Conte de Antoine Galland
Sire, dit Scheherazade, j’ai déjà eu l’honneur d’entretenir votre Majesté d’une sortie que le calife Haroun-al-Raschid fit, une nuit, de son palais ; il faut que je vous en raconte encore une autre.
Un jour, ce prince avertit le grand vizir Giafar de se trouver au palais la nuit prochaine. « Vizir, lui dit-il, je veux faire le tour de la ville et m’informer de ce qu’on y dit, et particulièrement si on est content de mes officiers de justice. S’il y en a dont on ait raison de se plaindre, nous les déposerons pour en mettre d’autres à leurs places, qui s’acquitteront mieux de leur devoir. Si, au contraire, il y en a dont on se loue, nous aurons pour eux les égards qu’ils méritent. » Le grand vizir s’étant rendu au palais à l’heure marquée, le calife, lui et Mesrour, chef des eunuques, se déguisèrent, pour n’être pas connus, et sortirent tous trois ensemble.
Ils passèrent par plusieurs places et par plusieurs marchés ; et, en entrant dans une petite rue, ils virent, au clair de la lune, un bon homme à barbe blanche, qui avait la taille haute et qui portait des filets sur sa tête. Il avait au bras un panier pliant de feuilles de palmier, et un bâton à la main. « A voir ce vieillard, dit le calife, il n’est pas riche abordons-le et lui demandons l’état de sa fortune. — Bon homme, lui dit le vizir, qui es-tu ? — Seigneur, lui répondit le vieillard, je suis pêcheur, mais le plus pauvre et le plus misérable de ma profession. Je suis sorti de chez moi tantôt, sur le midi, pour aller pêcher, et, depuis ce temps-là jusqu’à présent, je n’ai pas pris le moindre poisson. Cependant j’ai une femme et des petits enfants, et je n’ai pas de quoi les nourrir. »
Le calife, touché de compassion dit au pêcheur « Aurais-tu le courage de retourner sur tes pas et de jeter tes filets encore une fois seulement ? Nous te donnerons cent sequins de ce que tu amèneras. » Le pêcheur, à cette proposition, oubliant toute la peine de la journée, prit le calife au mot et retourna vers le Tigre avec lui, Giafar et Mesrour, en disant en lui-même : « Ces seigneurs paraissent trop honnêtes et trop raisonnables pour me pas me récompenser de ma peine ; et quand ils ne me donneraient que la centième partie de ce qu’ils me promettent, ce serait encore beaucoup pour moi. »
Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêcheur y jeta ses filets, puis, les ayant tirés, il amena un coffre bien fermé et fort pesant qui s’y trouva. Le calife lui fit compter aussitôt cent sequins par le grand vizir, et le renvoya. Mesrour chargea le coffre sur ses épaules, par l’ordre de son maître, qui, dans l’empressement de savoir ce qu’il y avait dedans, retourna au palais en diligence. Là, le coffre ayant été ouvert, on y trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier, fermé et cousu par l’ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfaire l’impatience du calife, on ne se donna pas la peine de le découdre ; on coupa promptement le fil avec un couteau, et l’on tira du panier un paquet enveloppé dans un méchant tapis et lié avec de la corde. La corde déliée et le paquet défait, on vit avec horreur le corps d’une jeune dame, plus blanc que de la neige, et coupé par morceaux.
Sire, Votre Majesté s’imaginera mieux elle-même que je ne le puis faire comprendre par mes paroles quel fut l’étonnement du calife à cet affreux spectacle. Mais de la surprise il passa en un instant à la colère ; et lançant au vizir un regard furieux : « Ah, malheureux lui dit-il, est-ce donc ainsi que tu veilles sur les actions de mes peuples ? On commet impunément, sous ton ministère, des assassinats dans ma capitale, et l’on jette mes sujets dans le Tigre, afin qu’ils crient vengeance contre moi au jour du jugement ! Si tu ne venges promptement le meurtre de cette femme par la mort de son meurtrier, je jure par le saint nom de Dieu que je te ferai pendre, toi et quarante de ta parenté. — Commandeur des croyants, lui dit le grand vizir, je supplie Votre Majesté de m’accorder du temps pour faire des perquisitions. — Je ne te donne que trois jours pour cela, repartit le calife ; c’est à toi d’y songer.
