gustave dit au mendiant:

—Tu parles bien, vieillard, tu es sage; je te pardonne ta voiture, et je ne regrette plus mon bienfait. Reprenez donc votre carrosse, monsieur; l’Opéra va bientôt finir, mendiant; vous ne serez pas arrivé à temps, messire, et tu perdras peut-être vingt-quatre sous à cela, gueux que tu es!

Le vieillard se levant, dit à Gustave:

—Faisons mieux, oublions ce louis d’or qui nous sépare, vous et moi, comme un abîme; tenez, je ne vous le rends pas, et je ne le garde pas. En même temps, d’un bras vigoureux, il lançait la pièce de monnaie dans une mansarde au sixième étage. La pièce alla droit au but; elle tomba sur le grabat d’un poëte qu’elle réveilla, et qui rêvait qu’il avait faim. Quand la pièce eut fait son dernier bruit:

—A présent! nous sommes égaux, dit le mendiant: vous avez des habits, je porte des haillons; mais vous êtes à pied et je vais en carrosse, tout se compense entre nous. Passons donc la nuit ensemble comme deux amis dont la porte est fermée, et qui veulent oublier les heures en attendant le jour; aussi bien, je vous le dis en confidence, vous frapperiez à votre porte jusqu’à demain, et vous appelleriez à votre secours Francœur et tous les violons de l’Opéra, que ce serait peine perdue, votre porte ne s’ouvrirait pas.

Gustave reprit:

—Mon cher ami, je veux bien te suivre; mais où diable veux-tu me conduire?

—Oh! dit l’autre, on vous mènera là-bas, dans la ville, loin de ta maison maussade et de ton fastidieux quartier. Nous allons dans le séjour du plaisir et du luxe, du vin et des dames, des boudoirs et des grasses tavernes. Viens avec moi, mon enfant.

—Mon père, dit Gustave, je veux bien être votre ami pour une heure encore, mais, par la lune blafarde qui vous éclaire, et par la lame du roi Christine, je ne consentirai jamais à mettre mon blason sous ta besace; ainsi donc, ne m’appelle pas ton fils, mon noble père, et même, si tu le veux bien, nous abaisserons les stores de ton carrosse, crainte d’accident.

Le vieillard ne répondit rien; ils montèrent en voiture, le jeune homme à la place d’honneur; la voiture, qui était arrivée au galop, repartit au petit pas.

En chemin, ils eurent une conversation philosophique sur le vice et sur la vertu; Gustave ne parlait jamais que de cela. Le vieillard laissa parler Gustave et hochait la tête de temps à autre:

—Hum! hum! disait-il, le vice n’est pas toujours une mauvaise chose… Hum! hum! le vice a son bon côté… Hum! hum! les plus honnêtes gens y sont tombés, jeune homme; et vous-même, un sage, dont l’aumône est si facile, vous-même… Eh! que diriez-vous si vous deveniez, là, tout à coup, ivrogne et meurtrier, parricide et voleur? Je ne parle que de cela!

Gustave, entendant parler ainsi le vieillard, se mit à chanter d’un air goguenard l’air nouveau: Triste raison, j’abjure ton empire!

Ainsi parlant et chantant, la voiture entra dans une cour sablée et silencieuse. Un escalier de pierre se présenta, les deux amis montèrent; ils traversèrent un vestibule, une grande chambre en noyer, un petit cabinet en mosaïque déjà plus élégant, ils s’arrêtèrent dans un petit salon de bonne apparence. La flamme dansait en pétillant dans le foyer, les meubles reluisaient avec un air de bonhomie; onze heures sonnaient quand ils entrèrent dans cet aimable lieu.

—Mon ami, dit le vieillard, je vous assure que votre bonne volonté pour moi me rend très-heureux; cette heure de la nuit que vous voulez bien m’accorder m’est précieuse et chère; je veux que vous la passiez d’une façon décente, en homme de haute vertu: il est vrai qu’un peu de vice assaisonne agréablement la vie; mais vous avez ôté le vice de la vôtre, et nous serons bien forcés de nous en passer pour ce soir, puisque ainsi vous l’avez résolu.

