Conte de Antoine Galland

Au retour de mon sixième voyage, j’abandonnai absolument la pensée d’en faire jamais d’autres. Outre que j’étais dans un âge qui ne demandait que du repos, je m’étais bien promis de ne plus m’exposer aux périls que j’avais tant de fois courus. Ainsi je ne songeais qu’à passer doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalais quelques amis, un de mes gens me vint avertir qu’un officier du calife me demandait. Je sortis de table et allai au-devant de lui. « Le calife, me dit-il, m’a chargé de venir vous dire qu’il veut vous parler. » Je suivis au palais l’officier qui me présenta à ce prince, que je saluai en me prosternant à ses pieds. « Sindbad, me dit-il, j’ai besoin de vous, il faut que vous me rendiez un service, que vous alliez porter ma réponse et mes présents au roi de Serendib : il est juste que je lui rende la civilité qu’il m’a faite. »

Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. « Commandeur des croyants, lui dis-je, je suis prêt à exécuter tout ce que m’ordonnera Votre Majesté ; mais je la supplie très humblement de songer que je suis rebuté des fatigues incroyables que j’ai souffertes. J’ai même fait vœu de ne sortir jamais de Bagdad. » De là je pris occasion de lui faire un long détail de toutes mes aventures, qu’il eut la patience d’écouter jusqu’à la fin. Dès que j’eus cessé de parler :

« J’avoue, dit-il, que voilà des événements bien extraordinaires ; mais pourtant il ne faut pas qu’ils vous empêchent de faire pour l’amour de moi le voyage que je vous propose. Il ne s’agit que d’aller à l’île de Serendib, vous acquitter de la commission que je vous donne. Après cela, il vous sera libre de vous en revenir. Mais il faut y aller ; car vous voyez bien qu’il ne serait pas de la bienséance et de ma dignité d’être redevable au roi de cette île. » Comme je vis que le calife exigeait cela de moi absolument, je lui témoignai que j’étais prêt à lui obéir. Il en eut beaucoup de joie et me fit donner mille sequins pour les frais de mon voyage.

Je me préparai, en peu de jours, à mon départ, et sitôt qu’on m’eût livré les présents du calife avec une lettre de sa propre main, je partis et je pris la route de Balsora, où je m’embarquai. Ma navigation fut très heureuse : j’arrivai à l’île de Serendib. Là, j’exposai aux ministres la commission dont j’étais chargé et les priai de me faire donner audience incessamment. Ils n’y manquèrent pas. On me conduisit au palais avec honneur. J’y saluai le roi en me prosternant, selon la coutume.

Ce prince me reconnut d’abord et me témoigna une joie toute particulière de me revoir. « Ah ! Sindbad ! me dit-il, soyez le bienvenu ! Je vous jure que j’ai songé à vous très souvent depuis votre départ. Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. » Je lui fis mon compliment, et, après l’avoir remercié de la bonté qu’il avait pour moi, je lui présentai la lettre et le présent du calife, qu’il reçut avec toutes les marques d’une grande satisfaction.

Le calife lui envoyait un lit complet de drap d’or, estimé mille sequins, cinquante robes d’une très riche étoffe, cent autres de toile blanche, la plus fine du Caire, de Suez, de Cufa et d’Alexandrie ; un autre lit cramoisi et un autre encore d’une autre façon ; un vase d’agate plus large que profond, épais d’un doigt et ouvert d’un demi-pied, dont le fond représentait, en bas-relief, un homme un genou en terre, qui tenait un arc avec une flèche, prêt à tirer contre un lion ; il lui envoyait enfin une riche table que l’on croyait, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calife était conçue en ces termes :

« Salut, au nom du souverain guide du droit chemin, au puissant et heureux sultan, de la part d’Abdalla Haroun-al-Raschid, que Dieu a placé dans le lieu d’honneur, après ses ancêtres d’heureuse mémoire.

« Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-ci émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs. Nous espérons qu’en jetant les yeux dessus, vous connaîtrez notre bonne intention et que vous l’aurez pour agréable. Adieu. »

Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife répondait à l’amitié qu’il lui avait témoignée. Peu de temps après cette audience, je sollicitai celle de mon congé, que j’eus beaucoup de peine à obtenir. Le roi, en me congédiant, me fit un présent très considérable. Je me rembarquai aussitôt, dans le dessein de m’en retourner à Bagdad ; mais je n’eus pas le bonheur d’y arriver comme je l’espérais, et Dieu en disposa autrement.

Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des corsaires, qui eurent d’autant moins de peine à s’emparer de notre vaisseau, qu’on n’y était nullement en état de se défendre. Quelques personnes de l’équipage voulurent faire résistance, mais il leur en coûta la vie ; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s’opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves.

Après que les corsaires nous eurent tous dépouillés et qu’ils nous eurent donné de méchants habits au lieu des nôtres, ils nous emmenèrent dans une grande île, fort éloignée, où ils nous vendirent.

Je tombai entre les mains d’un riche marchand, qui ne m’eut pas plus tôt acheté qu’il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s’était pas encore bien informé qui j’étais, il me demanda si je ne savais pas quelque métier. Je lui répondis, sans me faire mieux connaître que je n’étais pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les corsaires qui m’avaient vendu m’avaient enlevé tout ce que j’avais. « Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de l’arc ? » Je lui répondis que c’était un des exercices de ma jeunesse et que je ne l’avais pas oublié depuis. Alors il me donna un arc et des flèches, et m’ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont l’étendue était très vaste. Nous y entrâmes fort avant, et lorsqu’il jugea à propos de s’arrêter, il me fit descendre. Ensuite, me montrant un grand arbre « Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphants que vous verrez passer, car il y en a une quantité prodigieuse dans cette forêt. S’il en tombe quelqu’un, venez m’en donner avis. » Après m’avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et je demeurai sur l’arbre, à l’affût, pendant toute la nuit.

Je n’en aperçus aucun pendant tout ce temps-là ; mais le lendemain, dès que le soleil fut levé, j’en vis paraître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres se retirèrent aussitôt et me laissèrent la liberté d’aller avertir mon patron de la chasse que je venais de faire. En faveur de cette nouvelle, il me régala d’un bon repas, loua mon adresse et me caressa fort. Puis nous allâmes ensemble à la forêt, où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous enterrâmes l’éléphant que j’avais tué. Mon patron se proposait de revenir lorsque l’animal serait pourri et d’enlever les dents pour en faire commerce.

Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettais pas toujours à l’affût sur le même arbre, je me plaçais tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Un matin, que j’attendais l’arrivée des éléphants, je m’aperçus avec un extrême étonnement qu’au lieu de passer devant moi en traversant la forêt, comme à l’ordinaire, ils s’arrêtèrent et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en était couverte et tremblait sous leurs pas. Ils s’approchèrent de l’arbre où j’étais monté et l’environnèrent tous, la trompe étendue et les yeux attachés sur moi. A ce spectacle étonnant, je restai immobile et saisi d’une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me tombèrent des mains.

Je n’étais pas agité d’une crainte vaine. Après que les éléphants m’eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l’arbre par le bas avec sa trompe et fit un si puissant effort, qu’il le déracina et le renversa par terre. Je tombai avec l’arbre ; mais l’animal me prit avec sa trompe et me chargea sur son dos, où je m’assis plus mort que vif, avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête de tous les autres qui le suivaient en troupe, me porta jusqu’à un endroit, et, m’ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui l’accompagnaient. Concevez, s’il est possible, l’état où j’étais : je croyais plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps étendu sur la place, ne voyant plus d’éléphant, je me levai et remarquai que j’étais sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d’ossements et de dents d’éléphants. Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité de réflexions. J’admirai l’instinct de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière et qu’ils ne m’y eussent apporté exprès pour me l’enseigner, afin que je cessasse de les persécuter, puisque je le faisais dans la vue seule d’avoir leurs dents. Je ne m’arrêtai pas sur la colline ; je tournai mes pas vers la ville et, après avoir marché un jour et une nuit, j’arrivai chez mon patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route ; ce qui me fit connaître qu’ils s’étaient éloignés plus avant dans la forêt, pour me laisser la liberté d’aller sans obstacle à la colline.

Dès que mon patron m’aperçut : « Ah, pauvre Sindbad ! me dit-il, j’étais dans une grande peine de savoir ce que tu pouvais être devenu. J’ai été à la forêt, j’y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc et des flèches par terre ; et après t’avoir inutilement cherché, je désespérais de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t’est arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? » Je satisfis sa curiosité ; et le lendemain, nous allâmes tous deux à la colline, où il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avais dit. Nous chargeâmes l’éléphant sur lequel nous étions venus de tout ce qu’il pouvait porter de dents ; et lorsque nous fûmes de retour : « Mon frère, me dit-il (car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va m’enrichir), que Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités ! Je déclare devant lui que je vous donne la liberté

