Conte de Antoine Galland
J’eus bientôt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que je menais, le souvenir des dangers que j’avais courus dans mes deux voyages ; mais comme j’étais à la fleur de mon âge, je m’ennuyai de vivre dans le repos, et m’étourdissant sur les nouveaux périls que je voulais affronter, je partis de Bagdad avec de riches marchandises du pays, que je fis transporter à Balsora. Là, je m’embarquai encore avec d’autres marchands. Nous fîmes une longue navigation, et nous abordâmes à plusieurs ports, où nous fîmes un commerce considérable.
Un jour que nous étions en pleine mer, nous fûmes battus d’une tempête horrible, qui nous fit perdre notre route. Elle continua plusieurs jours, et nous poussa devant le port d’une île où le capitaine aurait fort souhaité de se dispenser d’entrer ; mais nous fûmes bien obligés d’y aller mouiller. Lorsqu’on eut plié les voiles, le capitaine nous dit : « Cette île, et quelques autres voisines, sont habitées par des sauvages tout velus, qui vont venir nous assaillir. Quoique ce soient des nains, notre malheur veut que nous ne fassions pas la moindre résistance, parce qu’ils sont en plus grand nombre que les sauterelles, et que, s’il nous arrivait d’en tuer quelqu’un, ils se jetteraient tous sur nous et nous assommeraient. » Le discours du capitaine mit tout l’équipage dans une grande consternation, et nous connûmes bientôt que ce qu’il venait de nous dire n’était que trop véritable. Nous vîmes paraître une multitude innombrable de sauvages hideux, couverts par tout le corps d’un poil roux, et hauts seulement de deux pieds. Ils se jetèrent à la nage, et environnèrent en peu de temps notre vaisseau. Ils nous parlaient en approchant ; mais nous n’entendions pas leur langage. Ils se prirent aux bords et aux cordages du navire, et grimpèrent de tous côtés jusqu’au tillac, avec une si grande agilité et avec tant de vitesse, qu’il ne paraissait pas qu’ils posassent leurs pieds.
Nous leur vîmes faire cette manœuvre avec la frayeur que vous pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en défense, ni leur dire un seul mot, pour tâcher de les détourner de leur dessein, que nous soupçonnions être funeste. Effectivement, ils déplièrent les voiles, coupèrent le câble de l’ancre sans se donner la peine de la retirer, et, après avoir fait approcher de terre le vaisseau, ils nous firent tous débarquer. Ils emmenèrent ensuite le navire dans une autre île d’où ils étaient venus. Tous les voyageurs évitaient avec soin celle où nous étions alors, et il était très dangereux de s’y arrêter, pour la raison que vous allez entendre ; mais il nous fallut prendre notre mal en patience.
Nous nous éloignâmes du rivage, et en nous avançant dans l’île, nous trouvâmes quelques fruits et des herbes, dont nous mangeâmes pour prolonger le dernier moment de notre vie le plus qu’il nous était possible ; car nous nous attendions tous à une mort certaine. En marchant, nous aperçûmes assez loin de nous un grand édifice, vers lequel nous tournâmes nos pas. C’était un palais bien bâti et fort élevé, qui avait une porte d’ébène à deux battants, que nous ouvrîmes en la poussant. Nous entrâmes dans la cour, et nous vîmes en face un vaste appartement avec un vestibule, où il y avait, d’un côté, un monceau d’ossements humains, et, de l’autre, une infinité de broches à rôtir. Nous tremblâmes à ce spectacle, et comme nous étions fatigués d’avoir marché, les jambes nous manquèrent : nous tombâmes à terre, saisis d’une frayeur mortelle et nous y demeurâmes très longtemps immobiles.
Le soleil se couchait, et tandis que nous étions dans l’état pitoyable que je viens de vous dire, la porte de l’appartement s’ouvrit avec beaucoup de bruit, et aussitôt nous en vîmes sortir une horrible figure d’homme noir, de la hauteur d’un grand palmier. Il avait au milieu du front un seul œil, rouge et ardent comme un charbon allumé ; les dents de devant, qu’il avait fort longues et fort aiguës, lui sortaient de la bouche, qui n’était pas moins fendue que celle d’un cheval, et la lèvre inférieure lui descendait sur la poitrine. Ses oreilles ressemblaient à celles d’un éléphant et lui couvraient les épaules. Il avait les ongles crochus et longs comme les griffes des plus grands oiseaux. A la vue d’un géant si effroyable, nous perdîmes tous connaissance et demeurâmes comme morts.