Le jeune homme laissa dire au vieillard: il accepta toutes ses prévenances d’un air passablement dédaigneux; il s’étendit fort à l’aise en un large fauteuil, s’approcha du feu, et s’établit en maître à la meilleure place; en même temps il regardait de côté et d’autre les magots de la cheminée, les peintures du plafond, la dorure des corniches, et, sur des toiles peintes, des galanteries à la façon de Vanloo et de Boucher.

Le XVIIIe siècle est un siècle bizarre; il affecte les petites moulures, les petites facettes, les contorsions de toutes sortes; il procède par zigzags, il est doré, il est faux, il est mesquin, il est riche et rococo. C’est joli, bête et lascif. Cette chambre était à la date élégante de 1745; un écho répétait le battement de l’horloge et l’horloge chantait les heures. Le jeune homme trouvait tout cela charmant; mais, décidé à ne pas s’amuser, il jouissait en secret de l’embarras de son hôte et de ses efforts pour le divertir.

Son hôte, vieillard empressé, avait changé de costume, il s’était revêtu d’une belle robe aux longs plis; il avait remplacé son feutre usé par un bonnet de soie; il avait préparé la table en silence; sur cette table il plaça des fleurs, à côté des fleurs, une assiette en argent brun avec son couvercle; un verre à facettes complétait le service; il fit signe au jeune homme de s’approcher de la table.

—Oh! oh! dit celui-ci, mon maître, il me semble que voilà bien de la vertu: je n’aime pas le vice, il est vrai, mais, pardieu! j’aime encore moins, pour mon repas, les tulipes et les roses. N’aurez-vous donc pas autre chose à me donner ce soir?

Le vieillard, sans répondre, sortit de l’appartement; il rentra, tenant dans ses deux mains et sous ses deux bras quatre longues et vieilles bouteilles cachetées avec soin dans leur vieille robe d’araignée séculaire, comme il convient à un vin généreux conservé depuis longtemps.—Bon cela! dit Gustave, et soyez le bienvenu, ma tête grise; avec cela nous arroserons vos tulipes, et trinquons! Mais que voulez-vous que nous fassions de ces quatre petites bouteilles?—Mon hôte, dit le mendiant d’une voix douce, si ces bouteilles ne suffisent pas, j’en ai d’autres; ceci est un vin généreux, et dont la barbe est aussi blanche que la vôtre est noire. Donc, faites-lui fête, et pardonnez-moi ce repas modeste, j’ai été pris à l’improviste, et je n’ai que cela. Disant ces mots, il montrait le bouquet de fleurs et le plat mystérieux.

Gustave tendit son verre… il but; le vieillard, bon compagnon, lui versait le vin à longs flots.—Voilà qui va bien, disait Gustave; il tendait encore une fois son verre… A la troisième bouteille:—N’as-tu donc à me donner que des fleurs? dit-il; voilà un vin qui pousse à l’appétit.—Découvrez ce plat, dit le vieillard; et si le cœur vous en dit, mangez-en: seulement je vous avertis que pour entamer cette denrée il faut avoir un poignet fort, et que ce ne sera pas trop du damas que voilà.

Gustave, poussé par le vin et par cet appétit que donne le vin quand on n’y est pas habitué, souleva le couvercle de l’assiette et découvrit un fromage.

—Ah! diable, dit-il, du laitage et des fleurs! Nous tombons dans la pastorale… Allons! allons! ma bonne lame…

En même temps il frappait le fromage avec son sabre… Or, il frappait sur un diamant brut, recouvert d’une couche terreuse, qui n’attendait plus que l’art de l’ouvrier pour jeter un vif éclat. Avec son poignard Gustave débarrassait la pierre précieuse de l’alliage qui l’entourait. A chaque instant un nouvel éclat, de nouveaux feux; le diamant, frappé par l’acier, finit par briller et resplendir. Gustave, hors de lui, frappait et buvait tour à tour.

