Rudyard Kipling
—J’ai oublié le mot de passe, qu’il dit.
—Ah! vraiment, vous avez oublié? Il a oublié, que je dis.
—Mais je suis le colonel, qu’il fait.
—Oh vous l’êtes, n’est-ce pas? que je fais. Colonel ou pas colonel, vous allez attendre ici jusqu’à ce qu’on me relève et que le sergent fasse son rapport sur votre vieille laide bobine.
Eh bien! sur mon âme, c’était le colonel en personne. Mais à cette époque-là, je n’étais qu’une recrue.
(Autobiographie inédite du simple soldat Ortheris)
S’il était une chose dont Létourdi tirât vanité plus que de toute autre, c’était d’avoir l’air d’un officier et d’un gentleman. Il disait que c’était par respect pour le service qu’il mettait tant de soin à sa toilette, mais ceux qui le connaissaient le mieux disaient que c’était seulement parce qu’il était vain de sa personne.
Il n’y avait rien de mauvais chez Létourdi,—pas une once. Il reconnaissait un cheval, quand il en voyait un, et il pouvait faire quelque chose de plus que de bien se tenir en selle.
Il jouait franc jeu au billard, et c’était un partenaire digne de confiance au whist.
Tout le monde avait de l’affection pour lui, et jamais nul n’aurait cru, même en rêve, qu’un jour on le verrait sur une plate-forme, les menottes aux mains, comme déserteur.
Et pourtant cette triste chose arriva.
Il revenait de Dalhousie à la fin de son congé, et descendait la route à cheval.
Il avait profité de son congé jusqu’à la dernière minute, et il était extrêmement pressé de retourner à son poste.
Il faisait très chaud à Dalhousie, et sachant ce qui l’attendait là-bas, il avait pris un uniforme complet en khaki, tout neuf, très ajusté, d’une délicate couleur olive; une cravate bleue à reflets changeants, un col blanc, et un casque solah blanc comme la neige.
Il se faisait un point d’honneur d’avoir l’air bien habillé, même quand il courait la poste.
Et il avait l’air bien habillé; il était si préoccupé de sa tournure, qu’avant son départ il avait oublié de prendre autre chose qu’un peu de menue monnaie. Il avait laissé tous ses billets de banque à l’hôtel.
Ses domestiques étaient partis en avant sur la route, pour être prêts à le recevoir, à Pathankote, avec un nouveau complet.
C’est là ce qu’il appelait voyager avec un petit train.
Il était fier de son talent d’organisateur, de ce que nous appelons bundobust.
A vingt-deux milles de Dalhousie, il commença à pleuvoir.
Ce n’était pas un simple orage de montagne, mais un vrai déluge d’eau tiède, comme dans les pays à moussons.
Létourdi poussa en avant, en regrettant de n’avoir pas pris un parapluie.
La poussière des routes devint de la fange, et le poney s’embourba sérieusement; il en fut de même pour les guêtres de khaki, que portait Létourdi, mais il tint bon, et fit de son mieux pour s’imaginer que la fraîcheur était agréable.
Le poney qui lui échut ensuite était vicieux au départ, et comme la pluie rendait les mains de Létourdi glissantes, l’animal réussit à se débarrasser de lui à un tournant.
Létourdi lui fit la chasse, le rattrapa et se remit en route d’un bon train.
L’averse n’avait point fait bon effet sur ses habits ni sur son humeur, et il avait perdu un éperon. Il ne laissa pas l’autre inactif.
A ce moment l’étape était finie; le poney avait pris autant d’exercice qu’il lui en fallait, et malgré la pluie, Létourdi suait abondamment.
A la fin d’une autre fâcheuse demi-heure, Létourdi crut voir l’univers entier se dissoudre devant ses yeux en une pulpe visqueuse.
La pluie avait transformé le haut de son vaste casque blanc solah, en une pâte mal odorante, et il s’était refermé sur sa tête, comme un champignon à demi ouvert. La doublure verte commençait aussi à se décoller.
Létourdi ne dit rien, qui mérite d’être rapporté ici.