A la fin, nous revînmes à nous, et nous le vîmes assis sous le vestibule, qui nous examinait de tout son œil. Quand il nous eut bien considérés, il s’avança vers nous, et, s’étant approché, il étendit la main sur moi, me prit par la nuque du cou, et me tourna de tous côtés, comme un boucher qui manie une tête de mouton. Après m’avoir bien regardé, voyant que j’étais si maigre que je n’avais que la peau et les os, il me lâcha. Il prit les autres tour à tour, les examina de la même manière, et, comme le capitaine était le plus gras de tout l’équipage, il le tint d’une main, ainsi que j’aurais tenu un moineau, et lui passa une broche au travers du corps ; ayant ensuite allumé un grand feu, il le fit rôtir, et le mangea à son souper dans l’appartement où il s’était retiré. Ce repas achevé, il revint sous le vestibule, où il se coucha, et s’endormit en ronflant d’une manière plus bruyante que le tonnerre. Son sommeil dura jusqu’au lendemain matin. Pour nous, il ne nous fut pas possible de goûter la douceur du repos, et nous passâmes la nuit dans la plus cruelle inquiétude dont on puisse être agité. Le jour étant venu, le géant se réveilla, se leva, sortit et nous laissa dans le palais.
Lorsque nous le crûmes éloigné, nous rompîmes le triste silence que nous avions gardé toute la nuit, et, nous affligeant tous comme à l’envi l’un de l’autre, nous fîmes retentir le palais de plaintes et de gémissements. Quoique nous fussions en assez grand nombre et que nous n’eussions qu’un seul ennemi, nous n’eûmes pas d’abord la pensée de nous délivrer de lui par sa mort. Cette entreprise, bien que fort difficile à exécuter, était pourtant celle que nous devions naturellement former.
Nous délibérâmes sur plusieurs autres partis, mais nous ne nous déterminâmes à aucun ; et nous soumettant à ce qu’il plairait à Dieu d’ordonner de notre sort, nous passâmes la journée à parcourir l’île, en nous nourrissant de fruits et de plantes, comme le jour précédent. Sur le soir, nous cherchâmes quelque endroit pour nous mettre à couvert ; mais nous n’en trouvâmes point, et nous fûmes obligés malgré nous de retourner au palais.
Le géant ne manqua pas d’y revenir et de souper encore d’un de nos compagnons ; puis il s’endormit et ronfla jusqu’au jour après quoi il sortit et nous laissa comme il avait déjà fait. Notre condition nous parut si affreuse que plusieurs de nos camarades furent sur le point d’aller se précipiter dans la mer, plutôt que d’attendre une mort si étrange, et ceux-là excitaient les autres à suivre leur conseil. Mais un de la compagnie, prenant alors la parole : « Il nous est défendu, dit-il, de nous donner nous-mêmes la mort, et quand cela serait permis, n’est-il pas plus raisonnable que nous songions au moyen de nous défaire du barbare qui nous destine un trépas si funeste ? »
Comme il m’était venu dans l’esprit un projet sur cela, je le communiquai à mes camarades, qui l’approuvèrent. « Mes frères, leur dis-je alors, vous savez qu’il y a beaucoup de bois le long de la mer ; si vous m’en croyez, construisons plusieurs radeaux qui puissent nous porter, et lorsqu’ils seront achevés, nous les laisserons sur la côte jusqu’à ce que nous jugions à propos de nous en servir. Cependant, nous exécuterons le dessein que je vous ai proposé pour nous délivrer du géant ; s’il réussit, nous pourrons attendre ici avec patience qu’il passe quelque vaisseau qui nous retire de cette île fatale ; si, au contraire, nous manquons notre coup, nous gagnerons promptement nos radeaux et nous nous mettrons en mer. J’avoue qu’en nous exposant à la fureur des flots sur de si fragiles bâtiments, nous courons risque de perdre la vie ; mais quand nous devrions périr, n’est-il pas plus doux de nous laisser ensevelir dans la mer que dans les entrailles de ce monstre, qui a déjà dévoré deux de nos compagnons ? » Mon avis fut goûté de tout le monde, et nous construisîmes des radeaux capables de porter trois personnes.