Alors il se passa dans l’âme du jeune homme une lutte horrible. Étrange effet de la passion! Celui qui tout à l’heure était si calme, à peine a-t-il vu briller cette pierre miraculeuse, que son œil flamboie et tout son être se contracte sous le poids du désir. Pour peu que la passion soit vraie, elle fait taire l’intelligence, elle dompte et soumet la volonté! Le diamant étincelait de mille feux; c’était une flamme, on la voyait grandir: c’était le premier éclat qu’il jetait de sa vie. Et devant ce trésor ce jeune homme se disait: Il me faut ce trésor! Malheur à ce vieillard qui m’a donné avec cette arme infaillible le regret de cette fortune. Il était haletant, éperdu, muet, dans cette horrible contemplation.

Il voulut encore faire acte d’intelligence, et l’intelligence lui manqua. Il voulut tout au moins détruire son idole et se délivrer de cette obsession terrible: il frappait le diamant avec le fer; mais, cette fois, la pierre repoussa le fer. Le diamant était arrivé à son état le plus pur. Rien ne pouvait rien contre lui. Se voyant repoussé, et voyant son fer émoussé, le jeune homme eut peur de ce qu’il allait faire!

Il se leva: Vieillard, dit-il, donne-moi ton diamant!

—Mon diamant! dit le vieillard; c’est mon sang! Je vous l’ai montré pour vous faire honneur, comme on dirait à sa jeune épouse ou à sa fille aînée, enfant de seize ans: «Prenez place à côté de notre hôte, et servez-le!» comme on dit à ses valets: «Préparez la plus belle de mes chambres, obéissez à mon hôte!» ainsi je vous ai montré ce que j’avais de plus beau et de plus cher, mon diamant. Je n’ai ni femme jolie à vous montrer, ni jolie enfant à faire asseoir auprès de vous, ni domestiques nombreux, ni musiciens aux voix sonores, ni parfums exquis. J’ai mon vin et mon diamant, des vins qui se boivent à longs traits, un diamant dont les reflets vont jaillir jusqu’au fond de l’âme, un poignard qui tranche. Eh bien, je vous ai versé mon vin à longs flots, je vous ai prêté mon poignard hors de sa gaîne, je vous ai montré toute ma fortune; ainsi j’aurai fait les honneurs de ma maison. Soyez juge de cela, monsieur; et maintenant que je vous ai montré ma femme et ma fille, imprudent que je suis! vous voulez m’enlever d’un seul coup ma femme et ma fille! A présent que vous avez bu mon vin, vous voulez m’égorger avec mon poignard! Non pas, jeune homme, et j’en atteste ici vos dix-huit ans de philosophie et de vertu; tu ne dépouilleras pas le vieillard; tu n’abuseras pas de la lame effilée. Ainsi pleurant, le vieillard était à genoux devant le jeune homme… Il pleurait.

Gustave dit:—Buvons! Il tendit son verre; il le vida d’un trait. La quatrième bouteille fut vidée. Et le diamant était toujours là, brillant comme l’étoile en un ciel nébuleux. Toujours il était là qui lançait sa flamme au cœur du jeune homme: l’ivresse à pleins bords débordait; le diamant étincelait à pleine âme. Et Gustave au vieillard:

—Décidément, dit-il, tu ne veux pas me le donner?

—Tu ne l’auras qu’avec ma vie.

—Encore une fois, mendiant, ton diamant!

—Mendiant! dis-tu: oh! c’est alors que je serais mendiant et misérable, si je te donnais ma fortune, mon nom, mon écusson qui brille sous mes guenilles, la liste de mes ancêtres qui se fait jour à travers mes haillons, mon univers, mon voyage en Italie, mon ciel napolitain, mon prince, mon amour. N’en parlons plus, prends mon sang, frappe, et puis tu dépouilleras à ton aise le mendiant.

