O. Henry

(1862-1910)

Curly le clochard exécuta une habile conversion dans la direction du comptoir où l’on servait le déjeuner aux clients de l’hôtel. Ce faisant, il surprit un coup d’oeil fugitif du garçon, et s’immobilisa aussitôt, en affectant l’attitude blasée d’un homme d’affaires qui sort de la salle à manger du Menger Palace Hôtel, et qui attend son chauffeur. La véracité de la pose attestait les qualités histrioniques de Curly ; malheureusement sa garde-robe ne convenait pas au personnage.

Le garçon fit le tour de son comptoir d’un air absent, les yeux fixés au plafond, comme s’il était en train de ruminer un vague projet de fresques, et tomba sur Curly avec une si soudaine impétuosité que le vagabond fut pris de court. Irrésistiblement, mais si posément qu’il semblait que ce fût une pure distraction de sa part, le vigilant vivrier poussa Curly jusqu’à la porte et le jeta dehors d’un coup de pied avec une nonchalance qui frisait la mélancolie. Telles sont les moeurs du Sud-Ouest.

Curly se releva lentement. Il ne ressentait ni colère ni rancune à l’égard de l’expulsif barman. Quinze années de vagabondage, sur les vingt-deux qu’il avait déjà vécu, avaient durci les fibres de son viscère sensitif. Les javelots et les flèches que lui lançait un hostile destin retombaient émoussés après avoir frappé le bouclier de sa fierté et la cuirasse de son amour-propre. C’est avec une résignation particulière qu’il acceptait les outrages et les insultes des barmen. De par les lois de la nature, ils étaient ses ennemis ; et, contrairement à cette même loi, il arrivait souvent qu’ils fussent ses amis. C’était à lui de courir le risque, dans ses relations avec eux. Mais il n’avait pas encore appris à jauger ces froids et indolents chevaliers du tire-bouchon du Sud-Ouest, qui ont les manières d’un comte de Pawtucket, et qui, lorsque votre présence les offusque, vous expédient avec la même rapidité silencieuse qu’un robot joueur d’échecs poussant un pion.

Curly resta quelques instants immobile dans la petite rue étroite et déserte. San-Antonio le déconcertait et le troublait. Il y avait trois jours qu’il jouissait de l’hospitalité gratuite de la ville, où il était arrivé sur l’essieu d’un wagon de marchandises, parce que Greaser Hohnny lui avait assuré à Des Moines que la métropole du Texas était un entrepôt gorgé de manne, toute cuite et assaisonnée, servie gratuitement avec le sucre et la crème. Curly n’avait apprécié le tuyau que partiellement. De l’hospitalité, il y en avait à profusion, et de la plus généreuse, dispensée avec une sorte de nonchalance entachée d’irrégularité. Mais la ville elle-même restait pour lui une surprise et une énigme rebutantes, habitué qu’il était aux cités affairées, trépidantes et mécanisées du Nord et de l’Est. Ici, c’est souvent, certes, qu’on lui jetait un dollar; mais trop souvent aussi cette libéralité était accompagnée d’un coup de pied décerné sans malice, bien qu’avec une robuste précision. Un jour, sur la Military Plaza, une bande de cow-boys en goguette l’avait attrapé au lasso et traîné sur le sol noir et poussiéreux, à tel point qu’il était sorti de là plus barbouillé, sordide et repoussant qu’un ramoneur. Toutes ces rues en serpentin entrecroisées et entrelacées, qui semblaient n’aboutir jamais nulle part, le désorientaient. Et puis, il y avait une petite rivière, recourbée comme un crochet de marmite, qui traversait la ville en rampant, telle une couleuvre, et qu’enjambaient une centaine de petits ponts si semblables les uns aux autres que Curly finissait par en être énervé. Et ce dernier barman chaussait du 44…

Il était huit heures du soir. Sur l’étroit trottoir du coin de rue, devant la porte du café, les joyeux buveurs entraient et sortaient à tout instant en bousculant Curly avec un discourtois sans-gêne. Le clochard s’engagea dans l’avenue de gauche, où il apercevait au loin une devanture brillamment illuminée. Puisqu’il y avait de la lumière, il devait y avoir là des êtres humains. Et partout où se trouvaient des êtres humains, à San-Antonio, après la tombée de la nuit, il était possible qu’il y eut de la nourriture et il était certain qu’il y avait à boire. Gurly se dirigea vers la lumière.

Celle-ci provenait du café Schwegel. Au moment  d’entrer, Gurly repéra sur le trottoir une vieille enveloppe, qu’il ramassa. Elle était vide ; mais elle aurait pu aussi bien contenir un chèque d’un million. Quoi qu’il en soit, elle était adressée à « Mr Otto Schwegel » et, d’après le timbre de la poste, elle provenait de Détroit.

Curly entra. Sous les lampes étincelantes du café, les injures subies par sa personne et son attifement, au cours de ses quinze ans de vagabondage, se manifestèrent avec un cruel éclat. Il n’avait rien de la correction trompeuse des rusés chemineaux professionnels. Sa garde-robe se composait de spécimens haillonneux ayant appartenu à une demi-douzaine d’époques et de modes. Deux usines de chaussures avaient combiné leurs efforts pour garnir ses métatarses. Son aspect faisait germer en votre esprit de vagues réminiscences de momies, de statues de cire, d’exilés russes, de philanthropes ruinés, et de naufragés sur une île déserte. Son visage était recouvert, presque jusqu’aux yeux, d’une barbe brune et bouclée (curly), qu’il rognait de temps en temps avec son couteau de poche et à laquelle il devait son «nom de route ». Son air sombre, et la crainte, la ruse, l’impudence, et la flagornerie qui se lisaient dans ses yeux bleus, révélaient le lourd fardeau d’épreuves que la vie lui avait imposées.

Le café n’était pas très vaste, et dans son atmosphère exiguë les odeurs de la cuisine et des liqueurs fortes luttaient âprement pour la suprématie ; le porc et le chou disputaient la palme aux diverses combinaisons d’hydrates de carbone. Derrière le comptoir, Schwegel et son assistant répandaient des torrents de sueur provoqués par un labeur de Titan. Bière, saucisses, choucroute, lard fumé,: jambon, et bière, bière, bière se déversaient à flots et à foison dans les gosiers inassouvissables des clients. Curly se glissa au bout du comptoir, expectora une toux rauque et creuse, et informa Schwegel qu’il était un ébéniste de Détroit en chômage.

Le stratagème fut d’une réussite inespérée : en moins de temps qu’il n’en faut à un garçon, de restaurant populaire pour vous présenter l’addition, une choucroute garnie et un demi jaillirent du laboratoire jusque sous le nez de Curly.

— De Détroit ? demanda le brave Schwegel. T’as p’t-être connu là-bas un nommé Heinricli Strauss ?

— Si j’ai connu Heinrich Strauss ! s’écria Curly avec tendresse. Ah! mon vieux, si j’avais seul’ment autant d’dollars que j’ai joué d’fois à la belote avec Henry les dimanches après-midi !

