par Bret Harte
I.
Comme j’ouvrais la lettre de Hop-sing, il en tomba un carré de papier jaune qu’à première vue je pris innocemment pour l’étiquette d’un paquet de pétards chinois ; mais la même enveloppe contenait encore un plus petit morceau de papier de riz portant deux caractères exotiques à l’encre de Chine que je reconnus aussitôt pour la carte de visite de Hop-sing. Le tout traduit littéralement signifiait :
« À l’étranger, les portes de ma maison ne sont pas fermées ; la jarre de riz est à gauche, et les confitures à droite en entrant.
« Voici deux paroles du maître :
« L’hospitalité est la vertu du fils et la sagesse de l’ancêtre.
« L’homme supérieur a le cœur léger après la moisson et il donne une fête.
« Quand l’étranger est dans votre champ de melons, ne l’observez pas de trop près ; la distraction est souvent la forme la plus haute de la civilité.
« Bonheur, paix et prospérité.« Hop-sing. »
Quelque admirables que me parussent ces diverses sentences et quoique la dernière fût éminemment caractéristique, mon ami Hop-sing étant le plus misanthrope des humoristes en sa qualité de philosophe chinois, j’avoue que je n’aurais rien compris à ce message, si Hop-sing n’y eût ajouté en anglais un troisième billet :
« On compte sur le plaisir de votre présence, rue Sacramento, vendredi soir à huit heures. Une tasse de thé à neuf. »
Ceci expliquait tout. Il s’agissait de passer la soirée au magasin de Hop-sing : exhibitions de quelques curiosités inédites, causeries dans l’arrière-boutique, tasse de thé d’une perfection inconnue en dehors de cette enceinte sacrée, cigares et visite au théâtre ou au temple chinois, tel était le programme favori de Hop-sing quand il exerçait l’hospitalité comme facteur principal ou surveillant de la compagnie Ning-foo.
À huit heures le vendredi, j’entrai dans le magasin. J’y respirai ce parfum confus, exquis et bizarre que je connaissais bien, j’y trouvai la procession accoutumée d’objets baroques, le même mélange de fragilité, d’extravagance et de précision mathématique, les mêmes oppositions heurtées de couleurs, en elles-mêmes merveilleuses et rares, la même absence d’harmonie qui m’avait toujours frappé. Potiches, écrans, dieux de porcelaine et de bronze défendus par leur laideur surnaturelle contre toute sympathie et tout intérêt humain, cerfs-volans sous forme de dragons et de papillons gigantesques, si ingénieusement préparés que, mis en face du vent, ils jetaient par intervalles le cri d’un faucon, des jarres de sucreries couvertes de maximes signées Confucius, des chapeaux pareils à des paniers, des paniers qui ressemblaient à des chapeaux, des soies si légères que j’hésite à dire le nombre d’aunes qu’on en pourrait passer dans la bague de son petit doigt, tous ces objets et bien d’autres m’étaient familiers. Je continuai mon chemin à travers le bazar faiblement éclairé jusqu’à ce que j’eusse atteint l’arrière-boutique, le parloir plutôt, où m’attendait Hop-sing.
Je prie le lecteur de croire que Hop-sing n’avait rien de commun avec un Chinois de paravent. C’était un gentleman grave, de bonne mine et tenant fort au décorum. Sa tête rasée, sauf à l’endroit où commençait une longue queue, était, comme son visage, d’une jolie couleur de papier brouillard. Les paupières de ses yeux noirs et brillans formaient un angle de quinze degrés ; son nez était droit et délicat, sa bouche petite, ses dents blanches et nettes. Il portait une blouse de soie bleu foncé, et dans les rues, par le froid, une courte jaquette d’astrakan. Une étoffe de brocart bleu était serrée sur les mollets et aux chevilles de telle sorte qu’on eût pu croire qu’il avait oublié son pantalon ce matin-là ; mais ses manières étaient du reste si distinguées que personne n’eût osé l’en avertir. Il était poli, mais toujours sérieux, parlait couramment le français et l’anglais ; bref je doute qu’on eût pu trouver l’égal de ce boutiquier païen parmi les négocians chrétiens de San-Francisco. Il y avait quelques autres invités : un juge de la cour fédérale, un éditeur, un haut fonctionnaire du gouvernement et un marchand bien connu. Après que nous eûmes savouré notre thé, puis dégusté certaines confitures tirées d’une jarre mystérieuse, Hop-sing se leva, et, nous faisant signe de le suivre, descendit jusqu’au sous-sol. En y entrant, nous fûmes étonnés de le trouver brillamment éclairé ; des chaises étaient rangées en demi-cercle sur l’asphalte. Quand nous fûmes tous assis, notre hôte prit la parole en ces termes :
— Je vous ai invités à un spectacle qui aura du moins ce mérite de n’avoir été vu avant vous par aucun étranger. Wang, le jongleur de la cour, est arrivé hier matin. Il n’a jamais donné de représentations hors du palais jusqu’ici. Je l’ai prié de divertir mes amis ce soir. Il n’a besoin pour cela ni de théâtre, ni d’accessoires d’aucune sorte, ni de compère, de rien. Daignez examiner le sol vous-mêmes.