A ces mots, il découvrit sa poitrine où le cœur battait vivement.

Gustave leva son poignard avec le plus grand sang-froid, car il était ivre. Il allait frapper!…

Le vieillard changea tout à coup de visage. Il prit et l’habit, et la voix, et le geste, et le regard, et le sourire que Gustave avait toujours connus à son père. C’était le même visage, les mêmes cheveux blancs, la même majesté.

—Gustave, mon fils! mon fils! Gustave, dit-il, frappe donc… Gustave, hors de lui, frappa son père!

Le vieillard tombe en gémissant, son sang coule, le poignard reste cloué à la terre; la terre tremble! Le diamant se couvre d’un voile comme font les pierres précieuses qui pâlissent à l’approche du poison. A ce sang, à ce cri plaintif, à ces pleurs, à cette voix, à ces traits, Gustave recule d’horreur! Il vient de se reconnaître assassin, parricide; au même instant, le vin s’en va de sa tête, le désir de son cœur; il veut laver sa main tachée de sang, le sang reste à sa main; il pleure, il sanglotte, il s’accuse, il accuse le ciel et la terre, il s’arrache les cheveux, il veut mourir!

… Le vieillard reprenant sa première forme, le relève, sa blessure se ferme, le sang s’efface, et le mendiant d’une voix douce:

—N’accuse donc pas les hommes, ô mon fils; et quand la voix d’un vieillard frappera ton oreille, ne te prends pas à chanter une frivole chanson d’amour. O mon fils, dépose ton orgueil! sois humble et doux. Ne déclame pas contre le vice et les vicieux! Je te le disais bien, toi si honnête et si bon, te voilà devenu d’un seul coup assassin, parricide et voleur!

Gustave, éperdu, se jeta aux genoux du magicien, car j’imagine que c’en était un.

—O mon père, dit-il, quelle peur vous m’avez faite: assassin, parricide et voleur! moi, gentilhomme! C’est la faute du vin, mon père!

Et d’un pied furieux il repoussait les bouteilles vides. Le vieillard se prit à le consoler.

—Console-toi, Gustave, tu es honnête et bon. Tu as soulagé ma misère, ce soir, en me sacrifiant un plaisir innocent; je suis resté ton obligé. Regarde! je suis guéri! Mon cœur bat plus calme que le tien. Minuit va venir. Profite de cette heure de la lune nouvelle pour me demander une grâce que je ne puis te refuser…

Et Gustave hésitait…

—Veux-tu mon diamant? dit le vieillard.

—Ton diamant! dit Gustave reculant d’horreur, non, non! Je ne veux rien pour moi!

—Et tu ne veux rien pour les autres? dit Honestus.

Gustave réfléchit profondément.

—Il est une chose que je veux pour les autres et pour moi, dit-il.

—Laquelle, reprit Honestus déjà inquiet.

—Écoute ceci, reprit Gustave, écoute, voici ce que je veux: «Que le vice disparaisse du monde, que le crime abandonne la terre;—que le règne de la vertu arrive enfin. Tu l’as dit, tu ne peux pas me refuser.

Le vieillard poussa un soupir.

—Répète ton vœu à haute voix, dit-il.

Gustave répéta son vœu à haute voix.

En même temps, on entendit sortir de dessous terre un atroce et ridicule ricanement. On eût dit le ricanement d’un vieil apothicaire parvenu ou d’un huissier enrichi: ce rire était bête et méchant.

—Qui rit ainsi? demande Gustave.

—L’esprit des ténèbres, reprit le vieillard. Il ricane aux vœux absurdes des mortels. Son rire n’a jamais été si brutal qu’aujourd’hui, en entendant ton vœu.—Rétracte-le, ce vœu funeste, ô mon fils! tu ne l’as pas encore prononcé une troisième fois!

