Louis Hémon
Les membres du Jury retournaient de la morgue vers la salle des séances, à travers le petit jardin municipal, si soigneusement paré. Les allées de bitume serpentaient entre de minuscules pelouses ovales, tondues ras, défendues par des lignes d’arceaux ; elles côtoyaient des massifs de fleurs disposées en rosaces multicolores, longeaient des groupes d’arbustes soignés comme des bouquets, tournaient autour d’arbres malingres élevés à grand’peine dans le sol pauvre de la cité.
Un des jurés, un petit homme blême à moustache clairsemée, longeait les pelouses en traînant les pieds, les mains dans ses poches, et regardait l’herbe, les fleurs et les buissons en clignotant.
Il dit à son voisin :
« Une belle fille, ma foi ! »
L’autre répondit :
« Oui ! C’était une belle fille. »
Le petit homme blême s’arrêta un instant, jeta un regard instinctif en arrière, et se remit en marche. Il semblait étonné, troublé par une impression obscure qu’il devait y avoir quelque chose de défectueux dans le mécanisme du monde ; choqué sans savoir pourquoi par le contraste de la claire matinée et du jardin mièvre, et de ce corps qu’ils venaient de contempler derrière une vitre, dont les formes pleines saillaient sous le linceul.
Ils entrèrent dans la salle des séances un par un, s’assirent sur leur estrade et conversèrent à voix basse en attendant le Coroner. Quand celui-ci fut arrivé, un policeman passa de l’un à l’autre avec une Bible et leur fit prêter serment ; ensuite ils désignèrent leur président et se préparèrent à écouter, se penchant en avant pour mieux entendre.
Le Coroner disposa quelques papiers devant lui sur sa table, et leur expliqua ce dont il s’agissait. Il leur parlait avec une considération marquée, comme s’il tenait à manifester son respect pour le mandat qui leur était confié ; mais, tout en parlant, il les regardait l’un après l’autre avec une nuance d’indulgence ironique, se demandant constamment s’il s’était exprimé avec assez de simplicité, et s’ils l’avaient bien compris.
Il exposa que l’enquête portait sur la mort d’une jeune fille de nationalité russe, de religion israélite, dont le vrai nom était Golda Kaliski. Cette jeune fille avait été écrasée par un omnibus automobile à deux heures de l’après-midi, en traversant précipitamment Whitechapel Road. Trois côtes avaient été brisées, dont une avait perforé le poumon droit, sans compter d’autres blessures, et la victime de l’accident était morte avant d’arriver à l’hôpital où on la transportait. Les témoins à entendre étaient le chirurgien de l’hôpital, qui avait constaté les blessures et la mort, le chauffeur de l’autobus, et un jeune homme également de nationalité russe, qui se trouvait avec la victime au moment de l’accident.
Ce dernier aurait dû déposer d’abord ; mais il ne parlait pas anglais, et le Coroner entendit les autres témoins pendant qu’on allait quérir un interprète.
Le chirurgien ne put que relater brièvement les suites de l’accident et décrire les blessures qu’il avait relevées, trop tard pour intervenir, puisque la victime avait déjà cessé de vivre. Il ne pouvait y avoir aucun doute sur la cause de la mort. Cette jeune fille semblait avoir joui d’une santé robuste et était exceptionnellement bien développée.
Le chauffeur de l’autobus expliqua à son tour que la victime était venue pour ainsi dire se jeter sous les roues de son véhicule, de manière si soudaine qu’il n’avait pu ni freiner, ni l’éviter. Les témoins de l’accident, dont un policeman, avaient tous reconnu qu’il marchait à une allure modérée. Il n’avait jamais subi de contravention. Cette jeune fille avait quitté brusquement le trottoir en courant et — il ne pouvait employer d’autre expression — était venue se jeter sous ses roues.
Quand il eut terminé sa déposition, l’interprète était arrivé, et le Coroner lui posa quelques questions préliminaires. Connaissait-il soit la victime, soit, le témoin dont il devait traduire les paroles ? Non ! Il ne les connaissait pas. Le témoin allait-il déposer en russe ? Non ! il préférait déposer en yiddish, que lui, l’interprète, comprenait parfaitement.
