Conte de Antoine Galland
Alcouz était le nom de mon quatrième frère. Il devint borgne à l’occasion que j’aurai l’honneur de dire à Votre Majesté. Il était boucher de profession ; il avait un talent particulier pour élever et dresser des béliers à se battre, et, par ce moyen, il s’était acquis la connaissance et l’amitié des principaux seigneurs, qui se plaisent à voir ces sortes de combat, et qui ont pour cet effet des béliers chez eux Il était d’ailleurs fort achalandé ; il avait toujours dans sa boutique la plus belle viande qu’il y eût à la boucherie, parce qu’il était fort riche et qu’il n’épargnait rien pour avoir la meilleure.
Un jour qu’il était dans sa boutique, un vieillard, qui avait une longue barbe blanche, vint acheter six livres de viande, lui en donna l’argent, et s’en alla. Mon frère trouva cet argent si beau, si blanc et si bien monnayé, qu’il le mit à part dans un coffre, dans un endroit séparé.Le même vieillard ne manqua pas, durant cinq mois, de venir prendre chaque jour la même quantité de viande, et de la payer de pareille monnaie, que mon frère continua de mettre à part.
Au bout de cinq mois, Alcouz voulant acheter une quantité de moutons et les payer avec cette belle monnaie, ouvrit le coffre ; mais au lieu de la trouver, il fut dans un étonnement extrême de ne voir que des feuilles coupées en rond, à la place où il l’avait mise. Il se donna de grands coups à la tête, en faisant des cris qui attirèrent bientôt les voisins, dont la surprise égala la sienne lorsqu’ils eurent appris de quoi il s’agissait. « Plût à Dieu, s’écria mon frère en pleurant, que ce traître de vieillard arrivât présentement, avec son air hypocrite ! » Il n’eut pas plus tôt achevé ces paroles qu’il le vit venir de loin ; il courut au-devant de lui avec précipitation, et, mettant la main sur lui : « Musulmans, s’écria-t-il de toute sa force, à l’aide ! Écoutez la friponnerie que ce méchant homme m’a faite. » En même temps il raconta à une assez grande foule de peuple, qui s’était assemblée autour de lui, ce qu’il avait déjà conté à ses voisins. Lorsqu’il eut achevé, le vieillard, sans s’émouvoir, lui dit froidement : « Vous feriez fort bien de me laisser aller et de réparer par cette action l’affront que vous me faites devant tant de monde, de crainte que je ne vous en fasse un plus sanglant, dont je serais fâché.— Hé ! qu’avez-vous à dire contre moi ? lui répliqua mon frère. Je suis un honnête homme dans ma profession, et je ne vous crains pas. — Vous voulez donc que je le publie ? reprit le vieillard du même ton. Sachez, ajouta-t-il en s’adressant au peuple, qu’au lieu de vendre de la chair de mouton, comme il le doit, il vend de la chair humaine ! — Vous êtes un imposteur, lui repartit mon frère. — Non, non, dit alors le vieillard à l’heure que je vous parle, il y a un homme égorgé et attaché au dehors de votre boutique, comme un mouton ; qu’on y aille, et l’on verra si je dis la vérité. »
Avant que d’ouvrir le coffre où étaient les feuilles, mon frère avait tué un mouton ce jour-là, l’avait accommodé et exposé hors de sa boutique, selon sa coutume. Il protesta que ce que disait le vieillard était faux ; mais, malgré ses protestations, la populace crédule, se laissant prévenir contre un homme accusé d’un fait si atroce, voulut en être éclaircie sur-le-champ. Elle obligea mon frère à lâcher le vieillard, s’assura de lui-même, et courut en fureur jusqu’à sa boutique, où elle vit l’homme égorgé et attaché comme l’accusateur l’avait dit, car ce vieillard, qui était magicien, avait fasciné les yeux de tout le monde, comme il les avait fascinés à mon frère, pour lui faire prendre pour de bon argent les feuilles qu’il lui avait données.
A ce spectacle, un de ceux qui tenaient Alcouz lui dit, en lui appliquant un grand coup de poing : « Comment, méchant homme, c’est donc ainsi que tu nous fait manger de la chair humaine ? » Et le vieillard, qui ne l’avait pas abandonné, lui en déchargea un autre dont il lui creva un œil. Toutes les personnes même qui purent approcher de lui ne l’épargnèrent pas. On ne se contenta pas de le maltraiter ; on le conduisit devant le juge de police, à qui l’on présenta le prétendu cadavre, que l’on avait détaché et apporté, pour servir de témoin contre l’accusé. « Seigneur, lui dit le vieillard magicien, vous voyez un homme qui est assez barbare pour massacrer les gens et qui vend leur chair pour de la viande de mouton. Le public attend que vous fassiez un châtiment exemplaire. » Le juge de police entendit mon frère avec patience ; mais l’argent changé en feuilles lui parut si peu digne de foi, qu’il traita mon frère d’imposteur ; et, s’en rapportant au témoignage de ses yeux, il lui fit donner cinq cents coups de bâton.
Ensuite, l’ayant obligé de lui dire où était son argent, il lui enleva tout ce qu’il avait et le bannit à perpétuité, après l’avoir exposé aux yeux de toute la ville, trois jours de suite, monté sur un chameau.