Nous nous trouvions dans une cave bitumée par précaution contre l’humidité, semblable en tout point à celles des autres magasins de San-Francisco. Pour satisfaire notre hôte cependant, nous frappâmes le sol et les murs de nos cannes, très résignés d’ailleurs à être victimes de quelque savant artifice. Je déclare pour ma part que je ne demandais qu’à être trompé ; si l’on m’eût offert l’explication de ce qui suivit, je l’aurais refusée probablement. Depuis cette époque, l’ensemble du spectacle auquel nous assistâmes est devenu familier à un grand nombre de mes lecteurs : Wang commença par faire envoler à l’aide de son éventail un essaim de papillons découpés devant nous en papier transparent, et les maintint épars dans l’air tout le temps de la représentation. Je me rappelle que le juge essaya d’en saisir un qui s’était posé sur son genou et qui prit aussitôt la fuite avec la sagacité d’un insecte vivant. Et au moment même Wang, jouant toujours de l’éventail, tirait des aunes de soie interminables de sa manche et des poulets de nos chapeaux, faisait disparaître des oranges, remplissait tout le lieu où nous nous trouvions de marchandises qui sortaient de terre, de ses vêtemens, de nulle part, que sais-je ?
Il avala plus de couteaux qu’il n’aurait pu en digérer pendant des années, disloqua successivement chaque membre de son corps, prit dans le vide des attitudes penchées ; mais ce qui couronna tout le reste, ce que je n’ai jamais vu répéter, fut un véritable miracle. Wang nettoya l’asphalte sur un espace de quinze pieds carrés environ et nous invita tous à l’examiner de nouveau ; nous obéîmes gravement, puis il nous demanda de lui prêter un mouchoir ; me trouvant plus près de lui que les autres, je lui offris le mien. Il le prit et le déplia par terre. Sur le mouchoir, il étala d’abord un large carré de soie, puis un grand châle qui cachait presque tout l’espace environnant ; après quoi il prit position à l’un des coins de ce rectangle, et commença un chant monotone en se berçant de ci et de là d’un air lugubre. Les spectateurs attendaient immobiles. Dominant la psalmodie magique, la sonnerie des horloges de la ville et le roulement d’une charrette dans la rue au-dessus de leurs têtes arrivaient jusqu’à eux. Cette attente, le demi-jour mystérieux de la cave éclairant au fond du tableau les difformités d’une monstrueuse divinité chinoise, une faible senteur d’opium mêlé à des épices, l’incertitude où nous étions de ce qui allait arriver, faisaient glisser dans nos veines un frisson désagréable ; nous nous regardions les uns les autres avec un sourire forcé. Ce sentiment de malaise augmenta quand Hop-sing, se levant avec lenteur, eut désigné du doigt, sans mot dire, le milieu du châle.
Il y avait quelque chose sous ce châle, quelque chose qui certainement n’y était pas tout à l’heure : d’abord un relief imperceptible, des contours à peine indiqués, mais qui de seconde en seconde devenaient plus visibles et mieux définis. Le chant continuait, des gouttes de sueur commencèrent à rouler sur le visage du chanteur ; peu à peu l’objet caché prit une forme et un volume tels qu’il souleva le châle à une hauteur de cinq ou six pouces. C’était maintenant, à n’en pas douter, l’ébauche d’une figure humaine, petite, mais parfaite, les bras et les jambes étendus. L’un de nous pâlit, chacun était fort troublé ; enfin l’éditeur rompit le silence par une plaisanterie qu’on accueillit, quelque pauvre qu’elle fût, avec enthousiasme. Brusquement le chant cessa. Wang, d’un mouvement adroit et rapide comme l’éclair, enleva le châle et le carré de soie en même temps : il découvrit dormant sur mon mouchoir un joli petit Chinois !