Une seconde tournée fut la récompense de cette diplomatique hypothèse. Puis Curly, qui savait à un quart de bock près ce qu’il pouvait extraire de ces petites impostures, s’éclipsa et regagna le trottoir. C’est alors qu’il commença de ressentir les aspérités de cette dure cité méridionale. Point de cette gaieté, de cette lumière, de cette musique inondant les rues des villes du Nord, et dispensant généreusement leurs agréments aux plus misérables clochards. Ici, bien qu’il fut encore assez tôt, presque toutes les froides et lugubres maisons en pierres de taille étaient déjà closes, pour se protéger sans doute des épaisses vapeurs de la nuit. Les rues semblaient transformées en canaux où se coulaient de grandes traînées de brouillard émergeant de la rivière. Derrière les volets fermés, Curly entendait en passant des éclats de voix, des rires, des bruits de jetons et de pièces de monnaie, des chants et de la musique ; mais ces distractions étaient strictement privées. L’époque des grandes réjouissances populaires n’était pas encore née à San-Antonio.

Tout en errant au hasard, Curly tomba bientôt, au tournant d’une autre rue déserte, sur une bande joyeuse de cow-boys venus des ranchs voisins, qui galipettaient en plein air devant le portail d’un antique hôtel en bois. Un grand braillard d’éleveur de moutons, qui venait tout juste d’esquisser un mouvement dans la direction du bar, entraîna brusquement Curly à l’intérieur, comme il eut poussé dans le corral une brebis retardataire. Les princes de la corne et de la laine qui remplissaient le bar accueillirent le clochard avec des rugissements de joie, et s’efforcèrent aussitôt de conserver cette nouvelle découverte zoologique dans l’alcool de leur hospitalité.

Une heure plus tard, Curly sortit en titubant du bar de l’hôtel, chassé par ses inconstants amis, dont la curiosité pour cet animal inconnu s’était éteinte aussi vite qu’elle s’était éveillée. Rempli de carburant jusqu’à la gueule, et le magasin gorgé de vivres, le clochard n’avait plus maintenant qu’un problème à résoudre : celui d’une chambre et d’un lit.

Une petite pluie fine et froide s’était mise à tomber, une de ces interminables bruines qui dépriment le coeur des hommes et font surgir des pierres et des tuiles chaudes une brume maussade. C’est ainsi que, deux fois par an, le rugueux aquilon, portant le salut ou l’adieu de l’hiver, fouette de ses eaux glaciales le visage du doux printemps ou de l’aimable automne.

Curly, se fiant à son flair, s’engagea dans la première rue qu’il rencontra, la suivit jusqu’au bout et finit par arriver sur le bord de la petite rivière tortueuse qui baigne la métropole. Là, il vit une grande cour entourée de murs, et dont le portail était resté ouvert. Des feux de campement rougeoyaient encore à l’intérieur. Curly entra et aperçut de nombreux chevaux qui croquaient leur avoine sous les hangars, adossés aux murs. La cour était pleine de chariots et de voitures, de harnais et d’équipements négligemment jetés sur les timons et sur les brancards. Curly jugea qu’il avait fait une heureuse irruption dans l’un de ces parcs à voitures que les marchands de la cité mettent à la disposition de leurs clients et amis des environs. Personne n’était en vue. Sans doute les conducteurs de ces véhicules s’étaient-ils répandus dans la ville, afin de « voir l’éléphant et d’entendre la chouette», comme dit le poète. Aiguillonné par son désir impatient de participer aux multiples et alléchantes rigolades métropolitaines, le dernier campagnard qui était sorti devait avoir oublié de fermer la grille.

Ayant avalé assez de nourriture pour assouvir l’appétit d’un boa, et assez de boisson pour étancher la soif d’un chameau, Curly ne se sentait ni désireux ni capable de jouer à l’explorateur. Il se dirigea en zigzaguant vers le premier véhicule que son oeil trouble discerna sous le hangar dans la faible lueur jetée par les feux voisins. C’était un chariot à quatre roues, recouvert d’une bâche en toile blanche, et à moitié rempli d’un tas de sacs à laine, de paquets de couvertures grises, et d’un assortiment varié de balles et de caisses. Tout homme sensé, et à jeun, eut immédiatement reconnu dans cette cargaison un stock d’approvisionnements destiné à l’une des haciendas des environs, prêt à partir le lendemain matin. Mais aux yeux de notre clochard engourdi par l’alcool et la mangeaille, tout cela signifiait exclusivement chaleur, confort et protection contre la froide humidité de la nuit. Après plusieurs efforts infructueux, il réussit enfin à maintenir suffisamment son équilibre pour grimper sur une roue et se laissa culbuter la tête la première dans le lit le meilleur et le plus chaud dont il eut jamais joui depuis longtemps. Alors il se transforma en bête de terrier, creusa son trou, comme un renard, dans la douillette cargaison, s’enfouit complètement sous la pile des sacs et des couvertures, aussi confortable et aussi tranquille qu’un ours dans son antre. Il y avait trois nuits que Curly n’avait goûté qu’un sommeil intermittent, incommode, coupé de frissons et de brusques réveils. Aussi, maintenant que Morphée avait consenti à le recevoir dans son giron, Curly enlaça si désespérément le vieux gentleman mythologique qu’il semblait impossible que n’importe quel autre mortel pût s’offrir cette nuit-là une seule minute de sommeil.

Six cow-boys du Cibolo attendaient devant le magasin du ranch. Leurs chevaux broutaient l’herbe auprès d’eux, attachés à la mode du Texas, c’est-à-dire pas attachés du tout : il avait suffi de laisser tomber leurs rênes à terre (telle est la puissance de l’habitude et de l’imagination) pour les retenir plus efficacement que ne l’eût pu faire une longe de la grosseur du pouce liée à un gros chêne.

Ces pittoresques gardiens de troupeaux flânaient nonchalamment, une feuille de papier à cigarette à la main, en maudissant débonnairement, mais sans relâche, Sam Revell le magasinier. Sam, debout sur le seuil de la porte, s’occupait activement à faire claquer les élastiques qui ceignaient les manches de sa chemise en madras rose, tout en maintenant la tête baissée pour contempler avec tendresse la seule paire de souliers jaunes qui existât à vingt lieues à la ronde. Le péché qu’il avait commis était des plus graves, et il se sentait partagé entre la nécessité de. s’excuser humblement et une admiration sans bornes pour la beauté de ses pieds. Les souliers coûtaient dix dollars ; le péché pouvait se résumer en quelques mots : il n’y avait plus de tabac dans le magasin du ranch.

— J’croyais bien qu’y en avait encore une caisse sous le comptoir, les gars, expliqua Sam ; mais c’étaient des cartouches.

— T’as sûrement eu un accès d’dingue, dit Poky Rodgers, un gardien du polrero de Largo Verde. Tu mériterais un bon coup d’manche de fouet sur le crâne. J’ai fait quinze kilomètres pour venir chercher du tabac : et si on t’laisse encore en vie après ça, y a pas d’justice.