Nous retournâmes au palais vers la fin du jour, et le géant y arriva peu de temps après nous. Il fallut encore nous résoudre à voir rôtir un de nos camarades. Mais enfin, voici de quelle manière nous nous vengeâmes de la cruauté du géant. Après qu’il eut achevé son détestable souper, il se coucha sur le dos et s’endormit. Dès que nous l’entendîmes ronfler selon sa coutume, neuf des plus hardis d’entre nous et moi, nous prîmes chacun une broche, nous en mîmes la pointe dans le feu pour la faire rougir, et ensuite nous la lui enfonçâmes dans l’œil en même temps et nous le lui crevâmes.
La douleur que sentit le géant lui fit pousser un cri effroyable. Il se leva brusquement et étendit les mains de tous côtés, pour se saisir de quelqu’un de nous, afin de le sacrifier à sa rage ; mais nous eûmes le temps de nous éloigner de lui et de nous jeter contre terre, dans les endroits où il ne pouvait nous rencontrer sous ses pieds. Après nous avoir cherchés vainement, il trouva la porte à tâtons et sortit avec des hurlements épouvantables.
Nous sortîmes du palais après le géant et nous nous rendîmes au bord de la mer, dans l’endroit où étaient nos radeaux. Nous les mîmes d’abord à l’eau et nous attendîmes qu’il fît jour pour nous jeter dessus, supposé que nous vissions le géant venir à nous avec quelque guide de son espèce ; mais nous nous flattions que s’il ne paraissait pas lorsque le soleil serait levé, et si nous n’entendions plus ses hurlements ce serait une marque qu’il aurait perdu la vie ; et en ce cas, nous nous proposions de rester dans l’île et de ne pas nous risquer sur nos radeaux. Mais à peine fut-il jour, que nous aperçûmes notre cruel ennemi, accompagné de deux géants à peu près de sa grandeur qui le conduisaient, et d’un assez grand nombre d’autres encore qui marchaient devant lui à pas précipités.
A cette vue, nous ne balançâmes point à nous jeter sur nos radeaux et nous commençâmes à nous éloigner du rivage à force de rames. Les géants, qui s’en aperçurent, se munirent de grosses pierres, accoururent sur la rive, entrèrent même dans l’eau jusqu’à la moitié du corps, et nous les jetèrent si adroitement, qu’à la réserve du radeau sur lequel j’étais, tous les autres en furent brisés, et les hommes qui étaient dessus se noyèrent. Pour moi et mes deux compagnons, comme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouvâmes les plus avancés dans la mer et hors de la portée des pierres.
Quand nous fûmes en pleine mer, nous devînmes le jouet du vent et des flots, qui nous jetaient tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, et nous passâmes ce jour-là et la nuit suivante dans une cruelle incertitude de notre destinée ; mais le lendemain nous eûmes le bonheur d’être poussés contre une île où nous nous sauvâmes avec bien de la joie. Nous y trouvâmes d’excellents fruits, qui nous furent d’un grand secours pour réparer les forces que nous avions perdues.
Sur le soir, nous nous endormîmes sur le bord de la mer, mais nous fûmes réveillés par le bruit qu’un serpent, long comme un palmier, faisait de ses écailles en rampant sur la terre. Il se trouva si près de nous, qu’il engloutit un de mes deux camarades, malgré les cris et les efforts qu’il put faire pour se débarrasser du serpent, qui, le secouant à plusieurs reprises, l’écrasa contre terre et acheva de l’avaler. Nous prîmes aussitôt la fuite, mon autre camarade et moi ; et quoique nous fussions assez éloignés, nous entendîmes, quelque temps après, un bruit qui nous fit juger que le serpent rendait les os du malheureux qu’il avait surpris. En effet, nous les vîmes, le lendemain, avec horreur. « O Dieu ! m’écriai-je alors, à quoi sommes-nous exposés Nous nous réjouissions hier d’avoir dérobé nos vies à la cruauté d’un géant et à la fureur des eaux, et nous voilà tombés dans un péril qui n’est pas moins terrible. »
Nous remarquâmes, en nous promenant, un gros arbre fort haut, sur lequel nous projetâmes de passer la nuit suivante, pour nous mettre en sûreté. Nous mangeâmes encore des fruits comme le jour précédent, et, à la fin du jour, nous montâmes sur l’arbre. Nous entendîmes bientôt le serpent, qui vint en sifflant jusqu’au pied de l’arbre où nous étions. Il s’éleva contre le tronc, et, rencontrant mon camarade qui était plus bas que moi, il l’engloutit tout d’un coup et se retira.