Le vizir Giafar se retira chez lui dans une grande confusion de sentiments. « Hélas ! disait-il, comment, dans une ville aussi vaste et aussi peuplée que Bagdad, pourrai-je déterrer un meurtrier qui sans doute a commis ce crime sans témoin et qui est peut-être déjà sorti de cette ville ? Un autre que moi tirerait de prison un misérable et le ferait mourir pour contenter le calife ; mais je ne veux pas charger ma conscience de ce forfait, et j’aime mieux mourir que de me sauver à ce prix-là. »
Il ordonna aux officiers de police et de justice qui lui obéissaient de faire une exacte recherche du criminel. Ils mirent leurs gens en campagne et s’y mirent eux-mêmes, ne se croyant guère moins intéressés que le vizir en cette affaire. Mais tous leurs soins furent inutiles : quelque diligence qu’ils y apportassent, ils ne purent découvrir l’auteur de l’assassinat ; et le vizir jugea bien que, sans un coup du ciel, c’était fait de sa vie.
Effectivement, le troisième jour étant venu, un huissier arriva chez ce malheureux ministre et le somma de le suivre. Le vizir obéit et, le calife lui ayant demandé où était le meurtrier : « Commandeur des croyants, lui répondit-il les larmes aux yeux, je n’ai trouvé personne qui ait pu m’en donner la moindre nouvelle. » Le calife lui fit des reproches remplis d’emportements et de fureur, et commanda qu’on le pendit devant la porte du palais, lui et quarante des Barmecides.
Pendant que l’on travaillait à dresser les potences et qu’on se saisissait des quarante Barmecides dans leurs maisons, un crieur public alla, par ordre du calife, faire ce cri dans tous les quartiers de la ville :
« Qui veut avoir la satisfaction de voir pendre le grand vizir Giafar et quarante des Barmecides, ses parents, qu’il vienne à la place qui est devant le palais. »
Lorsque tout fut prêt, le juge criminel et un grand nombre d’huissiers du palais amenèrent le grand vizir avec les quarante Barmecides, les firent disposer chacun au pied de la potence qui lui était destinée, et on leur passa autour du cou la corde avec laquelle ils devaient être levés en l’air. Le peuple, dont toute la place était remplie, ne put voir ce triste spectacle sans douleur et sans verser des larmes ; car le grand vizir Giafar et les Barmecides étaient chéris et honorés pour leur probité, leur libéralité et leur désintéressement, non seulement à Bagdad, mais même par tout l’empire du calife.