— Les copains fumaient du tabac à chiquer mélangé avec des feuilles de mesquite séchées quand j’les ai quittés, soupira Mustang Taylor, un dresseur de chevaux du campement de Three Elm. Ils vont m’attendre à partir de neuf heures, avec leur papier à cigarette à la main, histoire d’en griller une bonne avant d’s’endormir. Et il faudra que j’leur dise que c’te espèce de navet rose aux yeux d’mouton et aux pieds fourchus qui s’intitule Sam Revell a laissé le stock de tabac se volatiliser.

Gregorio Falcon, un vaquero mexicain, le meilleur lanceur de lasso du Cibolo, repoussa son lourd sombrero brodé d’argent sur sa nuque aux épaisses boucles noires, et, raclant le fond de ses poches, en extirpa quelques miettes de la précieuse substance.

— Ah ! Don Samuel, dit-il d’un air réprobateur, mais avec une noble courtoisie castillane, excusez-moi ! Le petit lapin de la garenne et la brebis, on dit qu’ils ont les plus minusculissimes… sesos comment dites-vous ?… Cervelas, de toutes les bêtes ! Ah ! non, non ! Ne voulez pas croire ça, Don Samuel! Yo, je pense que les hommes qui permettent la dévastation funeste de todo le tabac d’magasin… mais excusez-moi, Don Samuel!

— Allons, les gars ! A quoi qu’ça vous sert d’râler comme ça ! dit l’imperturbable Sam, en se baissant pour essuyer ses souliers avec un mouchoir jaune et rouge. Ranse va sûrement rentrer ce soir de San-Antone et j’lui ai dit d’vous rapporter du perlot. Il a renvoyé son cheval hier par Pancho, et c’est lui qui va ramener la voiture, Y a pas beaucoup d’chargement, juste que’ques sacs à laine, des couvertures, des clous, des boîtes de pêches et deux ou trois autres trucs pas lourds. Vous connaissez Ranse, il part toujours de bonne heure, et il conduit à tout casser : il sera ici à la tombée d’la nuit.

— Quels canassons qu’il a ? demanda Mustang Taylor, les yeux brillant d’espoir,

— La paire de gris, répondit Sam.

— Alors, j’attends encore un peu, dit le dompteur de broncos ; ces deux poulains-là dévorent la piste comme un coq de bruyère avale un aspic. Tu peux m’ouvrir une boîte d’abricots, Sam, pour me faire patienter.

— Et pour moi ça s’ra une boîte d’ananas, commanda Poky Rodgers. J’vais attendre aussi.

Les cow-boys résignés s’assirent sur les marches du perron, tandis que Sam, à l’intérieur, ouvrait, les boîtes de fruits avec une hachette.

Le magasin, une sorte de vaste grange en bois peinte en blanc, se trouvait entre la maison d’habitation du ranch et le corral aux chevaux. Plus loin, l’on apercevait les hangars à laine et les cabanes couvertes en chaume dans lesquelles s’effectuait la tonte, car le Cibolo élevait à la fois du bétail et, des moutons. Derrière le magasin s’élevaient les paillotes des Mexicains qui travaillaient au ranch.

La maison d’habitation se composait de quatre vastes pièces, aux murs blanchis à la chaux, et d’un appentis en bois de deux pièces. Une « galerie », large de sept mètres, faisait le tour du bâtiment, qui se dressait au coeur d’un bouquet de chênes et d’ormes pleureurs gigantesques, près d’un lac étroit et long, et d’une très grande profondeur, dans lequel on voyait à la tombée de la nuit sauter d’énormes brochets qui s’ébattaient et plongeaient bruyamment. Des guirlandes de lierre et des masses de mousse grise et mélancolique pendaient aux branches des arbres. En vérité, cette maison du Cibolo avait un aspect plutôt « sudiste ». Et l’on eut pu croire que le vieux « Kiowa » Truesdell l’avait apportée avec lui des rives du Mississipi lorsqu’il émigra au Texas en 1855, avec sa carabine sous le bras.

Mais, à défaut du manoir familial, Truesdell apporta bien réellement avec lui un autre apanage de famille, plus indestructible que la brique ou la pierre. Il apporta la « vendetta » des Truesdell contre les Curtis. Et quand, par suite d’une funeste fatalité, un Curtis vint acheter le Rancho de los Olmos, à vingt-cinq kilomètres du Cibolo, il ne tarda pas à y avoir du grabuge dans la savane. En ces temps révolus, le vieux Truesdell avait abattu par douzaines loups, chats-tigres et pumas ; et quelques Curtis. Par contre il enterra, sur la rive du lac, l’un de ses frères en même temps que la balle qu’il avait reçue dans le ventre. Puis, les Indiens

Kiowa entreprirent leur dernière expédition contre les ranchs des hommes blancs situés entre le Frio et le Rio Grande, et Truesdell, à la tête d’une compagnie de volontaires, se rua sur les guerriers rouges, et les extermina tous jusqu’au dernier, ce qui lui valut son sobriquet.

Alors survint la prospérité ; les troupeaux s’accrurent de jour en jour, en même temps que les domaines. Et enfin la vieillesse lui apporta, non pas la paix et le bonheur, mais l’amertume et la colère. Assis sous la véranda du Cibolo, pareil à un vieux lion, avec sa longue crinière blanche et ses yeux bleus étincelant de férocité, il grondait comme les pumas qu’il avait tués autrefois. Ce n’est pas le lourd fardeau des années qu’il maudissait ainsi, non: ce qui donnait un goût acre et amer aux dernières gouttes qu’il buvait à la coupe de l’existence, c’est que son fils unique Rançom voulait épouser une Curtis, la seule héritière du clan ennemi.

Les cow-boys s’étaient tus maintenant, pour mieux savourer, avec un fort bruit de ferraille et de gosier, leurs boîtes de fruits au sirop, tandis que les chevaux broutaient le gazon à grands coups de dents et que Sam exhalait une sorte de mélopée lugubre, tout en peignant pour la vingtième fois sa tignasse cuivrée devant un miroir ébréché.

De la porte du magasin, l’on apercevait la vaste prairie qui s’étendait vers le sud, avec ses bouquets de mesquites verts et houleux dans les creux, et ses crêtes couronnées d’une broussaille noirâtre.

Le chemin particulier du ranch se faufilait à travers les arbres, au fond de la vallée, pour aller rattraper, à deux lieues de là, la vieille route nationale de San-Antonio. Le soleil était si bas que la moindre éminence projetait une ombre immense sur l’océan vert et or de la prairie.

Ce soir-là, l’ouïe fut plus rapide que les yeux.

Le Mexicain leva son doigt bronzé pour faire cesser le fracas métallique des cuillers raclant les boîtes en fer-blanc.

— Oune chariotte, dit-il, traverse l’Arroyo Hondo. J’écoute la roue ! Très rocailleuse, le Hondo.

— T’as d’bonnes oreilles, Gregorio, dit Mustang Taylor. J’ai rien entendu, que 1’chant d’l’oiseau moqueur dans la brousse, et 1’sifflet du zéphyr qui galipette à travers le vallon débonnaire…

Dix minutes plus tard, Taylor s’écria :

— J’vois la poussière d’un chariot juste au-dessus de c’bouquet d’mesquites, tout au fond d’la plaine !