Le tonnerre d’applaudissemens, le tumulte inexprimable qui salua cette révélation dut satisfaire l’amour-propre du jongleur et réveilla l’enfant, qui ressemblait à un amour découpé en bois de sandal. Nous le vîmes disparaître presque aussi mystérieusement qu’il était apparu. Quand Hop-sing me rendit mon mouchoir avec un grand salut, je lui demandai si le sorcier était le père du marmot.
— No sabe ! répondit l’imperturbable Hop-sing, recourant à ce faux-fuyant espagnol si répandu en Californie.
— A-t-il donc un enfant neuf pour chaque représentation ?
— Peut-être, qui sait ?
— Mais que deviendra celui-là ?
— Ce que vous voudrez, messieurs, répondit notre hôte en s’inclinant courtoisement. Il est né ici, vous êtes ses parrains.
En 1856, il était sans exemple qu’une assemblée californienne quelconque ne saisît pas au vol l’occasion de se montrer prodigue lorsqu’il s’agissait de charité. Le plus avare ne résistait point à la contagion ; je fis du mouchoir un sac, j’y jetai mon offrande, et, sans dire un mot, le passai au juge, qui tranquillement ajouta une pièce de vingt dollars en le passant lui-même à son voisin ; quand il me revint, le mouchoir contenait plus de cent dollars ; je nouai cette bourse improvisée avant de la remettre à Hop-sing. — Pour le baby de la part de ses parrains.
— Comment l’appellerons-nous ? demanda le juge.
Ce fut un feu roulant : — Érèbe, Nox, Pluton, Terra-cotta, Antée, etc.
— Pourquoi ne garderait-il pas son nom, dit tranquillement Hop-sing : Wan-li ? — Et il le garda.
C’est ainsi que Wan-li, le vendredi 5 mars 1856, naquit dans cette chronique véridique.
II.
La dernière épreuve de l’Étoile du Nord du 19 juillet 1865, le seul journal quotidien publié dans le comté de Klamath, venait d’être envoyée à l’imprimerie, et vers trois heures je rangeais mes paperasses avant de rentrer chez moi quand j’aperçus tout à coup une lettre sous quelques feuilles volantes qui avaient échappé sans doute à mon attention jusque-là. L’enveloppe était souillée et ne portait pas le timbre de la poste, mais je reconnus l’écriture de mon ami Hop-sing.
« Mon cher monsieur, m’écrivait-il, je ne sais s’il vous conviendra d’occuper au travail d’imprimerie dont vous m’avez parlé le porteur de ce mot ; il me semble cependant avoir toutes les qualités requises pour l’emploi de diable. Il est leste, actif, intelligent, comprend l’anglais mieux qu’il ne le parle, et supplée du reste à des connaissances approfondies par ses habitudes d’observation et d’imitation. Vous n’aurez qu’à lui montrer une fois à faire quelque chose, et il la répétera, que ce soit mal ou bien ; mais vous le connaissez déjà, étant un de ses parrains. Auriez-vous oublié Wan-li, le fils putatif de Wang le sorcier aux prouesses duquel j’ai eu l’honneur de vous inviter ? Je l’envoie avec une bande de coulies à Stockton pour être de là dirigé sur votre ville. Si vous pouvez le garder, vous me ferez plaisir, et vous sauverez probablement sa vie, en grand péril pour le moment grâce aux plus jeunes membres de votre race chrétienne et éminemment civilisée qui fréquentent les écoles de San-Francisco.
« Votre filleul a pris quelques habitudes singulières dans l’exercice de la profession de son patron, qu’il suivit pendant plusieurs années jusqu’à ce qu’il fût devenu trop grand pour entrer dans un chapeau ou sortir d’une manche. L’argent que vous m’avez laissé a été consacré à son éducation, mais sans grand profit. Il sait peu de chose de Confucius et ne sait absolument rien de Mencius : par suite de la négligence de son père, il s’est trop mêlé peut-être aux enfans américains. Je vous aurais répondu plus tôt par la poste, mais j’ai pensé que Wan-li lui-même serait un meilleur messager. Respectueusement à vous, « Hop-sing. »
Telle était la réponse à une lettre envoyée depuis longtemps. Où était le porteur ? Comment cette missive était-elle parvenue chez moi ? Je fis demander en toute hâte le garçon de bureau, le prote, les imprimeurs, mais sans obtenir d’explication : personne n’avait assisté à l’arrivée de la lettre. Quelques jours plus tard, je reçus la visite de mon blanchisseur Ah-ri.