Je vous avais dissimulé ce que vous allez entendre : les éléphants de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d’esclaves que nous envoyons chercher de l’ivoire. Quelques conseils que nous leur donnions, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie et n’a fait cette grâce qu’à vous seul. C’est une marque qu’il vous chérit et qu’il a besoin de vous dans le monde, pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un avantage incroyable : nous n’avons pu avoir d’ivoire jusqu’à présent qu’en exposant la vie de nos esclaves ; et voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir ; je veux ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrais engager toute la ville à faire votre fortune : mais c’est une gloire que je veux avoir à moi seul. »

A ce discours obligeant, je répondis : « Patron, Dieu vous conserve ! La liberté que vous m’accordez suffit pour vous acquitter envers moi ; et pour toute récompense du service que j’ai eu le bonheur de vous rendre, à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission de retourner en mon pays. — Eh bien, répliqua-t-il, Moçon nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l’ivoire. Je vous renverrai alors et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous ; » Je le remerciai de nouveau de la liberté qu’il venait de me donner et des bonnes intentions qu’il avait pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le Moçon ; et pendant ce temps-là, nous fîmes tant de voyages à la colline, que nous remplîmes ses magasins d’ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négociaient firent la même chose : car cela ne leur fut pas longtemps caché.

Les navires arrivèrent enfin ; et mon patron, ayant choisi lui-même celui sur lequel je devais m’embarquer, le chargea d’ivoire à demi pour mon compte. Il n’oublia pas d’y faire mettre aussi des provisions en abondance pour mon passage ; et de plus, il m’obligea d’accepter des présents de grand prix, des curiosités du pays. Après que je l’eus remercié autant qu’il me fut possible de tous les bienfaits que j’avais reçus de lui, je m’embarquai. Nous mimes à la voile ; et comme l’aventure qui m’avait procuré la liberté était fort extraordinaire, j’en avais toujours l’esprit occupé.

Nous nous arrêtâmes dans quelques îles pour y prendre des rafraîchissements. Notre vaisseau étant parti d’un port de terre ferme des Indes, nous y allâmes aborder ; et là, pour éviter les dangers de la mer jusqu’à Balsora, je fis débarquer l’ivoire qui m’appartenait, résolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse somme d’argent ; j’en achetai plusieurs choses rares, pour en faire des présents, et quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grosse caravane de marchands. Je demeurai longtemps en chemin et je souffris beaucoup ; mais je souffrais avec patience, en faisant réflexion que je n’avais plus à craindre ni les tempêtes, ni les corsaires, ni les serpents, ni tous les autres périls que j’avais courus.

Toutes ces fatigues finirent enfin j’arrivai heureusement à Bagdad. J’allai d’abord me présenter au calife et lui rendre compte de mon ambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avait causé de l’inquiétude, mais qu’il avait pourtant toujours espéré que Dieu ne m’abandonnerait point. Quand je lui appris l’aventure des éléphants, il en parut fort surpris, et il aurait refusé d’y ajouter foi si ma sincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette histoire et les autres que je lui racontai si curieuses, qu’il chargea un de ses secrétaires de les écrire en caractères d’or, pour être conservées dans son trésor. Je me retirai très content de l’honneur et des présents qu’il me fit ; puis je me donnai tout entier à ma famille, à mes parents et à mes amis.

Ce fut ainsi que Sindbad acheva le récit de son septième et dernier voyage ; et s’adressant ensuite à Hindbad : « Eh bien, mon ami, ajouta-t-il, avez-vous ouï dire que quelqu’un ait souffert autant que moi, ou qu’aucun mortel se soit trouvé dans des embarras si pressants ? N’est-il pas juste qu’après tant de travaux je jouisse d’une vie agréable et tranquille ? » Comme il achevait ces mots, Hindbad s’approcha de lui et dit, en lui baisant la main « Il faut avouer, seigneur, que vous avez essuyé d’effroyables périls ; mes peines ne sont pas comparables aux vôtres. Si elles m’affligent dans le temps que je les souffre, je m’en console par le petit profit que j’en tire. Vous méritez non seulement une vie tranquille, vous êtes digne encore de tous les biens que vous possédez, puisque vous en faites un si bon usage et que vous êtes si généreux. Continuez donc de vivre dans la joie, jusqu’à l’heure de votre mort. » Sindbad lui fit donner encore cent sequins, le reçut au nombre de ses amis, lui dit de quitter sa profession de porteur et de continuer à venir manger chez lui ; qu’il aurait lieu de se souvenir toute sa vie de Sindbad le marin.