Je demeurai sur l’arbre jusqu’au jour, et alors j’en descendis plus mort que vif. Effectivement, je ne pouvais attendre un autre sort que celui de mes deux compagnons ; et cette pensée me faisant frémir d’horreur, je fis quelques pas pour m’aller jeter dans la mer ; mais, comme il est doux de vivre le plus longtemps qu’on peut, je résistai à ce mouvement de désespoir et me soumis à la volonté de Dieu, qui dispose à son gré de notre vie.
Je ne laissai pas toutefois d’amasser une grande quantité de menu bois, de ronces et d’épines sèches. J’en fis plusieurs fagots que je liai ensemble, après en avoir fait un grand cercle autour de l’arbre, et j’en liai quelques-uns en travers par-dessus, pour me couvrir la tête. Cela étant fait, je m’enfermai dans ce cercle à l’entrée de la nuit, avec la triste consolation de n’avoir rien négligé pour me garantir du cruel sort qui me menaçait. Le serpent ne manqua pas de revenir et de tourner autour de l’arbre, cherchant à me dévorer ; mais il n’y put réussir, à cause du rempart que je m’étais fabriqué, et il fit en vain, jusqu’au jour, le manège d’un chat qui assiège une souris dans un asile qu’il ne peut forcer. Enfin, le jour étant venu, il se retira : mais je n’osai sortir de mon fort que le soleil ne parût.
Je me trouvai si fatigué du travail qu’il m’avait donné, j’avais tant souffert de son haleine empestée, que la mort me paraissant préférable à cette horreur, je m’éloignai de l’arbre ; et, sans me souvenir de la résignation où j’étais le jour précédent, je courus vers la mer, dans le dessein de m’y précipiter la tête la première. Mais Dieu fut touché de mon désespoir : au moment où j’allais me jeter dans la mer, j’aperçus un navire assez éloigné du rivage. Je criai de toute ma force pour me faire entendre, et je dépliai la toile de mon turban pour qu’on me remarquât. Cela ne fut pas inutile : tout l’équipage m’aperçut, et le capitaine m’envoya la chaloupe. Quand je fus à bord, les marchands et les matelots me demandèrent avec beaucoup d’empressement par quelle aventure je m’étais trouvé dans cette île déserte ; et, après que je leur eus raconté tout ce qui m’était arrivé, les plus anciens me dirent qu’ils avaient plusieurs fois entendu parler des géants qui demeuraient dans cette île ; qu’on leur avait assuré que c’étaient des anthropophages, et qu’ils mangeaient les hommes crus aussi bien que rôtis. A l’égard des serpents, ils ajoutèrent qu’il y en avait en abondance dans cette île ; qu’ils se cachaient le jour et se montraient la nuit. Après qu’ils m’eurent témoigné qu’ils avaient bien de la joie de me voir échappé à tant de périls, comme ils ne doutaient pas que je n’eusse besoin de manger, ils s’empressèrent de me régaler de ce qu’ils avaient de meilleur ; et le capitaine, remarquant que mon habit était tout en lambeaux, eut la générosité de m’en faire donner un des siens.
