Rudyard Kipling
Il y a un flux et un reflux dans les affaires des hommes, et cela, de quelque côté qu’on le prenne, est chose fâcheuse. Par là ils sont jetés sur des plages, sur des baies désertes, où nulle personne respectable ne se soucie de leur rendre visite; vous ne sauriez arrêter la marée, mais parfois, de temps à autre, il dépend de vous d’arrêter un aventurier étourdi qui, hum! ne vous sera guère reconnaissant de vos peines.
(Moralités, de Vibart)
Nous sommes une caste supérieure, une race éclairée, et le mariage entre enfants est chose révoltante.
Il en résulte parfois de singulières conséquences.
Néanmoins la manière de voir des Hindous, qui est identique à la manière de voir des gens du continent, identique à la manière de voir primitive,—et qui consiste à arranger des mariages sans avoir égard aux inclinations personnelles des conjoints,—cette manière de voir est juste.
Qu’on y réfléchisse une minute, et l’on verra qu’il doit en être ainsi, à moins, naturellement, que vous ne croyiez aux «affinités».
Et dans ce cas, vous ferez mieux de ne pas lire ce récit.
Un homme qui n’a jamais été marié, un homme auquel on ne peut s’en rapporter pour choisir au premier coup d’œil un cheval de valeur bien ordinaire, un homme dont la cervelle est échauffée et bouleversée par des visions de bonheur domestique, peut-il être abandonné à lui-même pour le choix d’une femme.
Il a beau faire, il ne peut voir droit, penser droit, et tout cela se retrouve dans les imaginations d’une jeune fille.
Mais quand ce sont des gens mûrs, mariés, prudents qui arrangent une union entre un jeune garçon et une fillette, ils le font d’une manière raisonnable, en tenant compte de l’avenir, et par la suite le jeune couple vit heureux.
Chacun sait cela.
Parlons sérieusement.
Le gouvernement devrait établir un ministère matrimonial, pourvu d’un personnel capable, avec un jury de matrones, un juge de cour suprême, un chapelain-doyen, et un avertissement solennel, sous la forme d’un mariage d’inclination ayant mal tourné qui serait enchaîné aux arbres de la cour.
Tous les mariages se feraient par l’intermédiaire de ce ministère, qui pourrait être subordonné à celui de l’éducation, et on y appliquerait la même pénalité que celle dont on est châtié quand on opère un changement de propriété sans un acte sur papier timbré.
Mais le gouvernement se refuse à entendre aucun conseil; il prétend qu’il est trop occupé.
Cela ne m’empêchera pas de consigner mon projet par écrit, et de mentionner l’exemple qui vient éclairer cette théorie.
Il y avait une fois un bon jeune homme,—un fonctionnaire de premier ordre dans son ministère,—un homme qui avait un bel avenir, et dont le nom serait suivi de ces initiales: K. C. I. E.
Tous ses supérieurs disaient du bien de lui, parce qu’il savait retenir sa langue et sa plume en temps opportun.
Il y a, actuellement dans l’Inde, onze personnes seulement qui connaissent ce secret, et tous, un seul excepté, sont arrivés à de grands honneurs, et à d’énormes revenus.
Ce bon jeune homme était tranquille et savait se dominer; il était bien trop vieux pour son âge.
Et c’est une faute qui entraîne toujours avec elle son châtiment.
Si un subalterne, ou le régisseur d’un planteur de thé; si l’un quelconque de ceux qui jouissent de la vie et n’ont pas le souci du lendemain, avaient fait ce qu’il essaya de faire, nul ne s’en serait inquiété. Mais la chute de Peythroppe,—du jeune Peythroppe, si estimable, si vertueux, si économe, si tranquille, si laborieux—causa un grand émoi dans cinq ministères.
Voici comment cette chute se produisit.
Il fit la rencontre d’une miss Castries—le nom était tout d’abord D’Castries, mais la famille avait supprimé le D’, pour des raisons administratives, et devenu amoureux d’elle, il le fut avec plus d’énergie encore qu’il n’en mettait à sa besogne.
Entendez-moi bien, il n’y avait pas moyen de dire l’ombre d’un mot contre miss Castries.