— Vous as trrrès bonnes yeux, senor ! fit Gregorio en souriant.

Ils apercevaient distinctement maintenant le petit nuage gris qui poudrait la crête des arbres au loin. Vingt minutes plus tard, ils commencèrent à entendre le crépitement précipité des sabots des chevaux sur la piste ; et presque aussitôt, les deux poulains gris jaillirent du taillis en hennissant, faisant voltiger derrière eux le léger chariot comme un jouet.

Un cri s’éleva des paillotes :

— El Almo ! El Almo !

Quatre jeunes Mexicains se précipitèrent pour dételer les chevaux. Les cow-boys poussèrent un hurlement d’enthousiasme.

Ranse Truesdell, le conducteur, laissa tomber ses rênes et se mit à rire.

— Il est sous la bâche, les gars ! dit-il. Oui, je sais à qui, ou plutôt à quoi s’adressait votre onomatopée ! Si Sam recommence à vous en laisser manquer, nous prendrons pour cible ses fameux souliers jaunes. Il y en a deux colis. Sortez-les et grillez-en une ! Pas trop tôt, hein ?

En cours de route, le temps s’étant mis au beau, Ranse avait enlevé la bâche et l’avait jetée dans le chariot, sur les marchandises. Douze mains fébriles l’arrachèrent et se plongèrent au milieu des sacs et des couvertures pour y saisir les caisses de tabac.

Long Collins, délégué par l’équipe du San Gabriel pour venir chercher leur ration de « plante à Nicot », Long Collins, l’homme aux jambes les plus longues du Texas, piocha la cargaison d’un bras semblable à une trompe d’éléphant. Il sentit sous sa main quelque chose de dur, tira, et amena au jour un objet hideux, une sorte de paquet informe et boueux, rafistolé avec de la ficelle et du fil de fer, et dont l’extrémité entré-bâillée livrait passage à des orteils humains, qui se contorsionnaient ainsi que la tête et les pattes d’une tortue énervée.

— Phi-hou ! hurla Long Collins. Dis donc, Ranse, tu transportes des macchabées maintenant ? Qu’est-ce que… Mille crotales !

Tel un gros ver visqueux qui sort de son trou, Curly, arraché à son lourd sommeil, se trémoussa, ondula, serpenta et finit par émerger de sa niche, les yeux clignotants comme un hibou ivre et repoussant. Son visage gonflé, fripé, sillonné de raies, avait cette teinte à la fois bleuâtre et sanguinolente des biftecks de bourricot qui ont fait un séjour prolongé à l’étal des bouchers mexicains. Ses paupières semblaient de petits ballons dont la fente imperceptible laissait à peine apercevoir les yeux ; son nez ne se pouvait comparer qu’à une betterave cuite. Et ses cheveux auraient fait la fortune du type qui pose pour « le résultat obtenu après le troisième flacon de notre lotion capillaire ». L’impression d’ensemble était celle d’un épouvantail à moineaux qui eût soudain abandonné son poste pour aller demander de l’augmentation.

Ranse sauta en bas de son siège et toisa d’un air ébahi son étrange passager.

— Hé ! dis donc, cancrelat, qu’est-ce que tu fais dans ma voiture ? Comment es-tu entré là dedans ?

Les cow-boys formèrent le cercle ; la joie causée par cette aventure leur faisait oublier le tabac.

Curly jeta les yeux tout autour de lui, en grondant comme un terrier frisé dans sa barbe hirsute.

— Où qu’on est ? demanda-t-il d’une voix qui rappelait le grincement d’une scie sur une pierre de taille. En pleine cambrousse, dans la vase ! Phhh ! Pourquoi qu’vous m’avez amené ici, hein ? Est-ce que j’vous ai donné l’adresse de c’te sacrée ferme, eh ! taxi ? Qu’est-ce que vous avez à me r’garder, bande de pedzouilles ? Caletez, ou j’vous bourre le trognon !

— Sors-le de là, Collins, dit Ranse.

Curly s’envola soudain et atterrit en vol plané sur ses omoplates. Il se releva, et s’assit sur les marches du magasin, secoué de frissons et ricanant, la tête sur ses genoux. Taylor empoigna une caisse de tabac, et l’ouvrit. Aussitôt une demi-douzaine de cigarettes, roulées en un clin d’oeil, s’allumèrent. L’intérêt se concentra de nouveau sur le clochard,

— Comment es-tu entré dans mon chariot? répéta Ranse brutalement cette fois.

Curly reconnut l’accent : c’était celui des employés de chemin de fer, des policemen et autres représentants de la Fatalité publique.

— Moi ? répliqua-t-il. Oh ! c’est à moi qu’vous parlez ? Oh ! je m’rendais à mon Palace Hôtel, mais mon valet d’chambre avait oublié d’mettre mon pyjama dans ma valise. Alors, j’suis entré dans 1’garage, et j’ai monté dans votr’limousine. Mais j’vous ai jamais dit de m’conduire dans c’te sale ferme, hein ?

— Qu’est-ce que c’est, Mustang ? demanda Poky Rodgers, qui, dans son extase, ne pensait presque plus à fumer. C’est un mille-pattes, un batracien ou un snob ? De quoi qu’ça vit ?

— C’est un gnome gastropode, Poky, répondit Mustang. C’est ça qui fait : « Hou ! Brrr… tiguidi… hou ! » dans les arbres des marais pendant la nuit. Peut-être que ça mord ?

— Non, c’est pas ça! fit Long Collins. Ces gnomes, que tu dis, ils ont des nageoires dans 1’dos et dix-huit doigts de pied. Ça, c’est un foetus de mammouthaquarium. Ça vit sous la terre et ça mange des cerises. T’approche pas si près : d’un seul coup d’sa queue préhensile, ça peut raser tout un village.

Sam, le cosmopolite, qui appelait tous les barmen de San-Antonio par leur petit nom, voulut participer à ce concours de zoologie.

— Ma parole, c’est un clochard ! annonça-t-il dogmatiquement. Où avez-vous cueilli ce barbe-à-poux, Ranse ? C’est pas que vous voulez entreprendre l’élevage des totos au ranch ?

— Hé ! fit Curly, sur qui toute cette pétarade sarcastique faisait long feu, y en a pas un d’vous qu’aurait un verre de gnôle dans sa poche ? Vous pouvez rigoler. J’en ai tellement sucé que j’vois plus clair. Hé ! taxi ! continua-t-il en s’adressant à Ranse, vous m’avez embarqué sur votre sacré chalutier d’prairie, mais, est-ce que j’vous ai dit de m’conduire dans un pensionnat d’vaches ? J’ai soif. J’suis tout mal fichu. Alors, ça vient ?

Ranse comprit que les nerfs du vagabond étaient complètement brisés ; il envoya un Mexicain chercher à la maison un verre de whisky, que Curly engloutit d’un trait. Aussitôt les yeux du vagabond s’illuminèrent d’une volupté de bon chien repu, à qui son maître vient de donner un bifteck.

— Merci, patron, dit-il d’une voix calme.

— Ici, dit Ranse, tu es à cinquante kilomètres du chemin de fer, et à vingt lieues du bistro le plus proche.