— Vous avez besoin de diable ? — très bien. Moi l’attraperai.
Et Ah-ri revint quelques minutes après avec un petit Chinois de dix ans à peu près, dont l’air éveillé me fit une si bonne impression que je le pris sur l’heure à mon service. Quand le marché fut conclu, je lui demandai son nom.
— Wan-li.
— Quoi ! tu es le gamin que m’a envoyé Hop-sing ? Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt et comment t’y es-tu pris pour faire arriver cette lettre ?
Wan-li me regarda de côté et se mit à rire : — Je l’ai lancée par la fenêtre.
Voyant que je ne comprenais pas encore, il prit un air embarrassé, puis, m’arrachant la lettre que je tenais, s’élança dans la rue. L’instant d’après, la lettre entra par la fenêtre, fit deux fois le tour de la chambre et se posa légèrement sur ma table comme un oiseau. Avant que je fusse revenu de ma surprise, Wan-li souriant était de retour. Ses petits yeux retroussés se portèrent sur la lettre, puis sur moi : — Voilà ! dit-il.
Puis il retomba dans un silence grave. Je ne trouvai rien à répondre. Ce fut de cette façon qu’il entra en besogne.
Son second tour d’adresse, je regrette de le dire, eut moins de succès : l’un des porteurs ordinaires du journal tomba malade, et Wan-li fut chargé de le remplacer provisoirement. Afin d’empêcher toute erreur, on lui avait montré la veille au soir le chemin qu’il devait suivre ; dès l’aube, il reçut le nombre voulu d’exemplaires et revint au bout d’une heure les mains vides. Tous les journaux étaient distribués, assura-t-il. Malheureusement pour Wan-li, les abonnés commencèrent dès huit heures à remplir le bureau de leurs plaintes. Ils avaient reçu le journal, mais comment ? Par feuilles détachées et roulées tantôt sous forme de balles qui, brisant leurs vitres, étaient venues frapper au visage ceux qui étaient déjà debout, tantôt en longues allumettes par le trou des serrures, ou encore dans la cheminée, ou bien fichées contre la porte au moyen d’épingles, bourrées dans le ventilateur, noyées dans la cruche au lait. Un abonné qui attendit quelque temps à la porte du bureau afin d’avoir une entrevue personnelle avec Wan-li, enfermé au moment même pour plus de sûreté dans ma chambre, me dit avec des larmes de rage qu’il avait été éveillé par un rugissement hideux, que, s’étant levé fort inquiet, il fut bouleversé par l’apparition soudaine de l’Étoile du Nord tordue de manière à représenter un boomerang ou massue indienne qui, entrée par la fenêtre, décrivit plusieurs cercles diaboliques, éteignit la lumière, l’atteignit à la joue, puis sortit comme elle était venue pour retomber au milieu de la cour.
Toute la journée, des lambeaux de papier sales et chiffonnés, qui représentaient le dernier numéro de l’Étoile du Nord, me furent apportés avec assaisonnement de réclamations et de reproches. — Une étude admirable sur les Ressources du comté de Humboldt, que j’avais préparée le soir précédent, et qui, selon toute apparence, aurait changé la face des affaires durant l’année qui suivit, en ruinant le commerce de San-Francisco, fut de cette façon perdue pour le public.
Il fut jugé prudent de confiner Wan-li à l’imprimerie. Là il fit preuve d’aptitudes surprenantes, gagnant jusqu’à la bienveillance du prote et des compositeurs, qui avaient d’abord désapprouvé son initiation aux secrets de leur art. Il en apprit du premier coup la partie mécanique, aidé par le merveilleux talent de manipulation qu’il possédait ; son ignorance de la langue semblait du reste le servir plutôt qu’elle ne l’entravait, confirmant cet axiome d’imprimeur, que quiconque cherche à suivre les idées du manuscrit ne fait jamais rien qui vaille. Par exemple, il reproduisait délibérément de longues diatribes contre lui-même, inventées par ses camarades et attachées à son crochet en guise de copie. Quelquefois ce n’étaient que de brèves sentences telles que celle-ci : « Wan-li est le suppôt du diable. Wan-li est une canaille mongole. » Il m’apportait triomphalement l’épreuve, le sourire sur les lèvres et dans les yeux.