—Vieillard, dit Gustave, tu ne m’as donc pas entendu? c’est l’abolition du vice que je demande; la disparition complète des erreurs; le règne absolu de la vertu et des sages! Et il répéta à haute voix sa troisième abjuration.

Le gros ricanement se fit entendre, et le vieillard leva au ciel des yeux remplis de larmes; puis il s’écria, avec un soupir de regrets. «Soit fait comme tu le veux, mon fils!» Il prit Gustave par la main. Ils sortirent à pied dans la rue. Le ciel était pur, l’air embaumé, les étoiles scintillaient dans le ciel, la nature dormait mollement dans l’ombre et dans les fleurs.

—Hélas! dit le vieillard, dites adieu à cette belle nuit; la nuit, c’est le vice du soleil: c’est le repos de l’astre du jour. Plus de péché sur la terre et plus de nuit pour la terre, plus de repos pour le soleil, plus d’ombre le soir. Que tes rayons soient tendus sans relâche sur nos têtes, soleil! que le soir ne ferme plus ton palais de cristal!

Le jeune homme, à ces mots, croyant que son compagnon se livrait à une boutade poétique, le laissait dire et suivait son chemin.

Au détour d’une rue, ils rencontrèrent une échelle attachée à une fenêtre, à cette échelle, des hommes grimpaient.—Qu’y a-t-il? demanda Gustave.

—Il y a que voilà de malheureux voleurs, reprit le mendiant, que votre loi contre le vice a surpris après leur vol. Soumis à la vertu, qui est à présent seule maîtresse de ce monde, ils viennent rapporter ce qu’ils ont dérobé cette nuit; trop heureux si le maître de la maison ne les prend pas en flagrant délit de restitution, leur bonne action leur coûterait cher.

Gustave pensait avec bonheur à la joie du maître de la maison quand il retrouverait à son lever les objets enlevés chez lui. Mais le mendiant:

—Je vous comprends, dit-il; mais cet homme volé est le commandant de la maréchaussée; il a une femme et des enfants à nourrir: tout ce monde ne vit que par les voleurs, et le pauvre hère sera désagréablement surpris quand il ne trouvera plus un voleur à arrêter.

—Qu’importe? pensait Gustave; la vertu de tout un peuple est-elle achetée trop cher au prix du bonheur d’un gendarme? Ainsi songeant, ils suivirent leur chemin; d’une maison décriée ils virent qui s’enfuyaient plusieurs filles peu vêtues; leurs équivoques amants s’enfuyaient, épouvantés de leur désordre.

—Holà! dit Gustave, encore un effet de la vertu!

—Hélas! dit le bonhomme, il fallait, j’en ai peur, quelques femmes sans vertu, pour servir de repoussoir aux honnêtes femmes. La misère et le malheur de ces coquines étaient pour les autres femmes un encouragement à bien faire. Imprudent! j’ai bien peur que toutes les femmes étant forcément honnêtes, les hommes ne fassent pas grand cas de la grâce et de ’humeur. Mais ces profonds raisonnements dépassaient Gustave, il ne les comprenait pas.

A une fenêtre ils s’arrêtèrent. Un spectacle étrange vint frapper leurs regards. Une femme, belle et jeune, se tenait agenouillée au berceau de son enfant. Le lit était défait et brisé. Dans un coin de l’appartement se tenait un jeune homme pâle et beau. Cet homme et cette femme, dans la nuit, près d’un enfant, près de ce lit brisé, avaient été surpris sans transition par cette vertu subite qui venait tout à coup tomber dans le monde. Fléau subit qui ôtait sa grâce aux larmes, ses douceurs aux remords; vertu qui desséchait l’âme et la surprenait plus qu’elle ne la saisissait.

—Que font là cet homme et cette femme? demanda Gustave au vieillard.

