Robert Louis Stevenson
Le prince Florizel ne quitta Mr. Rolles qu’à la porte du modeste hôtel où logeait ce dernier. Ils causèrent beaucoup et le jeune homme fut plus d’une fois ému jusqu’aux larmes par la sévérité mêlée de bienveillance que le prince mit dans ses reproches.
« Ma vie est perdue, dit il enfin. Venez à mon secours ; dites-moi ce que je puis faire. Je n’ai, hélas ! ni les vertus d’un prêtre ni le savoir-faire d’un fripon.
— Maintenant que vous êtes humilié, dit Florizel, je n’ai plus à vous donner d’ordres ; le repentir se traite avec Dieu et non avec les princes, mais si vous me permettez un conseil, partez pour l’Australie comme colon, cherchez une occupation active, travaillez de vos bras, au grand air, tâchez d’oublier que vous avez été prêtre, tâchez d’oublier l’existence de cette pierre maudite.
— Maudite, en effet. Où est-elle maintenant, et quels nouveaux malheurs prépare-t-elle à l’humanité ?
— Elle ne fera plus de mal à personne, elle est dans ma poche. Vous voyez, ajouta le prince en souriant, que votre repentir, si jeune qu’il soit, m’inspire confiance.
— Que Votre Altesse me permette de lui toucher la main, murmura Mr. Rolles.
— Non, répondit Florizel, pas encore. »
Le ton qui accompagna ces derniers mots sonna éloquemment à l’oreille du coupable ; quand, quelques minutes après, le prince s’éloigna, il le suivit longtemps des yeux, en appelant les bénédictions célestes sur cet homme de bon conseil.
Pendant plusieurs heures, le prince arpenta seul les rues les moins fréquentées. Il était fort perplexe. Que faire de ce diamant ? Fallait-il le rendre à son propriétaire, qu’il jugeait indigne de le posséder ? Fallait-il, par quelque mesure radicale et courageuse, le mettre pour toujours hors de la portée des convoitises humaines ? Qu’il fût tombé entre ses mains par un dessein providentiel, ce n’était pas douteux, et, en le regardant sous un bec de gaz, Florizel fut frappé plus que jamais de sa taille et de ses reflets extraordinaires ; c’était décidément un fléau menaçant pour le monde.
« Que Dieu me vienne en aide ! pensa-t-il. Si je persiste à le regarder, je vais le convoiter moi-même. »
Enfin, ne sachant quel parti prendre, il se dirigea vers l’élégant petit hôtel que sa royale famille possédait depuis des siècles sur le quai. Les armes de Bohême sont gravées au-dessus de la porte et sur les hautes cheminées ; à travers une grille, les passants peuvent apercevoir des pelouses veloutées et garnies de fleurs ; une cigogne, seule de son espèce dans Paris, perche sur le pignon et attire tout le jour un cercle de badauds ; des laquais à l’air grave vont et viennent dans la cour ; de temps à autre la grande grille s’ouvre et une voiture roule sous la voûte. À divers titres, cet hôtel était la résidence favorite du prince Florizel ; il n’y arrivait jamais sans éprouver le sentiment du chez-soi qui est une jouissance si rare dans la vie des grands. Le soir dont il est question, ce fut avec un plaisir particulier qu’il revit ses fenêtres doucement éclairées. Comme il approchait de la petite porte par laquelle il entrait toujours lorsqu’il était seul, un homme sortit de l’ombre et lui barra le passage avec un profond salut.
« Est-ce au prince Florizel de Bohême que j’ai l’honneur de parler ?
— Tel est mon titre, Monsieur. Que me voulez-vous ?
— Je suis un agent, chargé par M. le Préfet de police de remettre cette lettre à Votre Altesse. »
Le prince prit le pli qu’on lui tendait et le parcourut rapidement à la lueur du réverbère ; c’était, dans les termes les plus polis et les plus respectueux, une invitation à suivre immédiatement à la préfecture le porteur de la lettre.
« En d’autres termes, dit Florizel, je suis arrêté ?
— Oh ! rien ne doit être plus éloigné, j’en suis sûr, des intentions réelles de M. le Préfet. Ce n’est pas un mandat d’amener, mais une simple formalité dont on s’excusera certainement auprès de Votre Altesse.
— Et si je refusais de vous suivre ?
— Je ne puis dissimuler à Votre Altesse que tous pouvoirs m’ont été donnés, répondit l’agent en s’inclinant.
— Sur mon âme, votre audace me confond. Vous n’êtes qu’un agent et je vous pardonne, mais vos chefs auront à se repentir de leur conduite. Quel est le motif de cet acte impolitique ? Remarquez que ma détermination n’est pas prise et peut dépendre de la sincérité de votre réponse ; rappelez-vous aussi que cette affaire n’est pas sans gravité.