Et la déposition commença. Le témoin était un homme court, avec des yeux au regard niais et inquiet dans un visage grêle. La pâleur malsaine de sa peau, le blond fade et comme effacé, couleur de foin, de ses cheveux et de sa moustache, ses vêtements bruns usés, se fondaient pour faire de lui un être atténué et terne, un bloc couleur de bois dans lequel les coups de ciseau du sort sculptaient négligemment une vie.
Son nom ? Mordecai Weinberg. Il était âgé de vingt-sept ans, boulanger de son état. Le lieu de sa naissance ? Un village du Gouvernement de Lodz, dans la Pologne russe, où il avait connu Golda Kaliski. Oui ! Il l’avait bien connue ; il la connaissait depuis bien des années, presque depuis toujours. Ils avaient été fiancés. Il était israélite aussi.
Le Coroner remarqua qu’il n’avait guère le type de sa race, et posa d’autres questions. Mais quand l’interprète essaya de les traduire, il se heurta à un contre-courant de mots affolés, hâtifs, de phrases nerveuses qui n’étaient pas des réponses, mais le commencement d’un récit. Un récit qui vint en vagues enchevêtrées, débordant de vraie passion et de vraie douleur, une trame d’iniquité, de malchance, de torts irréparables, un grand chagrin… L’homme était sorti d’un seul jet de sa grotesque carapace terne, et parlait d’abondance, d’une voix rauque d’émotion, avec des gestes gauches. Il se tournait vers le Coroner et semblait implorer justice ou vengeance, ou peut-être quelqu’une de ces décisions miraculeuses qui sont du pouvoir des grands, et qui remettent tout en ordre ; et quand un geste lui rappelait que le magistrat ne pouvait le comprendre, il s’adressait de nouveau à l’interprète et recommençait pour lui l’histoire lamentable d’une voix plus basse, le suppliant des yeux de tout répéter fidèlement, de ne rien intercepter de la vérité. Et voici ce que l’interprète traduisit :
— Il allait tout dire à Son Excellence, lui expliquer ce qui s’était passé depuis le commencement, sans rien changer ni omettre, afin qu’on sût qui avait commis des fautes, et qui en avait souffert ; qui était responsable et méritait le blâme. Malgré qu’il fut trop tard. Trop tard ! Juste au moment où il avait retrouvé celle qu’il cherchait ; au moment où il allait pouvoir lui parler, la convaincre, dissiper le long malentendu, voici que la main cruelle du destin était intervenue pour frapper encore un coup, le coup irréparable, sceller sans appel une erreur qui durerait maintenant toute l’éternité, faire une loque sanglante d’une femme saine, forte et belle, le désir de ses entrailles, l’orgueil d’Israël…
Ils s’étaient fiancés, voilà de cela trois ans, dans ce village du Gouvernement de Lodz. Elle avait dix-sept ans à cette époque, et les yeux de tous les jeunes hommes se tournaient vers elle, à cause de sa grande beauté. Mais c’était lui qu’elle avait choisi, et leurs parents avaient approuvé leurs fiançailles et les avaient bénis. Il était très pauvre, si pauvre qu’il ne pouvait espérer l’épouser de longtemps, parce qu’il ne gagnait pas assez pour deux ; et elle n’avait pour elle que sa jeunesse chaste, ses mérites de ménagère économe et prudente, et la beauté de son corps. Mais, de savoir qu’elle serait à lui quelque jour, qu’elle couperait sa chevelure pour n’être aimée que de lui, et qu’elle lui donnerait des enfants, l’avait rempli d’un courage si prodigieux qu’il se battait avec la vie comme un géant, insoucieux des fatigues, des privations et des déboires d’une existence sordide et dure.
Car la vie était terriblement dure pour les Juifs du Gouvernement de Lodz. Traqués, opprimés, pressurés sans relâche, ils ne pouvaient que vivre à la dérobée leurs faibles vies et goûter à la dérobée leurs faibles joies, en attendant que l’Innommable se souvint d’eux. Mais lui, Mordecai Weinberg, attendait sans se plaindre, parce qu’il songeait constamment à Golda Kaliski, qui serait sa femme lorsqu’il gagnerait assez d’argent.