Rien n’empêchait qu’on n’exécutât l’ordre irrévocable de ce prince trop sévère ; et on allait ôter la vie aux plus honnêtes gens de la ville, lorsqu’un jeune homme très bien fait et fort proprement vêtu fendit la presse, pénétra jusqu’au grand vizir, et, après lui avoir baisé la main : « Souverain vizir, lui dit-il, chef des émirs de cette cour, refuge des pauvres, vous n’êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes ici. Retirez-vous et me laissez expier la mort de la dame qui a été jetée dans le Tigre. C’est moi qui suis son meurtrier, et je mérite d’en être puni. »
Quoique ce discours causât beaucoup de joie au vizir, il ne laissa pas d’avoir pitié du jeune homme, dont la physionomie, au lieu de paraître sinistre, avait quelque chose d’engageant ; et il allait lui répondre, lorsqu’un grand homme d’un âge déjà fort avancé, ayant aussi fendu la presse, arriva et dit au vizir : « Seigneur, ne croyez rien de ce que vous dit ce jeune homme nul autre que moi n’a tué la dame qu’on a trouvée dans le coffre ; c’est sur moi seul que doit tomber le châtiment. Au nom de Dieu, je vous conjure de ne pas punir l’innocent pour le coupable. Seigneur, reprit le jeune homme en s’adressant au vizir, je vous jure que c’est moi qui ai commis cette méchante action, et que personne au monde n’en est complice. Mon fils, interrompit le vieillard, c’est le désespoir qui vous a conduit ici, et vous voulez prévenir votre destinée ; pour moi, il y a longtemps que je suis au monde, je dois en être détaché. Laissez-moi donc sacrifier ma vie pour la vôtre. Seigneur, ajouta-t-il en s’adressant au grand vizir, je vous le répète encore : c’est moi qui suis l’assassin ; faites-moi mourir et ne différez pas. »
La contestation du vieillard et du jeune homme obligea le vizir Giafar à les mener tous deux devant le calife, avec la permission de l’officier chargé de présider à cette terrible exécution, qui se faisait un plaisir de le favoriser. Lorsqu’il fut en présence de ce prince, il baisa la terre par sept fois et parla de cette manière : « Commandeur des croyants, j’amène à Votre Majesté ce vieillard et ce jeune homme, qui se disent tous deux séparément meurtriers de la dame. » Alors le calife demanda aux accusés qui des deux avait massacré la dame si cruellement et l’avait jetée dans le Tigre. Le jeune homme assura que c’était lui ; mais, le vieillard, de son côté, soutenant le contraire : « Allez, dit le calife au grand vizir, faites-les pendre tous deux. Mais, sire, dit le vizir, s’il n’y en a qu’un de criminel, il y aurait de l’injustice à faire mourir l’autre. »
A ces mots, le jeune homme reprit « Je jure, par le grand Dieu qui a élevé les cieux à la hauteur où ils sont, que c’est moi qui ai tué la dame, qui l’ai coupée par quartiers et jetée dans le Tigre il y a quatre jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du jugement si ce que je dis n’est pas véritable ; ainsi je suis celui qui doit être puni. » Le calife fut surpris de ce serment et y ajouta foi, d’autant plus que le vieillard n’y répliqua rien. C’est pourquoi, se tournant vers le jeune homme : « Malheureux, lui dit-il, pour quel sujet as-tu commis un crime si détestable, et quelle raison peux-tu avoir d’être venu t’offrir toi-même à la mort ? — Commandeur des croyants, répondit-il, si l’on mettait par écrit tout ce qui s’était passé entre cette dame et moi, ce serait une histoire qui pourrait être très utile aux hommes. —. Raconte-nous-la donc, reprit le calife, je te l’ordonne. » Le jeune homme obéit et commença son récit de cette sorte :
N°27 Histoire de la Dame massacrée et du Jeune Homme son mari – Conte de Antoine Galland wiki
Commandeur des croyants, Votre Majesté saura que la dame massacrée était ma femme, fille de ce vieillard que vous voyez, qui est mon oncle paternel. Elle n’avait que douze ans quand il me la donna en mariage, et il y en a onze d’écoulés depuis ce temps-là. J’ai eu d’elle trois enfants mâles, qui sont vivants ; et je dois lui rendre cette justice, qu’elle n’a jamais donné le moindre sujet de déplaisir. Elle était sage, de bonnes mœurs, et mettait toute son attention à me plaire. De mon côté, je l’aimais parfaitement et je prévenais tous ses désirs, bien loin de m’y opposer.