Je n’étais pas à Bagdad lorsqu’une aventure si tragique arriva à mon quatrième frère. Il se retira dans un lieu écarté, où il demeura caché jusqu’à ce qu’il fût guéri des coups de bâton dont il avait le dos meurtri ; car c’était sur le dos qu’on l’avait frappé. Lorsqu’il fut en état de marcher, il se rendit, la nuit, par des chemins détournés, à une ville où il n’était connu de personne, et il y prit un logement d’où il ne sortait presque pas. A la fin, ennuyé de vivre toujours enfermé, il alla se promener dans un faubourg, où il entendit tout à coup un grand bruit de cavaliers qui venaient derrière lui. Il était alors, par hasard, près de la porte d’une grande maison ; et, comme, après ce qui lui était arrivé, il appréhendait tout, il craignit que ces cavaliers ne le suivissent pour l’arrêter : c’est pourquoi il ouvrit la porte pour se cacher ; et, après l’avoir refermée, il entra dans une grande cour, où il n’eut pas plus tôt paru que deux domestiques vinrent à lui, et, le prenant au collet : « Dieu soit loué, lui dirent-ils, de ce que vous venez vous-même vous livrer à nous ! Vous nous avez donné tant de peine ces trois dernières nuits, que nous n’en avons pas dormi ; et vous n’avez épargné notre vie que parce que nous avons su nous garantir de votre mauvais dessein. »
Vous pouvez bien penser que mon frère fut fort surpris de ce compliment. « Bonnes gens, leur dit-il, je ne sais ce que vous me voulez, et vous me prenez sans doute pour un autre. — Non, non, répliquèrent-ils, nous n’ignorons pas que vous et vos camarades vous êtes de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas d’avoir dérobé à notre maître tout ce qu’il avait et de l’avoir réduit à la mendicité, vous en voulez encore à sa vie. Voyons un peu si vous n’avez pas le couteau que vous aviez à la main lorsque vous nous poursuiviez hier pendant la nuit. » En disant cela, ils le fouillèrent, et trouvèrent qu’il avait un couteau sur lui. « Oh ! oh ! s’écrièrent-ils en le prenant, oserez-vous dire encore que vous n’êtes pas un voleur ? — Eh quoi ! leur répondit mon frère, est-ce qu’on ne peut pas porter un couteau sans être voleur ? Écoutez mon histoire, ajouta-t-il : au lieu d’avoir une mauvaise opinion de moi, vous serez touchés de mes malheurs. » Bien éloignés de l’écouter, ils se jetèrent sur lui, le foulèrent aux pieds, lui arrachèrent son habit et lui déchirèrent sa chemise. Alors, voyant les cicatrices qu’il avait au dos : « Ah ! chien, dirent-ils en redoublant leurs coups, tu veux nous faire accroire que tu es un honnête homme, et ton dos nous fait voir le contraire ! — Hélas ! s’écria mon frère, il faut que mes péchés soient bien grands, puisque, après avoir été déjà maltraité si injustement, je le suis une seconde fois sans être plus coupable ! »
Les deux domestiques ne furent nullement attendris de ses plaintes ; ils le menèrent au juge de police, qui lui dit : « Par quelle hardiesse es-tu entré chez eux pour les poursuivre le couteau à la main ? Seigneur, répondit le pauvre Alcouz, je suis l’homme du monde le plus innocent, et je suis perdu si vous ne me faites la grâce de m’écouter patiemment : personne n’est plus digne de compassion que moi. — Seigneur, interrompit alors un des domestiques, voulez-vous écouter un voleur qui entre dans les maisons pour piller et assassiner les gens ? Si vous refusez de nous croire, vous n’avez qu’à regarder son dos. » En parlant ainsi, il découvrit le dos de mon frère et le fit voir au juge, qui, sans autre information, commanda sur-le-champ qu’on lui donnât cent coups de nerf de bœuf sur les épaules, et ensuite le fit promener par la ville, sur un chameau, tandis qu’on criait devant lui : « Voilà de quelle manière on châtie ceux qui entrent par force dans les maisons. »
Cette promenade achevée, on le mit hors de la ville, avec défense d’y rentrer jamais. Quelques personnes, qui le rencontrèrent après cette seconde disgrâce, m’avertirent du lieu où il était. J’allai l’y trouver, et le ramenai à Bagdad secrètement, où je l’assistai de tout mon petit pouvoir.
Le calife Mostanser Billah, poursuivit le barbier, ne rit pas tant de cette histoire que des autres. Il eut la bonté de plaindre le malheureux Alcouz. Il voulut encore me faire donner quelque chose et me renvoyer ; mais, sans donner le temps d’exécuter son ordre, je repris la parole et lui dis : « Mon souverain seigneur et maître, vous voyez bien que je parle peu ; et puisque Votre Majesté m’a fait la grâce de m’écouter jusqu’ici, qu’elle ait la bonté de vouloir encore entendre les aventures de mes deux autres frères ; j’espère qu’elles ne vous divertiront pas moins que les précédentes. Vous en pourrez faire faire une histoire complète, qui ne sera pas indigne de votre bibliothèque.