Et voici que Golda était partie. Il avait appris cela un soir, brusquement, en même temps qu’il apprenait bien d’autres choses terribles ; et maintenant encore, après trois ans, il n’avait pas bien compris. Un jour elle était là auprès de lui, consentante et fidèle, supputant avec lui les mois qui venaient et le montant de leur épargne, et un autre jour, presque le lendemain, semblait-il, elle avait abandonné à la fois sa religion, sa race, et l’homme qui l’aimait.
Elle s’était peut-être rendu compte qu’il n’était pas digne d’elle, ou bien elle s’était lassée d’attendre. Et elle était partie. Partie pour suivre un Gentil, un mauvais homme, sans foi ni honneur, qui lui avait menti. Elle était partie, et Mordecai Weinberg avait pleuré parce que l’argent qu’il avait épargné à si grand’peine ne lui servait plus de rien ; et après qu’il eut pleuré que pouvait-il faire, sinon continuer à travailler de son état dans ce village du Gouvernement de Lodz, où les Juifs étaient si durement traités !?
Mais, après bien des mois, voici que des nouvelles lui étaient parvenues, des nouvelles qui venaient une par une, à de longs intervalles et après avoir passé par bien des mains, des nouvelles envoyées par des gens de leur race qui habitaient d’autres villes. Et les nouvelles disaient que le Gentil qui avait perdu Golda Kaliski par ses mensonges l’avait trahie et l’avait quittée ; et un plus tard d’autres nouvelles firent savoir qu’elle avait été malade, et qu’en sortant de l’hôpital elle était partie pour l’Angleterre.
Alors lui, Mordecai Weinberg, avait senti qu’il l’aimait toujours, et que si elle voulait encore de lui, le reste ne compterait pas. Il était allé trouver le père de Golda pour lui dire cela ; mais le père de Golda lui répondit que sa fille s’était doublement déshonorée en se livrant à un infidèle, et qu’il ne la connaissait plus.
Et le même soir Mordecai Weinberg était parti en se cachant, à cause des autorités, portant toute son épargne dans une ceinture de cuir. Il avait marché pendant bien des jours, rencontré des Gentils qui l’avaient battu et volé, et il avait été deux fois mis en prison. Mais son grand amour le rendait fort et hardi, et il avait inventé des ruses, trouvé des mensonges ingénieux, et marché sans presque jamais se reposer. En Allemagne des gens de sa race lui avaient prêté de l’argent pour prendre le chemin de fer jusqu’à Hambourg, et à Hambourg il avait travaillé de son état pendant trois mois pour rembourser l’argent qu’on lui avait prêté et gagner le prix de son passage.
Une fois à Londres il avait d’abord marché dans les rues depuis trois jours dans l’espoir qu’il la rencontrerait peut-être ; ensuite il avait compris que cette ville était plus grande qu’aucune ville qu’il eut jamais vue, et il avait désespéré de la retrouver jamais. On lui avait conseillé d’aller trouver les chefs de la police sans crainte, parce que dans ce pays-ci la police ne traitait pas les hommes de sa race plus mal que les autres, et il y était allé en tremblant. Les chefs de la police avaient été pleins de bonté ; mais ils lui avaient dit qu’ils ne pouvaient rien pour lui, et que d’ailleurs celle qu’il cherchait avait probablement changé de nom.
Un d’eux, qui parlait yiddish et qui l’avait traité comme un frère, lui expliqua pourtant comment il devait s’y prendre.
— Restez dans l’East End — avait-il dit — au coin d’Aldgate et de Commercial Road, ou encore mieux au coin de Black Lion Yard, à gauche en remontant Whitechapel Road, et attendez qu’elle passe. Si elle est à Londres elle finira bien par passer par là !
Il était allé se poster au coin de Black Lion Yard, exactement comme le chef de la police lui avait dit, et il avait attendu. La nuit il travaillait de son état de boulanger, et tout le jour il restait au coin de Black Lion Yard, exactement comme le chef de la police lui avait dit, sans jamais s’éloigner, marchant en rond sur le trottoir pour ne pas avoir trop froid et pour s’empêcher de dormir. Et il avait attendu.