Il y a environ deux mois qu’elle tomba malade. J’en eus tout le soin imaginable, et je n’épargnai rien pour lui procurer une prompte guérison. Au bout d’un mois, elle commença à se mieux porter et voulut aller au bain. Avant que de sortir du logis, elle me dit : « Mon cousin, car elle m’appelait ainsi par familiarité, j’ai envie de manger des pommes ; vous me feriez un extrême plaisir si vous pouviez m’en trouver ; il y a longtemps que cette envie me tient, et je vous avoue qu’elle s’est augmentée à un point que, si elle n’est bientôt satisfaite, je crains qu’il ne m’arrive quelque disgrâce. — Très volontiers, lui répondis-je ; je vais faire tout mon possible pour vous contenter. »
J’allai aussitôt chercher des pommes dans tous les marchés et dans toutes les boutiques ; mais je n’en pus trouver une, quoique j’offrisse d’en donner un sequin. Je revins au logis, fort fâché de la peine que j’avais prise inutilement. Pour ma femme, quand elle fut revenue du bain et qu’elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne lui permit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin et allai dans tous les jardins ; mais je ne réussis pas mieux que le jour précédent. Je rencontrai seulement un vieux jardinier qui me dit que, quelque peine que je me donnasse, je n’en trouverais point ailleurs qu’au jardin de Votre Majesté, à Balsora.
Comme j’aimais passionnément ma femme et que je ne voulais pas avoir à me reprocher d’avoir négligé de la satisfaire, je pris un habit de voyageur ; et après l’avoir instruite de mon dessein, je partis pour Balsora. Je fis une si grande diligence, que je fus de retour au bout de quinze jours. Je rapportai trois pommes, qui m’avaient coûté un sequin la pièce. Il n’y en avait pas davantage dans le jardin, et le jardinier n’avait pas voulu me les donner à meilleur marché. En arrivant, je les présentai à ma femme ; mais il se trouva que l’envie lui en était passée. Ainsi elle se contenta de les recevoir et les posa à côté d’elle. Cependant elle était toujours malade, et je ne savais quel remède apporter à son mal.
Peu de jours après mon voyage, étant assis dans ma boutique, au lieu public où l’on vend toutes sortes d’étoffes fines, je vis entrer un grand esclave noir, de fort méchante mine, qui tenait à la main une pomme que je reconnus pour une de celles que j’avais apportées de Balsora. Je n’en pouvais douter, puisque je savais qu’il n’y en avait pas une dans Bagdad ni dans tous les jardins aux environs. J’appelai l’esclave : « Bon esclave, lui dis-je, apprends-moi, je te prie, où tu as pris cette pomme. — C’est, me répondit-il en souriant, un présent que m’a fait mon amoureuse. J’ai été la voir aujourd’hui, et je l’ai trouvée un peu malade. J’ai vu trois pommes auprès d’elle et je lui ai demandé d’où elle les avait eues ; elle m’a répondu que son bon homme de mari avait fait un voyage de quinze jours, exprès pour les lui aller chercher, et qu’il les lui avait apportées. Nous avons fait collation ensemble, et, en la quittant, j’en ai pris et emporté une que voici.
Ce discours me mit hors de moi-même. Je me levai de ma place ; et, après avoir fermé ma boutique, je courus chez moi avec empressement et je montai à la chambre de ma femme. Je regardai d’abord où étaient les pommes, et, n’en voyant que deux, je demandai où était la troisième. Alors ma femme, ayant tourné la tête du côté des pommes et n’en ayant aperçu que deux, me répondit froidement : « Mon cousin, je ne sais ce qu’elle est devenue. » A cette réponse, je ne fis pas difficulté de croire que ce que m’avait dit l’esclave ne fût véritable. En même temps, je me laissai emporter à une fureur jalouse ; et, tirant un couteau qui était attaché à ma ceinture, je le plongeai dans la gorge de cette misérable. Ensuite je lui coupai la tête et mis son corps par quartiers ; j’en fis un paquet que je cachai dans un panier pliant ; et, après avoir cousu l’ouverture du panier avec un fil de laine rouge, je l’enfermai dans un coffre que je chargeai sur mes épaules, dès qu’il fut nuit, et que j’allai jeter dans le Tigre.