Wan-li ne tarda pas cependant à exercer des représailles contre ses persécuteurs ; je me rappelle entre autres une vengeance qui faillit me coûter cher. Le nom de notre prote était Webster ; or Wan-li apprit à reconnaître les lettres individuelles et combinées de son nom. C’était pendant une campagne politique, et le bouillant colonel Starbottle, de Siskyou, avait prononcé un discours que l’Étoile du Nord obtint le droit spécial de reproduire. Dans sa péroraison sublime, le colonel avait dit : « Je répéterai avec le divin Webster… » Suivait une citation que j’oublie, empruntée au grand homme d’état. Or il arriva que Wan-li, jetant les yeux sur la galée après qu’elle eut été corrigée, reconnut le nom de son persécuteur et supposa naturellement que cette citation devait être de lui. Il mit à profit l’absence du prote pour y substituer une pièce de plomb très mince, de la même dimension, et gravée de caractères chinois qui composaient une phrase injurieuse, j’ai lieu de le croire, à l’adresse de la famille Webster en général.
Le journal du lendemain apprit donc au public que le divin Webster avait une fois exprimé sa pensée en chinois excellent sans doute, mais parfaitement inintelligible. On conçoit la colère du colonel Starbottle. Il vint me demander une rétractation à laquelle je ne me refusai pas, pourvu qu’il osât nier sur l’honneur que Daniel Webster, dont les talens variés sont bien connus, ignorât le chinois. — Êtes-vous disposé, ajoutai-je, à soumettre une traduction de cette phrase à nos lecteurs en affirmant qu’elle est l’expression de sentimens qui ne furent jamais ceux de Webster ? — Apparemment le colonel n’y était pas disposé, car il sortit en frappant les portes.
Le prote prit plus tranquillement l’aventure. Heureusement il ignora que, pendant les deux jours qui suivirent, des Chinois appartenant aux blanchisseries, aux mines et aux cuisines environnantes vinssent regarder par la porte du bureau, le visage rayonnant de malice, et que trois cents numéros supplémentaires de l’Étoile eussent été demandés pour les lavoirs de la rivière. Il s’aperçut seulement que Wan-li tombait par intervalles dans des spasmes convulsifs dont il fallait le faire sortir à coups de pied.
Mais je crains de n’avoir montré qu’un côté, qui peut-être n’est pas le meilleur, du caractère de Wan-li. D’après ce qu’il me fit entendre dans son jargon incompréhensible, sa vie avait été rude ; à peine avait-il eu d’enfance, il ne se rappelait ni père ni mère. Wang le sorcier l’avait élevé à sa manière. Il avait vécu dans une atmosphère de fourberie et d’artifice, il avait appris à considérer les hommes comme des dupes ; s’il eût pensé davantage, il serait devenu sceptique ; plus âgé, il eût été un philosophe ; tel quel, c’était un diable, et un assez bon diable en somme, si l’on considère que jamais sa nature morale n’avait été éveillée, un diable en vacances, tout disposé à essayer de la vertu par amour du changement. Je ne vis jamais en lui trace d’une âme, mais il était très superstitieux et portait partout un effroyable petit dieu de porcelaine qu’il injuriait et apaisait tour à tour. Il était trop intelligent pour pratiquer les vices du Chinois vulgaire, le vol et le mensonge gratuit. Au fait, la seule discipline qu’il subît était celle de son intelligence.