Le vieillard répondit:

—Cet homme et cette femme étaient tout à l’heure deux amants; ils s’aimaient avec la passion la plus tendre. Le jeune homme a séduit à grand’peine la femme de son ami; ils ont été surpris cette nuit par la vertu que nous avons jetée dans le monde. Aussitôt leur repentir a devancé leur crime; à présent la mère implore le pardon de son enfant pour les torts dont elle s’est rendue coupable envers son père. Le séducteur s’éloigne, en maugréant, de la belle pécheresse; tout est dérangé dans ces deux existences qui étaient bien arrangées pour être heureuses une heure, et s’en repentir vingt ans. Les voilà bien avancés sous cette avalanche de vertu: la femme est idiote, le mari est très-ennuyé de la reprendre et l’amant épousera dans huit jours une faiseuse de romans. C’était bien la peine de les déranger par ta vertu!

Ils continuèrent à marcher dans la ville. Ils arrivèrent à une grande place chargée de grands arbres; des hommes se précipitaient par milliers hors de toutes les maisons; c’était un débordement à faire peur. Des figures hâves, des corps grossiers, des mains rudes, on eût dit autant de loups chassés de leurs repaires qui arrivent dans la ville en hiver. Pour s’opposer à cette foule hurlante, les soldats de la ville accouraient, fantassins et cavaliers, canons et tambours, enseignes déployées, mèches allumées. On chargeait les fusils, les canons, pour tenir cette foule en respect.

—D’où vient tout ce peuple hideux, s’écria Gustave, et que vient-il faire au grand jour?

—Vous voyez, dit le vieillard, la nation des joueurs, des filous, des hommes de débauche, des espions, des biographes, que la vertu vient de chasser de leurs occupations et de leurs ténèbres. Notre vertu est tombée sur la tête de ces gens-là, comme un seau glacé sur la tête d’un fou. Regardez-les, Gustave, et dites-moi si ces bandits étaient faits pour la vertu? Des âmes de boue et des corps penchés vers la terre comme ceux de la brute. Des appétits gloutons, des ventres insatiables. La vertu que vous leur avez jetée, comme on donne un soufflet à un menteur, leur fait honte au jour, bien plus que ne ferait une tache à leur habit. Croyez-moi, c’est un grand malheur d’avoir tiré de leurs cloaques les insectes qui se cachaient dans ce limon. Croyez-moi, Gustave, il faut laisser le cloporte à sa fange et le voleur dans sa caverne. Il faut laisser l’araignée dans sa toile et la fille de joie à son bouge. N’agitons jamais la fange des villes. Voyez ce que va devenir tout ce peuple de filous honnêtes gens. La ville en a peur, les voyant tous réunis; elle n’a pas assez de philosophes pour les maintenir dans la vertu.

Cependant le jour se levait, et pourtant le silence de la nuit, effrayant dans le jour, se prolongeait encore. Pas de voitures dans la rue; on n’entendait ni les cris du paysan matinal, ni le marteau du forgeron; les marchés étaient déserts.—Pourquoi tout ce silence? dit le jeune homme au vieillard.

—A présent qu’ils sont tous vertueux, qu’ils n’ont point de faux désirs, les hommes dorment en paix et se reposent, ils n’ont plus besoin de s’agiter.

A la porte des boulangeries et de tous les marchands de comestibles, les plus riches s’agitaient, et tendant leurs mains chargées d’or, demandaient un morceau de pain. Mais tout le pain de la journée avait été distribué gratuitement aux pauvres gens par la vertu des boulangers. Ainsi les riches mouraient de faim, parce que les bouchers et les rôtisseurs étaient entrés subitement dans la vertu.

A certain carrefour, sur les bords de la rivière, des malheureux rendaient leur âme. Or, c’étaient des espions, des recors, des diffamateurs de profession, des faussaires, des grecs, des chenapans et autres gens de métiers équivoques, qui, par vertu, ne voulaient pas continuer leur métier.