Les deux plus petits de mes enfants étaient déjà couchés et endormis, et le troisième était hors de la maison ; je le trouvai, à mon retour, assis près de la porte et pleurant à chaudes larmes. Je lui demandai le sujet de ses pleurs. « Mon père, me dit-il, j’ai pris ce matin à ma mère, sans qu’elle en ait rien vu, une des trois pommes que vous lui avez apportées. Je l’ai gardée longtemps ; mais, comme je jouais tantôt, dans la rue, avec mes petits frères, un grand esclave qui passait me l’a arrachée de la main et l’a emportée ; j’ai couru après lui en la lui redemandant ; mais j’ai eu beau lui dire qu’elle appartenait à ma mère qui était malade, que vous aviez fait un voyage de quinze jours pour l’aller chercher, tout cela a été inutile. Il n’a pas voulu me la rendre ; et comme je le suivais en criant après lui, il s’est retourné, m’a battu, et puis s’est mis à courir de toute sa force par plusieurs rues détournées, de manière que je l’ai perdu de vue. Depuis ce temps-là, j’ai été me promener hors de la ville, en attendant que vous revinssiez ; et je vous attendais, mon père, pour vous prier de n’en rien dire à ma mère, de peur que cela ne la rende plus malade. » En achevant ces mots, il redoubla ses larmes.
Le discours de mon fils me jeta dans une affliction inconcevable. Je reconnus alors l’énormité de mon crime et je me repentis, mais trop tard, d’avoir ajouté foi aux impostures du malheureux esclave qui, sur ce qu’il avait appris de mon fils, avait composé la funeste fable que j’avais prise pour une vérité. Mon oncle, qui est ici présent, arriva sur ces entrefaites ; il venait pour voir sa fille ; mais, au lieu de la trouver vivante, il apprit par moi-même qu’elle n’était plus ; car je ne lui déguisai rien ; et, sans attendre qu’il me condamnât, je me déclarai moi-même le plus criminel de tous les hommes. Néanmoins, au lieu de m’accabler de justes reproches, il joignit ses pleurs aux miens, et nous pleurâmes ensemble trois jours sans relâche, lui, la perte d’une fille qu’il avait toujours tendrement aimée, et moi, celle d’une femme qui m’était chère et dont je m’étais privé d’une manière si cruelle, et pour avoir trop légèrement cru le rapport d’un esclave menteur. Voilà, commandeur des croyants, l’aveu sincère que Votre Majesté a exigé de moi. Vous savez à présent toutes les circonstances de mon crime, et je vous supplie très humblement d’en ordonner la punition : quelque rigoureuse qu’elle puisse être, je n’en murmurerai point et je la trouverai trop légère.
Le calife fut extrêmement étonné de ce que le jeune homme venait de lui raconter. Mais ce prince équitable, trouvant qu’il était plus à plaindre qu’il n’était criminel, entra dans ses intérêts. « L’action de ce jeune homme, dit-il, est pardonnable devant Dieu, et excusable auprès des hommes. Le méchant esclave est la cause unique de ce meurtre c’est lui seul qu’il faut punir. C’est pourquoi, continua-t-il en s’adressant au grand vizir, je te donne trois jours pour le trouver. Si tu ne me l’amènes dans ce terme, je te ferai mourir à sa place. »
Le malheureux Giafar, qui s’était cru hors de danger, fut accablé de ce nouvel ordre du calife ; mais comme il n’osait rien répliquer à ce prince dont il connaissait l’humeur, il s’éloigna de sa présence et se retira chez lui, les larmes aux yeux, persuadé qu’il n’avait plus que trois jours à vivre. Il était tellement convaincu qu’il ne trouverait point l’esclave, qu’il n’en fit point la moindre recherche. « Il n’est pas possible, disait-il, que dans une ville telle que Bagdad, où il y a une infinité d’esclaves noirs, je démêle celui dont il s’agit. A moins que Dieu ne me le fasse connaître, comme il m’a déjà fait découvrir l’assassin, rien ne peut me sauver. »
Il passa les deux premiers jours à s’affliger avec sa famille, qui gémissait autour de lui, en se plaignant de la rigueur du calife. Le troisième étant venu, il se disposa à mourir avec fermeté, comme un ministre intègre qui n’avait rien à se reprocher. Il fit venir des cadis et des témoins qui signèrent le testament qu’il fit en leur présence. Après cela, il embrassa sa femme et ses enfants, et leur dit le dernier adieu. Toute sa famille fondait en larmes. Jamais spectacle ne fut plus touchant. Enfin un huissier du palais arriva, qui lui dit que le calife s’impatientait de n’avoir ni de ses nouvelles, ni de celles de l’esclave noir qu’il lui avait commandé de chercher. « J’ai ordre, ajouta-t-il, de vous mener devant son trône. » L’affligé vizir se mit en état de suivre l’huissier. Mais comme il allait sortir, on lui amena la plus petite de ses filles, qui pouvait avoir cinq ou six ans. Les femmes qui avaient soin d’elle la venaient présenter à son père, afin qu’il la vît pour la dernière fois.