Curly s’affala sur l’escalier.

— Puisque tu y es, continua Ranse, viens avec moi. On ne peut pas t’abandonner dans la prairie. Tu pourrais te faire dévorer par un lapin de garenne.

Il emmena Curly sous le hangar à voitures du ranch, et déplia un lit de camp qu’il avait envoyé chercher en même temps que les couvertures.

— Je ne pense pas que tu aies envie de dormir, dit Ranse, puisque tu viens de roupiller pendant vingt-quatre heures. Mais tu peux toujours t’allonger là-dessus jusqu’à demain matin. Je vais t’envoyer quelque chose à manger par Pedro.

— Dormir ? dit Curly. J’pourrais dormir toute une semaine ! Dites, mon vieux, si vous avez une boîte avec un couvercle, vous pouvez m’mettre dedans !

Le vieux « Kiowa » Truesdell, assis dans son grand fauteuil d’osier, était en train de lire à la lueur d’une immense lampe à pétrole. Ranse posa près de lui le paquet de journaux qu’il avait apportés de la ville.

— Te voilà de retour, Ranse ? dit le vieillard en levant les yeux. Mon fils, reprit-il après un instant de silence, j’ai réfléchi toute la journée à cette… chose dont nous avons parlé avant ton départ. Je veux que tu renouvelles ta promesse. Je n’ai vécu que pour toi. Je me suis battu, dans le seul but de te protéger, contre les loups, les Indiens, et contre des hommes blancs qui étaient pires encore. Tu n’as pas connu ta mère. Je t’ai appris à tirer, à monter à cheval, et à vivre proprement. Plus tard, j’ai travaillé dur pour récolter des dollars qui seront bientôt à toi. Tu seras un homme riche, Ranse, quand je serai parti. C’est moi qui t’ai fait ce que tu es, qui t’ai formé, comme une lionne dresse ses petits. Tu ne t’appartiens pas, tu es d’abord et avant tout un Truesdell. Alors, réponds-moi catégoriquement : oui ou non, vas-tu renoncer à cette ridicule histoire de mariage avec une fille des Curtis?

— Je vous le répète, dit Ranse lentement : en tant que Truesdell et que votre fils, je n’épouserai jamais une Curtis.

— Tu es un bon fils, dit le vieux Kiowa. Va manger quelque chose, tu dois avoir faim.

Ranse se rendit à la cuisine, qui se trouvait à l’autre bout de la maison. Pedro, le cuisinier mexicain, se leva d’un bond pour servir le repas qu’il avait maintenu au chaud dans le four.

— Rien qu’une tasse de café, Pedro. Ranse la but debout. Puis il ajouta :

— Pedro, il y a un vagabond sur un lit de camp, dans le hangar aux voitures. Va lui porter quelque chose à manger. Et… tu peux mettre double ration !

Ranse avait roulé vingt lieues ce jour-là. Mais il ne semblait pas qu’il songeât le moins du monde à se mettre au lit. Au contraire, il sortit, se dirigea vers les paillotes des Mexicains et appela :

— Manuel !

Un jeune palefrenier se précipita aussitôt.

— Manuel, peux-tu m’attraper Vaminos dans le petit pré ? .

— Pourquoi non, senor ? Je l’ai vu il y a deux heures près de la puerla, et il a une longe à la patte.

— Bon, attrape-le et selle-le-moi le plus vite que tu pourras.

— Prontito, senor !

Quelques instants plus tard, courbé sur l’encolure de Vaminos, Ranse passa au grand galop devant Sam, qui taquinait sa guitare au clair de lune, assis sur le seuil de son magasin.

Vaminos, le bon cheval bai, mérite qu’on lui consacre un apophtegme. Les Mexicains, qui ont une centaine d’épithètes pour désigner la couleur des chevaux, l’appelaient el gruyo ; ce qui pourrait se traduire par « bai clair, gris souris, ardoise ». Une ligne noire suivait tout son dos, depuis la crinière jusqu’à la queue. Il semblait infatigable, presque immortel ; c’était le seul cheval capable de parcourir dans une journée un nombre de kilomètres pouvant rivaliser avec le chiffre indiqué au compteur d’un taxi de New-York, dont le passager provincial, débarquant du train, a dit au chauffeur : « Conduisez-moi aux Folies-Cocottes par le plus court chemin ». Ici finit l’apophtegme.

A trois lieues à l’est du Cibolo, Ranse ralentit son allure, et arrêta Vaminos sous un grand ratama. Le bel arbre aux corolles d’or répandait un parfum plus exquis encore que celui des roses de France. La lune avait allumé sa grosse lanterne dans l’immense prairie céleste où des milliards de noctambules semblaient se promener, une bougie à la main. A quelques pas de là, une famille de petits lapins sauvages folâtraient et gambadaient ainsi que des chatons; A douze kilomètres plus à l’est luisait une pâle étoile, qui paraissait prête à s’engloutir derrière l’horizon. Les cavaliers nocturnes, à qui elle servait souvent à se diriger, savaient que cette constellation n’était autre que la lumière du Rancho de los Olmos.

Dix minutes s’écoulèrent, puis Yenna Curtis arriva au galop sur son bouillant alezan Dancer. Les deux jeunes gens se penchèrent l’un vers l’autre et… non : ils s’étreignirent seulement les mains, avec force, et prolongation.

— J’aurais pu m’approcher davantage de chez vous, dit Ranse, mais vous me l’avez défendu.

Le rire de Yenna fit tinter la coupole de cristal qui semblait recouvrir le plat de verdure sur lequel les deux jeunes gens représentaient le plus savoureux, le plus enivrant, l’unique condiment de la vie. Sous les gentils rayons de la lanterne sélénienne, Ranse vit briller des dents blanches et des yeux intrépides. Oui, malgré le clair de lune, le parfum du ratama, malgré même la beauté mâle et puissante de Ranse Pyrame Truesdell, l’audace, la fierté, le courage se reflétaient, plutôt que la tendresse, sur le visage de Yenna Thisbé Curtis. Mais elle était venue quand même au rendez-vous, à douze kilomètres de chez elle…

— Je vous l’ai dit assez souvent, Ranse, fit-elle. Vous et moi, nous nous rencontrons toujours à mi-chemin.

— Alors? demanda Ranse en la questionnant du regard.

— Oui, dit Yenna avec un petit soupir. Je le lui ai dit après déjeuner, pensant que ce serait le meilleur moment… Dites, Ranse, avez-vous jamais réveillé un lion ? C’est tout juste s’il ne mit pas le ranch en pièces. Il rugissait. Tout est fini, Ranse. J’aime mon vieux papa, et… et j’ai un peu peur de lui aussi. Il m’ordonna de jurer que je n’épouserais jamais un Truesdell. J’ai juré. C’est tout. Avez-vous été plus heureux ?

— Oui, dit Ranse. Le mien n’a pas rugi ; il s’est contenté de montrer les dents. Rien à faire. J’ai dû lui jurer que son fils n’épouserait jamais une Curtis. Je ne pouvais guère agir autrement : il est bien vieux. Je suis navré, Yenna.

La jeune fille se pencha et prit la main de Ranse.