— Eh bien, dit l’agent fort embarrassé, le général Vandeleur et son frère ont osé accuser le prince Florizel d’un vol, s’il faut dire le mot. Le fameux diamant, prétendent-ils, serait entre ses mains. Une simple dénégation de la part de Votre Altesse suffira naturellement à convaincre M. le Préfet ; je vais même plus loin : que Votre Altesse fasse à un subalterne l’honneur de lui déclarer qu’elle n’est pour rien dans cette affaire, et je demanderai la permission de me retirer sur-le-champ. »
Le prince n’avait jusqu’alors considéré cet incident que comme une bagatelle, fâcheuse uniquement au point de vue de ses conséquences internationales. Au nom de Vandeleur, la réalité lui apparut dans toute son horreur : non seulement il était arrêté, mais il était coupable ! Il ne s’agissait pas d’une aventure plus ou moins désagréable, mais d’un péril imminent pour son honneur. Que faire ? Que dire ? Le diamant du Rajah était en vérité une pierre maudite et il semblait à Florizel qu’il dût être la dernière victime de son sinistre pouvoir.
Une chose était certaine : il ne pouvait donner à l’agent l’assurance qu’on lui demandait et il fallait gagner du temps. Son hésitation ne dura pas une seconde.
« Soit, dit-il, puisqu’il en est ainsi, allons ensemble à la Préfecture. »
L’agent s’inclina de nouveau et suivit le prince à distance respectueuse.
Approchez, dit Florizel, je suis disposé à causer ; d’ailleurs, si je ne me trompe, ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons.
— Votre Altesse m’honore en se souvenant de ma figure ; il y a huit ans que je ne l’avais rencontrée.
— Se rappeler les physionomies, c’est une partie de ma profession comme c’est aussi une partie de la vôtre. De fait, un prince et un agent de police sont des compagnons d’armes ; nous luttons tous deux contre le crime ; seulement vous occupez le poste le plus dangereux tandis que j’occupe le plus lucratif, néanmoins les deux rôles peuvent être honorablement remplis. Je vais peut-être vous étonner, mais sachez que j’aimerais mieux être un agent de police capable qu’un prince faible et lâche. »
L’officier parut infiniment flatté.
« Votre Altesse, balbutia-t-il, rend le bien pour le mal et il répond à un acte terriblement présomptueux par la plus aimable condescendance.
— Qu’en savez-vous ? Je cherche peut-être à vous corrompre.
— Dieu me garde de la tentation !
— J’applaudis à votre réponse ; elle est d’un homme sage et honnête. Le monde est grand ; il est rempli de choses faites pour nous séduire, et il n’y a pas de limites aux récompenses qui peuvent s’offrir. Quiconque refuserait un million en argent, vendrait peut-être son honneur pour un royaume ou pour l’amour d’une femme. Moi qui vous parle, j’ai connu des provocations, des tentations tellement au-dessus des forces humaines, que j’ai été heureux de pouvoir comme vous me confier à la garde de Dieu. C’est grâce à ce secours journellement imploré que nous pouvons, vous et moi, marcher aujourd’hui côte à côte avec une conscience qui ne nous reproche rien.
— J’avais toujours entendu dire que Votre Altesse était la bravoure même, fit l’agent, mais j’ignorais que le prince Florizel fût religieux en outre. Ce qu’il dit là est bien vrai. Oui, le monde est un champ de bataille et on y rencontre de rudes épreuves.
— Nous voici au milieu du pont, dit Florizel ; appuyez-vous au parapet et regardez. De même que les eaux courent et se précipitent, de même les passions et les circonstances compliquées de la vie emportent dans leur torrent l’honneur des cœurs faibles. Je veux vous raconter une histoire.
— Aux ordres de Votre Altesse, répondit l’agent.
Et, imitant le prince, il s’accouda sur le parapet. La ville était déjà endormie ; tout faisait silence ; sans les nombreuses lumières et la silhouette des maisons qui se dessinait sur le ciel étoilé, ils auraient pu se croire dans une campagne solitaire.