Nous courûmes la mer quelque temps ; nous touchâmes à plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à celle de Salahat, d’où l’on tire le sandal, qui est un bois de grand usage dans la médecine. Nous entrâmes dans le port et nous y mouillâmes. Les marchands commencèrent à faire débarquer leurs marchandises, pour les vendre ou les échanger. Pendant ce temps-là, le capitaine m’appela et me dit : « Frère, j’ai en dépôt des marchandises qui appartenaient à un marchand qui a navigué quelque temps sur mon navire. Comme ce marchand est mort, je les fais valoir, pour en rendre compte à ses héritiers, lorsque j’en rencontrerai quelqu’un. » Les ballots dont il entendait parler étaient déjà sur le tillac. Il me les montra, en me disant : « Voilà les marchandises en question ; j’espère que vous voudrez bien vous charger d’en faire commerce, sous la condition du droit dû à la peine que vous prendrez. » J’y consentis, en le remerciant de ce qu’il me donnait l’occasion de ne pas demeurer oisif.
L’écrivain du navire enregistrait tous les ballots avec les noms des marchands à qui ils appartenaient. Comme il demandait au capitaine sous quel nom il voulait qu’il enregistrât ceux dont il venait de me charger : « Écrivez, lui répondit-il, sous le nom de Sindbad le marin. » Je ne pus m’entendre nommer sans émotion ; et, envisageant le capitaine, je le reconnus pour celui qui, dans mon second voyage, m’avait abandonné dans l’île où je m’étais endormi au bord d’un ruisseau, et qui avait remis à la voile sans m’attendre ou me faire chercher. Je ne me l’étais pas remis d’abord, à cause du changement qui s’était fait en sa personne depuis le temps que je ne l’avais vu.
Pour lui, qui me croyait mort, il ne faut pas s’étonner s’il ne me reconnut pas. « Capitaine, lui dis-je, est-ce que le marchand à qui étaient ces ballots s’appelait Sindbad ? — Oui, me répondit-il, il se nommait de la sorte ; il était de Bagdad, et il s’était embarqué sur mon vaisseau à Balsora. Un jour que nous descendîmes dans une île pour faire de l’eau et prendre quelques rafraîchissements, je ne sais par quelle méprise je remis à la voile sans prendre garde qu’il ne s’était pas embarqué avec les autres. Nous ne nous en aperçûmes, les marchands et moi, que quatre heures après. Nous avions le vent en poupe, et si frais, qu’il ne nous fut pas possible de revirer de bord pour aller le reprendre. Vous le croyez donc mort ? repris-je. — Assurément, repartit-il. — Eh bien, capitaine, lui répliquai-je, ouvrez les yeux et connaissez ce Sindbad que vous laissâtes dans cette île déserte. Je m’endormis au bord d’un ruisseau, et quand je me réveillai, je ne vis plus personne de l’équipage. » A ces mots, le capitaine s’attacha à me regarder.
Après m’avoir fort attentivement considéré, il me reconnut enfin. « Dieu soit loué s’écria-t-il en m’embrassant ; je suis ravi que la fortune ait réparé ma faute. Voilà vos marchandises, que j’ai toujours pris soin de conserver et de faire valoir dans tous les ports où j’ai abordé. Je vous les rends avec le profit que j’en ai tiré. » Je les pris, en témoignant au capitaine toute la reconnaissance que je lui devais.
De l’île de Salahat nous allâmes à une autre, où je me fournis de clous de girofle, de cannelle et d’autres épiceries. Quand nous nous eu fûmes éloignés, nous vîmes une tortue qui avait vingt coudées en longueur et en largeur ; nous remarquâmes aussi un poisson qui tenait de la vache ; il avait du lait, et sa peau est d’une si grande dureté, qu’on en fait ordinairement des boucliers. J’en vis un autre qui avait la figure et la couleur d’un chameau. Enfin, après une longue navigation, j’arrivai à Balsora, et de là je revins en cette ville de Bagdad, avec tant de richesses que j’en ignorais la quantité. J’en donnai encore aux pauvres une partie considérable, et j’ajoutai d’autres grandes terres à celles que j’avais déjà acquises.
Sindbad acheva ainsi l’histoire de son troisième voyage. Il va donner ensuite cent autres sequins à Hindbad en l’invitant au repas du lendemain et au récit du quatrième voyage. Hindbad et la compagnie se retirèrent ; et, le jour suivant étant revenu, Sindbad prit la parole, sur la fin du dîner et continua ses aventures.