Comme il avait pour elle une tendresse particulière, il pria l’huissier de lui permettre de s’arrêter un moment. Alors il s’approcha de sa fille, la prit entre ses bras et la baisa plusieurs fois. En la baisant, il s’aperçut qu’elle avait dans le sein quelque chose de gros et qui avait de l’odeur. « Ma chère petite, lui dit-il, qu’avez-vous dans le sein ? — Mon cher père, lui répondit-elle, c’est une pomme sur laquelle est écrit le nom du calife, notre seigneur et maître. Rihan, notre esclave, me l’a vendue deux sequins. »
Aux mots de pomme et d’esclave, le grand vizir Giafar fit un cri de surprise mêlée de joie, et mettant aussitôt la main dans le sein de sa fille, il en tira la pomme. Il fit appeler l’esclave qui n’était pas loin ; et lorsqu’il fut devant lui : « Maraud, lui dit-il, où as-tu pris cette pomme ? Seigneur, répondit l’esclave, je vous jure que je ne l’ai dérobée ni chez vous, ni dans le jardin du commandeur des croyants. L’autre jour, comme je passais dans une rue auprès de trois ou quatre petits enfants qui jouaient, et dont l’un la tenait à la main, je la lui arrachai et l’emportai. L’enfant courut après moi en me disant que la pomme n’était pas à lui, mais à sa mère, qui était malade : que son père, pour contenter l’envie qu’elle en avait, avait fait un long voyage, d’où il en avait apporté trois ; que celle-là en était une, qu’il avait prise sans que sa mère en sût rien. Il eut beau me prier de la lui rendre, je n’en voulus rien faire ; je l’apportai au logis et la vendis deux sequins à la petite dame votre fille. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. »
Giafar ne put assez admirer comment la friponnerie d’un esclave avait été cause de la mort d’une femme innocente, et presque de la sienne. Il mena l’esclave avec lui ; et quand il fut devant le calife, il fit à ce prince un détail exact de tout ce que lui avait dit l’esclave et du hasard par lequel il avait découvert son crime.
Jamais surprise n’égala celle du calife. Il ne put se contenir ni s’empêcher de faire de grands éclats de rire. A la fin, il reprit un air sérieux et dit au vizir que, puisque son esclave avait causé un si étrange désordre, il méritait une punition exemplaire. « Je ne puis en disconvenir, sire, répondit le vizir, mais son crime n’est pas irrémissible. Je sais une histoire plus surprenante d’un vizir du Caire, nommé Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan de Balsora. Comme Votre Majesté prend plaisir à en entendre de semblables, je suis prêt à vous la raconter, à condition que si vous la trouvez plus étonnante que celle qui me donne occasion de vous la dire, vous ferez grâce à mon esclave. — Je le veux bien, repartit le calife ; mais vous vous engagez dans une grande entreprise, et je ne crois pas que vous puissiez sauver votre esclave ; car l’histoire des pommes est fort singulière. »
Giafar, prenant alors la parole, commença son récit en ces termes :