Elle était bonne personne, très gracieuse. Elle avait ce teint que les naïfs, en Angleterre, appellent le teint espagnol, avec une épaisse chevelure d’un noir bleu, descendant très bas sur le front, pour former comme une pointe de veuve, de grands yeux de nuance violette, sous des sourcils aussi noirs et aussi droits que les encadrements qu’on voit en marge sur le numéro exceptionnel de la Gazette, quand meurt un personnage important.
Mais… Mais… Mais.
Bref, c’était une jeune fille très douce et très pieuse, mais pour bien des raisons, elle était «impossible».
C’était comme cela.
Toutes les bonnes mamans savent ce que veut dire «impossible».
Il était évidemment absurde que Peythroppe l’épousât.
Pourquoi?
Pour le savoir aussi sûr que si la chose eût été imprimée, il suffisait d’avoir vu le petit croissant opalin que miss Castries avait à la racine de ses ongles.
En outre, épouser miss Castries équivalait à épouser un grand nombre d’autres Castries.—Le lieutenant honoraire Castries, son papa, mistress Eulalie Castries, sa maman, et toutes les ramifications de la famille Castries, ayant des revenus qui allaient de 175 à 470 roupies par mois, et qui avaient, elles aussi, des femmes et des parents.
Il en eût moins coûté à Peythroppe de cravacher un commissaire avec un fouet à chiens, ou d’avoir brûlé les papiers d’un bureau de sous-commissaire, que de contracter une alliance avec les Castries.
Cela eût pesé moins lourd sur son avenir,—même sous un gouvernement qui jamais n’oublie, et jamais ne pardonne.
Tout le monde, excepté Peythroppe, voyait cela.
Il allait épouser miss Castries,—oui, il allait le faire, étant majeur, pourvu d’un bon revenu, et malheur à la famille qui refuserait ensuite de recevoir mistress Virginie Saulez Peythroppe avec tous les égards dûs au rang de son mari.
Tel était l’ultimatum de Peythroppe, et tout ce qu’on lui représentait à ce sujet le mettait en fureur.
Ces folies soudaines s’attaquent surtout aux gens les plus posés.
Il s’en produisit un cas une fois… mais je vous conterai cela plus tard.
On ne saurait expliquer cette manie qu’en recourant à une théorie diamétralement opposée à celle qu’on professe dans l’endroit où se font les mariages.
Peythroppe mettait de la rage à vouloir s’attacher au cou une meule de moulin, au début de sa carrière, et aucun raisonnement n’avait de prise sur lui.
Il s’était mis en tête qu’il épouserait miss Castries, et c’était une affaire qui ne regardait que lui.
Il vous serait fort obligé, si vous gardiez vos conseils pour vous.
Quand un homme est dans cet état, les paroles ne servent qu’à le rendre plus obstiné dans son projet.
Naturellement, il ne saurait voir que le mariage, dans ces pays lointains, est une affaire du gouvernement et non point une affaire individuelle.
Vous rappelez-vous mistress Hauksbee, la femme la plus extraordinaire qu’il y ait dans l’Inde?
C’est elle qui sauva Pluffles de mistress Reiver, qui fit avoir à Tarrion sa nomination au ministère des affaires étrangères, et qui fut battue en rase campagne par mistress Cusack-Bremmil.
Elle entendit parler de l’état lamentable où se trouvait Peythroppe, et son cerveau conçut aussitôt le plan qui le sauva.
Elle avait la sagesse du serpent, la logique serrée de l’homme, l’intrépidité inconsciente de l’enfant, et la triple intuition de la femme.
Jamais, non jamais, tant qu’un tonga cahotera sur les pentes ardues de Solon, tant que des couples iront en partie équestre, de l’autre côté de la Côte d’Été, il n’y aura jamais de génie comparable à celui de mistress Hauksbee.
Elle assista à la consultation qui eut lieu entre trois hommes sur le cas de Peythroppe, et elle se dressa, passant sur ses lèvres la mèche de sa cravache, et elle parla…
Trois semaines plus tard, Peythroppe dînait avec les trois hommes quand on apporta la Gazette de l’Inde.