Presque tous les gens qui passaient — et il en avait vu passer des milliers — étaient de sa race, et il en était venu à en connaître quelques-uns, qu’il avait interrogés. Avaient-ils par hasard vu une jeune fille forte et belle, qui avait des yeux comme ceci et des cheveux comme cela ? S’ils l’avaient vue ils la reconnaîtraient de suite, à cause de sa grande beauté ! Mais aucun d’eux ne l’avait vue. Et il avait continué à attendre, au coin de Black Lion Yard et de Whitechapel Road.
Il avait attendu en se répétant doucement ce qu’il lui dirait quand il la verrait devant lui, comment il s’y prendrait pour l’attendrir et vaincre son orgueil, comment il la prierait d’avoir pitié de lui, de l’accepter encore une fois et de patienter un peu, un tout petit peu, pendant qu’il travaillerait terriblement dur pour amasser de l’argent pour la mise en ménage. Dans ce pays-ci on était bien payé, et la police empêchait qu’on ne vous volât, et sûrement elle aurait pitié de lui. Il avait attendu du matin à la nuit, jour après jour, et parfois il s’était absenté de son travail pour attendre aussi le soir. Et une fois il avait rencontré le chef de la police, qui lui avait montré tant de bonté, et le chef de la police lui avait répété qu’il ne pouvait faire mieux, et que si Golda Kaliski était à Londres elle finirait bien par passer par là.
Alors il avait attendu avec plus d’espérance encore, et quand, accablé de sommeil, il s’était endormi quelques heures, tout habillé, sur son lit, il lui était arrivé de se réveiller en sursaut et de sortir en courant, comme fou, parce qu’il avait rêvé que Golda Kaliski passait au coin de Black Lion Yard pendant qu’il n’y était pas. En vérité il avait attendu !
Le Coroner écoutait sans interrompre, les mains croisées sur sa table, regardant alternativement le témoin, qui parlait d’une voix rauque, avec des gestes saccadés et maladroits, les yeux ternes, et l’interprète, qui traduisait phrase par phrase en hésitant un peu. Les jurés écoutaient aussi sans remuer. Les policemen de service suivaient le Coroner des yeux, placides, s’étonnant sans doute qu’il écoutât la déposition de cet homme sans lui demander d’abréger.
— Il avait attendu si longtemps qu’un jour elle avait enfin passé par là, et quand il l’avait vue il n’avait pu trouver la force de lui parler de suite, tant elle était changée. Toujours belle ; mais plus pâle et plus maigre, l’air las, et des yeux où il ne restait plus rien de vivant qu’un grand orgueil. Quand il l’avait vue ainsi, il avait compris qu’il l’aimait encore plus qu’il n’avait pensé. Et au moment où il allait lui parler elle l’avait vu à son tour, et elle avait fui devant lui.
Elle avait fui devant lui, qui l’aimait. Sûrement ce n’était pas qu’elle craignit un châtiment ou une vengeance ; c’était plutôt l’instinct d’un être que le repentir a blessé ; un conseil irrésistible de son orgueil ; la honte de subir un pardon humiliant.
Mais s’il avait pu lui parler il aurait bien su l’attendrir et la convaincre, lui montrer que c’était lui qui suppliait, qu’il avait souffert autant qu’elle, et sans jamais la condamner dans son cœur, lui rappeler son grand amour. S’il avait pu lui parler… mais à sa vue elle s’était jetée dans la rue comme une bête poursuivie… et le choc qui l’avait surprise… et, Oh ! Dieu unique ! L’horreur du beau corps broyé !
Il l’aimait.
La voix rauque s’éleva avec des accents d’agonie ; les mains qui saillaient des manches effrangées pétrirent le vide en gestes de torture ; les yeux ternes s’étaient illuminés dans le masque blême criblé de marques malsaines et flambaient d’une lueur de désir poignant de grief insupportable. L’homme s’était tourné vers les jurés et semblait leur jeter une lamentation éperdue, une protestation contre la stupidité atroce du sort, contre l’iniquité des hommes et des dieux…
Quand il se tut, l’interprète sembla vouloir parler, hésita un peu, ébaucha un geste gauche, et répéta :
Il l’aimait.