— Je n’aurais jamais cru, dit-elle ardemment, que je pusse vous aimer davantage d’avoir ainsi renoncé à moi. Mais c’est vrai. Il faut que je m’en retourne maintenant, Ranse. Je suis partie en cachette et c’est moi qui ai sellé Dancer. Bonne nuit, voisin !

— Bonne nuit, dit Ranse. Faites attention aux trous de blaireaux.

Ils se séparèrent ; Ranse se lança au galop. Yenna posa un instant, se retourna sur sa selle et cria :

— N’oubliez pas que je vous rencontrerai toujours à mi-chemin, Ranse !

— Au diable les vendettas et les querelles de famille ! murmura Ranse d’un ton bourru en pressant les flancs de son cheval.

En arrivant au Cibolo, Pyrame Rodrigue Ranse Truesdell remit son cheval au pré, et se retira dans sa chambre. Avant de se coucher, il ouvrit le tiroir de son vieux bureau (importé du Sud) pour y prendre les lettres que Yenna lui avait écrites lors d’un voyage qu’elle avait fait au Mississipi. Le tiroir s’entre-bâilla et se coinça aussitôt, selon la coutume des tiroirs. Ranse le secoua frénétiquement, et l’arracha, selon la coutume des hommes. Le tiroir se vengea en écorchant les deux mains de Ranse, selon la coutume des… Oh ! des hommes et des tiroirs. Au cours de la lutte, une vieille lettre toute jaunie jaillit on ne sait d’où, et tomba aux pieds de Ranse. Il la ramassa, la déplia, et la lut. Puis il la relut attentivement, et, quand il eut fini, se plongea pendant quelques minutes dans une méditation profonde, tandis qu’un sourire mystérieux éclairait son visage, et que ses yeux s’illuminaient d’une flamme étrange.

Décidément, il n’y avait pas moyen de se coucher cette nuit-là.

Ranse remit son chapeau, sortit et se dirigea rapidement vers l’une des paillotes mexicaines, où il entra.

— Tia Juana, dit-il, je voudrais causer un moment avec toi.

Une vieille, vieille femme mexicaine, toute blanche et ridée, se dressa aussitôt.

— Tia Juana, dit Ranse en espagnol, en ôtant son chapeau, qui suis-je ?

— Mais… vous êtes don Ransom, notre bon maître ! répondit la vieille femme étonnée. Pourquoi me demander cela ?

— Tia Juana, qui suis-je ? répéta Ranse en fixant sur la vieille des yeux sévères.

Une expression d’effroi se répandit sur le visage de la mexicaine, qui se mit à tripoter fébrilement son châle noir.

— Qui suis-je, Tia Juana ? répéta Ranse en haussant légèrement le ton.

— Trente-deux ans sur ce Rancho Cibolo j’ai vécu, dit Tia Juana. Pieusement j’espérais sous un arbre du jardin m’enterrer avant ces choses qu’elles fussent connues. La puerla, fermez-la, Don Ransom, et je vais parler. Dans vos yeux, je lis que vous savez.

Au bout d’une heure, la porte de Tia Juana s’ouvrit, et Ranse sortit lentement. Comme il passait devant le hangar aux voitures, une voix éraillée le héla.

— Hé ! gouverneur ! cria Curly.

Il était assis sur son lit, et fumait une cigarette en balançant nonchalamment ses jambes.

— Dites ! grogna le vagabond, c’est pas une façon de traiter un homme que vous avez kidnappé! Tenez! Je m’suis fait une beauté pour aller dans l’monde, j’ai emprunté un rasoir à c’te espèce de lama aux pieds jaunes qui rumine dans 1’magasin, et je m’suis gratté la couenne. Oui, j’ai r’marqué qu’c’était plein d’gentlemen rupins dans votr’collège de bestiaux, et j’ai pas voulu vous faire honte. Mais c’est pas tout ça : y manque encore que’que chose. Dites, baron, vous n’auriez pas par hasard un autre verre de gnôle dans votre étui à revolver ? Vous m’devez bien ça, taxi ! J’vous ai jamais dit…

— Lève-toi, et viens un peu ici à la lumière, dit Ranse en le dévisageant attentivement.

Curly s’approcha d’un air maussade.

Son visage, rasé de frais, semblait transformé. Il avait même pris soin de débroussailler sa tignasse, de la peigner, que dis-je ! de la lustrer au moyen d’un tube de brillantine offert par l’élégant et obligeant Sam, et elle retombait maintenant en longues mèches luisantes sur ses oreilles, son front et son cou, avec une ondulation particulièrement originale. Un clair de lune charitable estompait les ravages que l’alcool avait imprimés sur les traits du vagabond, à qui son nez aquilin, son menton bien découpé donnaient presque un certain air de distinction.

Ranse s’assit sur le lit et contempla Curly longuement, intensément.

— D’où sors-tu ? demanda-t-il enfin. As-tu encore des parents quelque part, un foyer, une adresse ?

— Moi ? fit Curly sarcastique. J’suis un duc. Lord Reginald Crankister-Livermingham… Non, chef, j’connais pas mes ancêtres. Je m’rappelle pas avoir jamais été autr’chose qu’un clochard. Hé ! dites, Sherlock Holmes, ça va venir la gnôle, oui ou non ?

— Peut-être, si tu réponds d’abord à mes questions. Comment es-tu devenu un vagabond ?

— Moi ? répondit Curly. C’est une profession qu’j’ai adoptée au berceau. Cas d’force majeure. Débuté à six mois, ou peut-être trois ans, sous la direction d’un grand traînard fainéant qui s’app’lait Bifteck Charley. M’envoyait mendier dans les maisons. Souvent, j’pouvais pas même attraper la sonnette.

— Ne t’a-t-il jamais dit comment il était devenu ton… propriétaire ? demanda Ranse.

— Un jour qu’il était saoul, j’lui ai entendu raconter qu’il m’avait acheté pour six pence et un vieux revolver à une bande de rôdeurs mexicains. C’est pas fini, l’interrogatoire ? J’ai tout avoué.

— Parfait, dit Ranse. Pas de doute : tu es un boeuf sauvage. Je vais te mettre la marque du Cibolo sur la croupe. Dès demain, tu iras travailler dans l’un de mes campements.

— Travailler ! siffla Curly avec une expression d’invincible mépris et d’incommensurable répugnance. Pour qui qu’vous m’prenez ? Vous pensez tout d’même pas qu’j’vais chasser les vaches à courre et jouer à saute-mouton dans les troupeaux d’gigots comme tous ces pedzouilles qu’étaient d’vant 1’magasin tout à l’heure ? Sans blague !

— Oh ! Ça finira par te plaire quand tu t’y seras habitué, dit Ranse. Oui, je vais t’envoyer à boire par Pedro. Et… je crois que tu feras un cow-boy de première classe, avant même que j’en aie terminé avec toi. .

— Moi ? cria Curly. J’plains les vaches que vous m’donnerez à chaperonner. Elles pourront bien aller au lit toutes seules. N’oubliez pas ma consommation, chef.