Au palais du roi plus de gardes; le monarque ne craignait plus personne, et personne ne le craignait. Les courtisans se fuyaient comme on fuit la peste; chacun dans le palais se dénonçait soi-même. «J’ai volé le peuple, disait l’un; j’ai fait couler le sang, disait l’autre; j’ai dépouillé l’orphelin, disait un troisième; j’ai rempli les cachots et les bastilles, disait le ministre.» Tous les hommes de cette cour s’accusaient de s’être vendus, et les femmes aussi: c’était horrible à voir, horrible à entendre. Le roi effrayé voulait abdiquer sa couronne; mais par vertu personne ne la voulant accepter, il était forcé de rester roi.

Enfin, ce peuple démasqué, cette foule sans physionomie, ces vertus vagabondes, aussi communes que le pavé des chemins, tout cela végétait, monotone, hideux, malsain, ennuyé, ne songeant plus à la terre, attendant la mort et le ciel. Le jeune homme, à l’aspect de ce troupeau de moutons qui tous obéissaient à la même impulsion, fut saisi d’une horreur profonde.

—Oh! mon Dieu, dit-il, quel mal j’ai fait au monde en lui ôtant le vice et le crime!

—En lui ôtant le vice et le crime, reprit le vieillard, vous avez tué le monde, vous l’avez privé de sa principale condition d’existence, vous lui avez enlevé la morale universelle, enfin vous avez privé la vertu de sa propre estime en la rendant plus commune que le sable des rivières. Changez tous les cailloux en or, et l’or n’aura plus de prix. Retiens ceci, mon fils! il fallait cette triste expérience pour t’apprendre qu’il n’y a rien de plus dangereux parmi les hommes qu’une vertu universelle… Il en est de la vertu comme de la vérité. Il faut jeter les vérités une à une dans le monde; ouvrir la main pour les répandre brusquement, c’est un crime. La vérité trop grande brûle et ne brille pas.

Le jeune homme, sans réponse, alla s’agenouiller à la porte d’un temple désert; car depuis que les hommes étaient vertueux, ils avaient oublié la prière.

—Oh! mon Dieu, dit Gustave, en joignant les deux mains; mon Dieu, retirez toute cette vertu de la terre; rendez aux hommes le vice qui les unit les uns aux autres; rendez-leur le crime qui les rend vigilants, et leur fait aimer les lois. Mon Dieu, faites que les hommes soient encore et toujours voleurs, méchants, assassins, espions, blasphémateurs, impies; que les femmes soient toujours coquettes et fausses, et vénales!…

La prière monta aux pieds de l’Éternel.

Tout reprit son ordre accoutumé dans le monde. Le vice rendit à la société humaine le mouvement et le charme que la vertu lui avait enlevés. Quant au vieillard, il jeta sur le jeune homme un regard satisfait.

—C’est bien, mon fils, lui dit-il, te voilà revenu à temps d’un paradoxe fatal; te voilà convaincu par toi-même, que tout est bien dans le monde, et que d’en enlever le moindre des péchés capitaux, le plus léger de tous, la gourmandise, serait en déranger la savante harmonie.—Adieu, mon fils! à présent que vous êtes indulgent pour les moins sages, rien ne manque à votre sagesse. Il faut cependant que vous emportiez un souvenir de votre ami le mendiant. Vous avez refusé mon diamant, prenez ces trois fleurs, ce lis, cette violette et cette tulipe diaprée: le lis est l’innocence, la violette avertit d’être humble et modeste, la tulipe représente la santé. Tant que la tulipe fleurira, les deux autres fleurs seront florissantes: la santé est un vase qui renferme toutes les autres vertus.

Ainsi parla le vieillard; il embrassa Gustave, et ils se séparèrent pour ne plus se revoir.

Depuis ce temps, le jeune sage est devenu un si grand philosophe, qu’il est mort membre correspondant des académies de Dijon, de Lyon et de Nancy.