« Un officier, commença Florizel, un homme plein de courage et de mérite, qui avait su déjà s’élever à un rang éminent et conquérir l’estime de ses concitoyens, visita, dans une heure funeste, les collections de certain prince indien. Là, il vit un diamant d’une beauté si extraordinaire que dès lors une seule pensée remplit son esprit et dévora sa vie pour ainsi dire ; honneur, amitié, réputation, amour de la patrie, il se sentit prêt à tout sacrifier pour posséder ce morceau de cristal étincelant. Pendant trois années il servit un potentat à demi barbare comme Jacob servit Laban ; il viola les frontières, il se rendit complice de meurtres, d’attentats de toute sorte, il fit condamner et exécuter un de ses frères d’armes qui avait eu le malheur de déplaire au Rajah par son honnête indépendance ; finalement, à une heure où la patrie était en danger, il trahit un des corps qui lui étaient confiés et le laissa écraser par le nombre. À la fin de tout cela, il avait récolté une magnifique fortune et il revint chez lui rapportant le diamant si longtemps envié.
« Des années se passèrent, et un jour le diamant s’égara d’aventure. Il tomba entre les mains d’un jeune étudiant, simple, laborieux, se destinant au sacerdoce et promettant déjà de se distinguer dans cette carrière de dévouement. Sur lui aussi, le mauvais sort est jeté aussitôt ; il abandonne tout, sa vocation, ses études, et s’enfuit avec le joyau corrupteur en pays étranger. L’officier a un frère, homme audacieux et sans scrupules, qui découvre le secret du jeune ecclésiastique. Celui-là va-t-il prévenir son frère, avertir la police ? Non, le charme diabolique agira encore sur lui, il veut posséder seul le trésor. Au risque de le tuer, il endort au moyen d’une drogue le clergyman, attiré dans sa maison par une ruse, et il profite de cette torpeur pour lui voler sa proie.
« Après une suite d’incidents qui seraient ici sans intérêt, le diamant passe aux mains d’un autre homme, qui, terrifié de ce qu’il voit, le confie à un personnage haut placé et à l’abri de tout reproche.
« L’officier, continua Florizel, s’appelle Thomas Vandeleur ; la pierre précieuse et funeste, c’est le diamant du Rajah, et ce diamant, vous l’avez devant vos jeux, ajouta-t-il en ouvrant brusquement la main. »
L’agent recula, éperdu, avec un grand cri.
« Nous avons parlé de corruption, reprit Florizel ; pour moi cet objet est aussi repoussant que s’il grouillait de tous les vers du sépulcre, aussi odieux que s’il était formé de sang humain, du sang de tant d’innocents qui coula par sa faute ; ses feux sont allumés au feu de l’enfer, et, quant aux crimes, aux trahisons qu’il a pu suggérer dans les siècles passés, l’imagination ose à peine les concevoir. Depuis trop d’années il a rempli sa noire mission, c’est assez de vies sacrifiées, c’est assez d’infamies. Toutes choses ont un terme, le mal comme le bien, et, quant à ce diamant, que Dieu me pardonne si j’agis mal, mais il verra ce soir la fin de son empire. »
Ce disant, Florizel fit un mouvement rapide de la main, le diamant décrivit un arc lumineux, puis alla tomber dans la Seine. L’eau jaillit alentour et il disparut.
« Amen, dit gravement le royal justicier, j’ai tué un basilic.
— Qu’avez-vous fait ! s’écria en même temps l’agent de police, hors de lui. Je suis un homme perdu.
— Bon nombre de gens bien placés à Paris pourraient vous envier votre ruine, repartit le prince avec un sourire.
— Hélas ! Votre Altesse me corrompt, moi aussi, après tout !
— Que voulez-vous, je n’y pouvais rien ! Maintenant, allons à la Préfecture. »
Peu après, le mariage de Francis Scrymgeour et de miss Vandeleur fut célébré sans bruit, le prince faisant office de témoin. Les deux Vandeleur ont eu vent, sans doute, du sort de leur butin, car d’énormes travaux de dragage dans la Seine font l’étonnement et la joie des flâneurs ; ces travaux pourront continuer longtemps, puisqu’une mauvaise chance a voulu jusqu’ici qu’on opérât sur l’autre bras de la rivière. Quant au prince, ce sublime personnage ayant maintenant joué son rôle, il peut, avec « l’auteur arabe », disparaître dans l’espace. Pourtant, si le lecteur désire des informations plus précises, je suis heureux de lui faire savoir qu’une récente révolution a précipité Florizel du trône de Bohême, par suite de ses absences prolongées et de son édifiante négligence en ce qui concernait les affaires publiques. Il tient à présent, dans Rupert-Street, une boutique de cigares très fréquentée par d’autres réfugiés étrangers. Je vais là de temps en temps fumer et causer un brin, et je trouve toujours en lui l’être magnanime qu’il était aux jours de sa prospérité ; il conserve derrière son comptoir un port olympien, et bien que la vie sédentaire commence à marquer sous son gilet, il est encore incontestablement le plus beau des marchands de tabac de Londres.