Avant de rentrer à la maison, Ranse passa par le magasin. Sam Revell était en train d’ôter religieusement ses souliers jaunes et allait se mettre au lit.

— Est-ce qu’il viendra un homme du campement de San Gabriel demain matin ? demanda Ranse.

— Long Collins, répondit Sam brièvement. Pour le courrier.

— Dis-lui d’emmener ce vagabond avec lui au campement et de le garder jusqu’à ce que j’arrive.

Lorsque Ranse mit pied à terre le lendemain après-midi au San Gabriel, il trouva Curly assis sur ses couvertures et donnant une centième répétition privée de son répertoire de jurons. L’intrus, que les cow-boys affectaient d’ignorer complètement, était tout barbouillé de poussière et de crasse noirâtre ; ses vêtements avaient atteint l’extrême limite de la résistance dans le bastion du décorum.

Ranse se dirigea vers Buck Rabb, le chef du campement, et lui adressa quelques brèves paroles.

— Une bourrique finie! répondit Buck. Veut pas travailler. Jamais vu de brute aussi grossière. Savais pas ce que vous vouliez en faire, alors je l’ai laissé de côté en vous attendant. Les gars l’ont condamné à mort au moins douze fois, mais je leur ai dit que vous vouliez le conserver, sans doute pour la torture.

Ranse ôta son veston.

— J’ai une rude tâche à accomplir, Buck, à ce qu’il paraît, mais il faut que ce soit fait. Il faut que je fasse un homme de cette loque. C’est pour cela que je suis venu au camp.

Il se tourna vers Curly.

— Frère, dit-il, ne penses-tu pas qu’un bon bain te permettrait de prendre place parmi tes camarades, sans plus offenser leur système olfactif ?

— Débinez-vous, fermier ! répliqua Curly sarcastique. Bébé sonnera sa nounou, quand il aura envie de prendre son tub.

Le charco (l’abreuvoir) était à dix mètres de là. Ranse prit Curly par un pied et le traîna jusqu’au bord de l’eau comme un sac de pommes de terre. Puis, avec un geste puissant et précis de discobole, il lança le pouilleux dans le milieu de la mare.

Curly sortit de l’eau en soufflant comme un phoque. Ranse t’attendait sur la berge avec une serviette et un morceau de savon.

— Va-t’en de l’autre côté avec ça, dit-il. Quand tu seras propre, Buck te donnera des vêtements secs.

Le vagabond obéit sans un mot. Le souper était prêt lorsqu’il reparut, méconnaissable, avec une chemise bleue et un pantalon kaki. Ranse l’observait du coin de l’oeil.

— Seigneur ! murmura-t-il, j’espère qu’il n’est pas capon ! Pourvu qu’il ne se montre pas un lâché!

Son incertitude dura peu. Curly se dirigea tout droit vers lui, ses yeux bleus lançant des flammes.

— Maintenant que je suis propre, dit-il d’un ton agressif, peut-être que nous pourrons avoir une petite conversation ? Alors, c’est ça votr’pique-nique obligatoire ? Tas d’bouzeux, vous croyez p’t’être que j’vais m’laisser incendier comme ça, parc’que j’peux pas fiche le camp d’votr’salle à manger à vaches, hein ? Hé ben! t’nez ! Qu’est-ce que vous pensez d’ç a ?

Et… bing ! La main droite de Curly s’abattit avec un claquement retentissant sur la joue gauche de Ranse, et laissa sur la peau bronzée la marque rouge de ses cinq doigts.

Ranse sourit béatement. Et puis…

Les cow-boys parlent encore aujourd’hui de la bataille qui suivit. Au cours de ses multiples pérégrinations, Curly avait appris, par expérience, l’art, sinon d’attaquer, tout au moins de se défendre avec ses poings. Ranse possédait seulement la force et l’équilibre magnifique que procure une parfaite santé, et l’endurance de ceux qui mènent une vie saine. La balance était ainsi à peu près égale, entre une faiblesse artificieuse et une bustesse naturelle. Mais les organes intacts, aux poings malhabiles, finirent par l’emporter sur le foie congestionné, et le coeur hypertrophié du boxeur des rues : Ranse atteignit son adversaire d’un large, maladroit et formidable swing à la mâchoire ; et Curly s’écroula dans l’herbe, vaincu, mais non pas dompté.

Ranse alla faire couler un peu d’eau fraîche sur sa lèvre fendue. Il avait l’air radieux.

Il serait infiniment profitable de faire connaître aux éducateurs et aux moralistes l’espèce de dressage auquel Ranse soumit son « élève », pendant les trente jours qu’il passa au San Gabriel. Le professeur n’avait aucune belle « théorie » à expérimenter ; son stock de pédagogie se réduisait, je pense, uniquement à l’art de dompter les mustangs, et à la foi en l’hérédité.

Les cow-boys comprirent que leur patron s’efforçait de faire un homme de l’étrange animal qu’il avait introduit parmi eux ; et, tacitement, ils s’organisèrent en une sorte d’Université collaboratrice. Mais leur technique éducative était très spéciale.

Curly n’oublia pas sa première leçon. Il prit goût au savon et à l’eau, et finit, comme tous les néophytes, par leur vouer un véritable culte. Ce qui causait le plus de satisfaction à Ranse, c’est que son élève « tenait le coup» à chaque progrès qu’il faisait, bien que ces progrès fussent parfois assez décousus…

Un jour, il s’empara de la bouteille de whisky que l’équipe conservait religieusement dans le chariot à vivres en cas de morsure de serpent, et passa seize heures couché dans l’herbe, magnifiquement saoul. Quand il se releva, son premier soin fut d’attraper le savon et la serviette et de se diriger en titubant vers le charco.

Une autre fois, Curly déroba un panier de tomates fraîches et de jeunes oignons qui venait d’arriver du ranch, et avala goulûment toute cette précieuse cargaison de primeurs avant que les cow-boys fussent de retour au campement pour le dîner.

Et alors ceux-ci le punirent à leur manière. Pendant trois jours, ils ne lui adressèrent pas la parole, si ce n’est pour répondre à ses questions ou à ses remarques, ce qu’ils faisaient avec une politesse glaciale, mais irréprochable. Ils se jouaient des tours les uns aux autres ; ils se donnaient entre eux de grandes bourrades affectueuses ; ils s’accablaient mutuellement de reproches débonnaires et d’injures amicales. Mais, vis-à-vis de Curly, ils se montraient simplement polis. Il s’en aperçut vite, et cela ne laissa pas de le mortifier profondément, ainsi que Ranse l’avait espéré.

Puis, une nuit qu’il soufflait un aquilon glacial et humide, Curly se leva et alla étendre ses propres couvertures sur le jeune Wilson, le benjamin du campement, qui était couché avec la fièvre depuis, deux jours ; puis il s’en fut dormir sous le chariot à vivres, enveloppé dans une couverture de cheval. C’est là qu’il fut trouvé le lendemain matin par Joé le cuisinier.

Trois nuits plus tard, Curly venait de s’endormir, roulé dans ses couvertures. Alors les cow-boys se levèrent sans bruit et se livrèrent à des préparatifs mystérieux. Ranse aperçut Long Collins qui attachait une corde au pommeau d’une selle ; d’autres avaient sorti leurs revolvers.