Il arracha ou remonta tout le rebord qui lui retombait sur les yeux, et poursuivit sa route pénible.
Le derrière de son casque lui battait dans le cou; les deux côtés adhéraient à ses oreilles, mais le ruban de cuir, et la doublure verte continuaient à maintenir tant bien que mal tous les morceaux, de sorte que le chapeau, tout en flottant, ne s’était pas tout à fait fondu.
Bientôt la pâte et l’étoffe verte formèrent une sorte de moisissure visqueuse qui se répandit sur Létourdi dans plusieurs directions, soit sur son dos, soit sur sa poitrine, à son choix.
La teinture de khaki s’épancha aussi,—c’était vraiment une teinture de bien mauvaise qualité, de sorte qu’il était partiellement peint en brun, avec des plaques violettes, des contours couleur d’ocre, des bandes d’un rouge de rouille, avec des parties presque blanches, suivant la nature et les particularités de la teinture.
Lorsqu’il tira son mouchoir pour essuyer sa figure, la couleur verte de la doublure, et la couleur pourpre qui avait filtré de sa cravate jusque dans son cou, se mêlèrent; le résultat fut étonnant.
Aux environs de Dhar, la pluie cessa. Le soleil de la soirée se montra et le sécha un peu, mais en même temps il fixa les couleurs.
A trois milles de Pathankote le dernier poney se mit à boiter sans remède, et Létourdi fut forcé d’aller à pied. Il poussa jusque dans Pathankote pour y trouver ses domestiques.
Il ne se doutait pas alors que son khitmatgar s’était arrêté au bord de la route pour boire, et reparaîtrait le lendemain en disant qu’il s’était fait une entorse.
Quand il fut entré à Pathankote, il ne put trouver ses domestiques. Il avait ses bottines raidies et couvertes par la boue, et celle-ci s’étalait sur une grande partie de son vêtement.
La cravate bleue avait déteint autant que le khaki.
Aussi l’enleva-t-il avec le col pour les jeter.
Alors il dit quelques mots qui s’appliquaient aux domestiques en général, et tâcha de trouver un endroit où se mettre.
Il paya huit annas pour un verre de quelque chose, et s’aperçut à cet instant qu’il lui restait six annas dans la poche, c’est-à-dire qu’en sa situation, il était seul au monde avec six annas.
Il alla trouver le chef de gare pour tâcher d’obtenir un billet de première classe pour Khasa, où il était en garnison.
L’employé de la distribution dit un mot au chef de gare; le chef de gare dit un mot à l’employé du télégraphe, et tous trois le regardèrent avec curiosité.
Il le prièrent d’attendre une demi-heure, pendant qu’ils consulteraient l’autorité à Umritsar.
Il attendit donc, et ce furent quatre constables qui vinrent et se groupèrent d’une façon pittoresque autour de lui.
Et au moment même où il allait leur dire de s’en aller, le chef de gare lui dit qu’il donnerait un billet pour Umritsar, au sahib, si le sahib voulait bien entrer dans le bureau de l’enregistrement.
Létourdi y entra donc, et la première chose qu’il vit c’est qu’il avait un constable attaché à chaque bras et à chaque jambe, et que le chef de gare essayait de lui mettre sur la tête un sac à dépêches.
Il en résulta une mêlée assez réussie dans le bureau d’enregistrement, où Létourdi se fit une forte entaille au-dessus de l’œil, en tombant contre une table. Mais ces constables vinrent à bout de lui, et le chef de gare lui mit les menottes solidement.
Dès qu’il fut coiffé du sac à dépêches, il se mit à sacrer ce qu’il pensait, et le constable-chef dit:
—Sans aucun doute, c’est le soldat anglais que nous cherchions. Entendez-vous les gros mots?
Alors Létourdi demanda au chef de gare ce que signifiait un traitement pareil, un traitement aussi indigne.
Le chef de gare lui répondit qu’il était le soldat John Binkle du ***me régiment, cinq pieds neuf pouces, cheveux blonds, yeux gris, tenue en désordre et pas de signes extérieurs, qui avait déserté quinze jours auparavant.