Peut-être après tout ne manquait-il pas absolument de sensibilité, bien qu’il fût impossible de lui en arracher la moindre expression ; il s’attachait, je crois, à ceux qui lui témoignaient de l’intérêt. Ce qu’il serait devenu dans des conditions plus favorables, je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que les marques de bonté, rares et capricieuses, dont il était l’objet comme esclave d’un journaliste lui-même très mal payé, besoigneux et accablé de travail, le trouvaient reconnaissant. Il était fidèle, patient, deux qualités qu’on ne rencontre guère chez les domestiques américains, et toujours avec moi d’une politesse grave : une seule fois il donna signe de révolte. J’avais l’habitude chaque soir, en quittant le bureau, de l’emmener dans ma chambre, afin de pouvoir le charger pour l’imprimerie de toutes les pensées heureuses qui me viendraient d’aventure avant que le journal ne fût mis sous presse. Une nuit que j’avais griffonné passé l’heure où Wan-li prenait congé d’ordinaire, je fus averti de sa présence sur une chaise près de ma porte par une voix plaintive qui articulait quelque chose de semblable à : — chy-li.
— Eh bien !.. répliquai-je sévèrement.
— Moi dire : Chy-li.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous dire : Comment vas-tu ? Vous dire : C’est bien long ! Chy-li, la même chose.
Je le compris parfaitement. Chy-li était la forme chinoise de bonsoir, et Wan-li avait envie d’aller se coucher ; mais un instinct de malice, que je possédais sans doute comme lui, m’empêcha de répondre à cette insinuation.
Je me remis en grommelant à ma besogne. Quelques minutes après, j’entendis le claquement pathétique de ses semelles de bois sur le plancher. Je levai la tête. Il était près de la porte :
— Vous dire : Chy-li ?
— Non.
— Vous ne dire que bêtises ! Chy-li tout de même !
Et, terrifié peut-être de sa propre audace, il prit la fuite. Le lendemain matin du reste, je le retrouvai aussi doux que jamais et ne lui rappelai pas ses torts. En gage de paix, il cira toutes mes bottes, — service que je ne lui avais demandé de ma vie, — y compris mes pantoufles chamois et une paire d’immenses bottes de cavalier à genouillères, sur laquelle il épancha ses remords pendant plus de deux heures.
J’ai parlé de son honnêteté comme qualité intellectuelle plutôt que comme principe, mais je me rappelle maintenant deux infractions à la règle. Je désirais des œufs frais pour changer un peu le dur régime qui a cours dans nos villes de mineurs, et, sachant que les compatriotes de Wan-li pratiquent l’élevage des volailles, je m’adressai à lui. Mon petit diable m’apporta régulièrement les œufs demandés chaque matin, mais en refusant de se laisser payer, sous prétexte que l’homme ne les vendait pas, exemple de désintéressement remarquable, car ils valaient alors un dollar pièce.
Un matin, notre plus proche voisin vint me voir à l’heure du déjeuner et profita de l’occasion pour se lamenter sur sa mauvaise fortune : ses poules ne pondaient plus ou bien pondaient hors de chez lui. Wan-li, présent à l’entretien, resta confit dans sa taciturnité habituelle ; mais, quand le voisin fut parti, il se tourna vers moi avec l’ombre d’un ricanement moqueur : — Ses poules, celles de Wan-li, mêmes poules !
À quelque temps de là, il m’entendit me plaindre de l’irrégularité de la poste ; mes lettres, mes journaux, éprouvaient un retard intolérable. Quelle fut ma surprise, en arrivant un matin au bureau, de trouver ma table jonchée de paquets évidemment apportés par le courrier du jour, mais dont aucun ne m’était adressé ! Je me tournai vers Wan-li, qui me regardait avec une satisfaction sereine, et le priai de m’expliquer ce prodige. À ma profonde horreur, il me désigna du doigt un sac vide. Le facteur avait dit : — Point de lettres ! — Le facteur devait mentir. Il avait cru tout arranger en volant son sac dans la nuit. Heureusement ce n’était pas encore l’heure de la distribution ; j’eus une entrevue avec le maître de poste, et la tentative hardie de Wan-li fut étouffée. Tout resta secret à la condition que je fournirais un nouveau sac à dépêches.
Si mon goût pour le petit page païen que m’avait donné Hop-sing n’eût pas suffi, ma considération pour son digne protecteur m’aurait décidé encore à emmener Wan-li, lorsqu’après deux années je repris le chemin de San-Francisco. Il ne parut pas me suivre avec plaisir. J’attribuai ses sentimens à une peur toute nerveuse qu’il avait des foules, — quand il lui fallait traverser la ville pour quelque commission, il faisait toujours de longs détours par les faubourgs, — à l’horreur surtout que lui inspirait la discipline de l’école chinoise-anglaise, où je me proposais de l’envoyer, à sa prédilection pour la vie libre et vagabonde des mines, au pur caprice… — Longtemps après, la pensée me vint, hélas ! que ce caprice pouvait bien être un pressentiment. Tout semblait favoriser du reste mon projet de placer Wan-li sous des influences doucement dominatrices qui obtiendraient de lui ce que n’avaient pu obtenir mes soins irréguliers et superficiels.