Peythroppe fut tout surpris d’y lire qu’on lui accordait un mois de congé.
Ne me demandez pas comment cela avait été arrangé.
Je suis fermement convaincu que si mistress Hauksbee le lui commandait, toute l’administration de l’Inde marcherait sur les mains.
Les trois hommes avaient aussi chacun un mois de congé.
Peythroppe mit la Gazette dans un coin, et dit de gros mots.
Alors on entendit monter de la clôture, le «pad-pad» assourdi que font les chameaux en marchant, «ces chameaux de voleurs» de la race Bikaneer, qui ne geint et ne hurle pas quand elle se couche et se relève.
Après cela, je ne sais ce qui arriva.
Une seule chose est certaine; c’est que Peythroppe disparut,—qu’il s’évanouit comme de la fumée,—et que la chaise longue avec des appuis pour les pieds, qui se trouvait chez les trois hommes, fut brisée en morceaux.
En même temps un lit disparut d’une des chambres à coucher.
Mistress Hauksbee dit que M. Peythroppe était allé chasser avec les trois hommes dans le Radjputana.
Nous fûmes donc forcés de la croire.
A la fin du mois, on vit dans la Gazette que le congé de Peythroppe était prolongé de vingt jours, mais il y eut de la colère et des lamentations chez les Castries.
Le jour du mariage avait été fixé, mais le futur ne revint jamais.
Les D’Silvas, les Pereiras, les Ducketts élevèrent la voix et raillèrent le lieutenant honoraire Castries de s’être laissé berner de la manière la plus basse.
Mistress Hauksbee alla au mariage et fut fort étonnée de voir que Peythroppe ne reparaissait pas.
Au bout de sept semaines, Peythroppe et les trois hommes revinrent du Radjputana.
Peythroppe était endurci, raffermi, assez blanc, et plus maître que jamais de lui-même.
Un des trois hommes avait sur le nez une coupure, produite par le recul d’un fusil.
Les fusils de douze ont un recul assez curieux.
Alors le lieutenant honoraire Castries se présenta, assoiffé du sang de son perfide gendre, qui n’avait pas voulu l’être.
Il tint des propos—des propos vulgaires «impossibles»—où perçait l’être sans éducation, sorti des rangs, et devenu un honoraire.
Je m’imagine qu’alors les yeux de Peythroppe se dessillèrent.
Quoi qu’il en soit, il garda son calme jusqu’à la fin, et dit alors quelques mots d’un ton bref.
Le lieutenant honoraire Castries ne cherchait qu’un «clou» pour accrocher son parti de mourir ou d’intenter un procès pour rupture de promesse.
Miss Castries était une excellente fille. Elle déclara qu’elle ne voulait point d’un procès pour rupture d’engagement.
Elle dit que si elle n’était point une dame, elle était assez civilisée pour savoir que les dames gardaient le secret de leur cœur brisé, et comme elle gouvernait ses parents, la chose n’eut pas de suites.
Plus tard, elle épousa un personnage très honorable et très distingué.
Il voyageait pour le compte d’une entreprenante maison de Calcutta, et il avait tout ce qu’il faut pour faire le meilleur des maris.
En conséquence, Peythroppe rentra dans son état d’esprit ordinaire. Il travailla beaucoup et fut estimé de tous ceux qui le connaissaient.
Un de ces jours, il se mariera, mais il épousera une charmante jeune fille blanche et rose, qui se trouvera sur la liste des personnes qu’on invite au palais du gouvernement, qui aura un peu d’argent et quelques parents influents, ainsi que doit faire tout homme prudent.
Et jamais de sa vie il ne lui racontera ce qui s’est passé pendant sa partie de chasse de sept semaines dans le Radjputana.
Mais songez donc à ce qu’il a fallu de peines et de dépenses,—car la location d’un chameau coûte cher, et ces animaux de la race Bikaneer mangeaient comme des hommes; et tout cela aurait été économisé s’il avait existé un ministère des mariages, bien dirigé, sous le contrôle du directeur de l’instruction publique, mais correspondant directement avec le vice-roi.