— Merci, les gars, dit Ranse. J’espérais bien que vous le feriez, mais je ne voulais pas vous le demander.

Tout à coup une douzaine de coups de revolver explosèrent avec un fracas terrifiant dans le calme profond de cette nuit de brousse, puis d’affreux hurlements retentirent, tandis que Long Collins franchissait le corps de Curly entraînant la selle après lui. Ce n’était qu’une aimable manière qu’ils avaient de réveiller leur victime. Ensuite, ils le persécutèrent pendant une bonne heure, sans lui épargner aucune des brimades grotesques en usage dans les campements. Toutes les fois qu’il émettait une protestation, ils retendaient sur un rouleau de couvertures et le fouettaient sévèrement avec une paire de guêtres en cuir.

Et tout cela signifiait que Curly avait gagné ses éperons, qu’il recevait enfin l’accolade des cow-boys. Jamais plus ils ne seraient polis envers lui ; désormais il serait leur « partenaire », leur « camarade de selle », étrier contre étrier.

Quand la cérémonie fut terminée, les tortionnaires se précipitèrent sur le grand pot à café que Joé avait laissé près du feu. Ranse observait attentivement le nouveau chevalier, cherchant à deviner si celui-ci avait compris et s’il allait se montrer digne de son investiture. Curly portant sa tasse de café, alla s’asseoir, en clopinant, sur un tronc d’arbre. Long Collins et Buck Rabb le suivirent, et s’assirent à ses côtés. Curly se contenta de grimacer un rictus.

Le lendemain, Ranse donna un cheval, une selle, et un équipement complet de cow-boy à Curly et le confia à Buck Rabb, en recommandant à celui-ci de terminer l’instruction de son protégé.

Trois semaines plus tard, Ranse revint faire un tour au campement de Buck Rabb qui se trouvait cette fois à Snake Valley. Les cow-boys étaient en train de seller leurs chevaux. Ranse appela Long Collins.

— Comment va mon apprenti ? demanda-t-il.

— Allonge le bras, et tu vas mettre la main dessus, fit Long Collins avec un sourire satisfait. Et tu peux lui serrer la cuiller, il le mérite : c’est le meilleur de nous tous à présent.

Ranse tourna ses regards vers le jeune cow-boy au visage bronzé, qui se tenait en souriant près de Long Collins. Etait-il possible que ce fût là Curly ? Ranse lui tendit sa main, que l’autre étreignit avec une poigne d’acier.

— J’ai besoin de toi au ranch, dit Ranse.

— Entendu, fit Curly cordialement. Mais je veux revenir ici. Ça, c’est une chic ferme, à la bonne heure ! Et vous savez, y a pas un sport qui vaille c’te corrida qu’on fait tous les jours avec vos vaches ! Et quant aux copains, eh bien ! c’est du premier choix !

Ils mirent pied à terre devant la maison d’habitation du Cibolo : Ranse laissa Curly sous la véranda et entra seul dans le salon, où le vieux « Kiowa » Truesdell était en train de lire son journal.

— Bonjour, Monsieur Truesdell, dit Ranse. Le vieillard tourna vivement sa tête blanche.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il. Pourquoi m’appelles-tu Monsieur… ?

Mais ce qu’il lut dans les yeux de Ranse lui coupa la parole, et la main qui tenait son journal se mit à trembler légèrement.

Un silence poignant régna durant quelques instants dans la pièce.

— Tu… tu… comment as-tu… ? bégaya le vieillard.

— Oh ! ne vous frappez pas ! fit Ranse en souriant. Il n’y a rien de mal dans tout ça. C’est par hasard que je l’ai découvert, et Tia Juana m’a tout expliqué.

— Je t’ai toujours… traité… comme un fils, dit le vieux Kiowa d’une voix tremblante.

— Je le sais, fit Ranse gentiment. Tia Juana m’a tout raconté. Je sais que vous m’avez recueilli dans un convoi de prospecteurs qui se dirigeait vers l’ouest, et que vous m’avez ensuite adopté. Je sais aussi que votre propre fils, qui devait avoir deux ou trois ans, comme moi, à cette époque, avait disparu quelques semaines auparavant, probablement kidnappé par cette bande de rôdeurs mexicains qui étaient venus tondre les brebis au ranch…

— Oui, fit le vieillard d’une voix cassée par l’émotion. Mon gosse était perdu, perdu pour toujours sans doute… Alors, quand ces émigrants vinrent à passer, je te vis, tout seul… ta mère et ton père étaient morts successivement sur la route… Je demandai à te garder… Voilà. Je pensais que tu ne le saurais jamais, que tu deviendrais un Truesdell… le dernier des Truesdell…

La voix du vieillard se brisa complètement. Ranse s’approcha de lui et lui mit affectueusement la main sur l’épaule.

— Je n’ai plus… jamais… entendu parler… de… de mon gosse, ajouta le vieux Kiowa, dont les yeux aux reflets d’acier étaient humides.

— Ou je me trompe fort, ou c’est lui qui attend derrière la porte, dit Ranse en s’éloignant pour aller chercher Curly.

Le vieux lion à la crinière de neige poussa un rugissement poignant, se leva et fixa sur la porte des yeux égarés en s’appuyant des deux mains sur la table.

Curly entra, fit quelques pas, et s’arrêta, surpris. Aucun doute n’était possible : le vieillard et lui avaient le même visage impérieux, le même nez aquilin, le même menton carré, les mêmes yeux bleus aux reflets métalliques. Les deux hommes se dévisagèrent intensément. Puis Curly promena lentement ses regards dans la pièce, d’un air intrigué. Soudain, il montra du doigt la cloison en face de lui.

— Où est le tic-tac ? demanda-t-il machinalement.

— La pendule ! hurla le vieux « Kiowa » d’une voix délirante. La grande pendule qui était là autrefois ! Ranse !…

Mais Ranse n’était plus là.

A cheval sur le brave Vaminos, il galopait déjà comme le vent à travers la brousse, vers le Rancho de Ios Olmos, vers sa Thisbée retrouvée…

Curly s’avança en hésitant, et fit tomber une lettre que quelqu’un avait glissée sous son bras. Il la ramassa, la tourna entre ses doigts d’un air embarrassé, et la tendit en souriant au vieillard, qui la lut à mi-voix, en bredouillant par endroits…

Mon vieux,

Adieu et bonne chance. Je vous ai donné un père, mais vous m’avez rendu une femme. Nous sommes quittes. Embrassez bien le vieux Kiowa de ma part on ne peut pas être plus chic pour moi qu’il ne l’a été, Encore une fois bonne chance, et… à un de ces jours, peut-être.

RANSE.

P.-S. — Dites, n’allez pas adopter la vendetta du vieux papa, au moins ! Comme c’est moi qui vais épouser la dernière des Curtis…

Le vieillard froissa la lettre avec colère. Mais il leva la tête, revit Curly, et la flamme cruelle qui brûlait son regard se fondit en une lueur de tendresse.

Car il n’y a pas de haine qui puisse être aussi forte que l’amour d’un père pour son fils.