Un missionnaire chinois, prêtre intelligent et bon, le reçut à son école et lui marqua de prime-saut beaucoup de bienveillance ; ce qui valait mieux que tout, le maître avait foi en son élève. Nous lui assurâmes un gîte dans l’intérieur honnête d’une veuve dont la fille unique était à peu près de son âge ; il était réservé à cette innocente et joyeuse enfant de faire vibrer chez Wan-li une corde que l’on ne soupçonnait pas et que tous les enseignemens de la société, tous les sermons des théologiens eussent laissée muette. Ces quelques mois pleins de promesses qui ne devaient jamais se réaliser durent être heureux pour Wan-li. Il avait voué à sa jeune amie un culte aussi ardent, mais beaucoup moins capricieux que celui dont était l’objet son petit dieu de porcelaine. C’était son bonheur de marcher derrière elle jusqu’à l’école en portant ses livres, service qui lui valait pourtant plus d’un horion de la part de ses condisciples chrétiens. Il lui fabriquait des jouets incomparables, tels que poulets en graines de melon, roses et tulipes taillées dans des navets ou des carottes, cerfs-volans, éventails, robes de papier pour ses poupées. De son côté, elle jouait volontiers avec Wan-li, lui apprenant des chansons et mille gentillesses que connaissent seules les petites filles ; elle lui donna un ruban jaune pour sa queue, assurant que rien n’allait mieux à son teint, lui faisait la lecture et mille complimens flatteurs, l’emmenait avec elle contre tout précédent à l’école du dimanche, et triomphait dans cette innovation comme une vraie petite femme. Je voudrais pouvoir ajouter qu’elle le convertit, mais je raconte une histoire vraie, et la vérité est qu’elle se contenta de lui inspirer sa propre bonté tout évangélique sans lui laisser soupçonner qu’il fût changé en rien. Tous deux faisaient fort bon ménage, la petite chrétienne blanche, blonde et rondelette avec sa croix d’or au cou, le petit païen brun et bizarre, avec un dieu grimaçant sous sa blouse.
On n’oubliera pas de longtemps à San-Francisco l’événement tragique survenu cette année-là : une sorte de délire saisit la populace, qui se rua sur des étrangers sans défense, uniquement parce qu’ils étaient d’une autre race, d’une autre religion et d’une autre couleur. Le massacre dura deux jours ; il y eut des magistrats assez pusillanimes pour croire à la fin du monde, des autorités assez ineptes pour se persuader à elles-mêmes que le passage de la constitution qui garantit la liberté civile et religieuse à tous était une faute, mais il se trouva aussi par bonheur quelques hommes énergiques et généreux, de sorte qu’en vingt-quatre heures l’ordre fut rétabli.
Je reçus sur ces entrefaites un billet de Hop-sing, me demandant de venir chez lui sans retard. Le magasin était fermé, gardé par la police. Lorsque Hop-sing m’introduisit avec précaution, je crus remarquer qu’à son calme ordinaire se joignait une recrudescence de gravité sévère. Avant de prononcer un mot, il me conduisit droit au sous-sol ; à peine y voyait-on clair, mais quelque chose gisait là dans l’ombre couvert d’un châle. Comme j’approchais, il arracha le châle brusquement et me montra ainsi Wan-li étendu mort… mort, mes amis ! lapidé dans les rues de San-Francisco, l’an de grâce 1869, par une bande de gamins, d’écoliers !
En touchant la poitrine glacée du pauvret, je sentis quelque chose s’émietter sous sa blouse et levai vers Hop-sing un regard interrogateur. Il chercha aussitôt parmi les plis de la soie et, avec le premier sourire amer que j’eusse vu sur son visage, en tira le petit dieu de porcelaine écrasé par l’une des pierres de ces iconoclastes chrétiens.
Bret Harte.
L’adobe est un composé de lattes et de terre.
Le sluice est un canal étroit et long, composé de trois planches et traversé par un courant d’eau, où l’on jette la terre aurifère.