Létourdi se mit à donner de longues explications; mais plus il en donnait, moins le chef de gare le croyait.
Il répondait que jamais lieutenant n’avait eu l’air aussi bandit que Létourdi, et qu’il avait pour instruction d’expédier son prisonnier sous bonne garde à Umritsar.
Létourdi souffrait de l’humidité, était fort mal à son aise. Les termes dont il se servit ne sont pas de nature à être publiés, même sous forme expurgée.
Les quatre constables le mirent dans un compartiment de troisième classe, et il passa ses vingt-quatre heures de trajet à les injurier avec autant de volubilité que le lui permettait sa connaissance du langage courant.
A Umritsar, on fit de lui un paquet bien ficelé qu’on déposa sur une plate-forme, grâce aux bras d’un caporal et de deux hommes du ***me régiment.
Létourdi se redressa et tâcha de se tirer d’affaire en prenant un air supérieur.
Il n’avait guère l’air supérieur, avec ses menottes, quatre constables derrière lui, et le sang de sa coupure qui s’était coagulé sur sa joue gauche.
Le caporal n’avait pas non plus l’air de plaisanter.
Létourdi alla bien jusqu’à ces mots: «Les amis, c’est une méprise des plus absurdes», mais arrivé là, le caporal lui enjoignit de «fermer ça» et de marcher.
Létourdi n’avait aucune disposition à marcher; il demanda à s’arrêter, à s’expliquer.
Il s’expliquait fort bien, en effet, quand le caporal y coupa court en disant:
—Vous, un officier! Ce sont des gens de votre espèce qui déshonorent les gens comme nous. En voilà un officier! il est beau, l’officier! Je le connais votre régiment. La marche des Canailles, voilà le pas accéléré qui vous a amené ici. Vous êtes une honte pour l’armée!»
Létourdi se calma, et voulut recommencer ses explications depuis le point de départ.
Alors on le ramena sous la pluie jusqu’à la cantine, et on lui recommanda de ne pas faire l’imbécile.
Les hommes devaient le conduire de là au fort Govingdhar, et la conduite en question, n’était guère plus solennelle que la Marche de la Grenouille.
Létourdi faillit devenir fou de rage, de froid, du malentendu, des menottes et du mal de tête que lui causait sa coupure au front.
Il se mit donc en devoir de dire tout ce qu’il avait dans l’esprit.
Quand il eut tout dit jusqu’au dernier mot, et qu’il eut la gorge sèche, un des hommes s’expliqua:
—J’ai bien entendu des vagabonds derrière les barreaux du violon, faire des poses et jacasser, mais je n’en ai jamais entendu un qui fut de la force de cet officier.
Ils ne s’en fâchaient point; ils avaient plutôt de l’admiration pour lui.
Ils prirent quelques verres de bière à la cantine, et en offrirent à Létourdi, parce qu’il avait juré d’une façon étonnante.
Ils lui demandèrent de lui raconter tout ce que le soldat John Binkle avait fait, depuis qu’il avait pris la clef des champs, et cela irrita Létourdi, encore plus que tout le reste.
S’il avait conservé quelque présence d’esprit, il se serait tenu tranquille jusqu’à l’arrivée d’un officier, mais il tenta de s’enfuir.
Or, un coup de la crosse d’un Martini qu’on reçoit à la chute des reins vous fait grand mal et du khaki moisi, détrempé par la pluie se déchire facilement, quand deux hommes vous secouent par le collet.
Létourdi se releva, éprouvant grand mal au cœur, et un fort vertige, avec sa chemise déchirée sur sa poitrine, et presque sur toute la longueur de son dos.
Il céda à la fortune, au moment même où le train descendant de Lahore arriva amenant un de ses majors.
Voici in extenso la déposition du major:
«Il y avait un bruit de lutte dans la salle du buffet de la seconde classe; j’y suis entré, et j’ai vu le plus affreux vagabond que j’aie jamais rencontré.
«Ses bottines et ses guêtres étaient couvertes de boue et de taches de bière.
«Il avait sur la tête une sorte de tas de fumier d’un blanc sale, qui pendait en lambeaux sur ses épaules fortement égratignées.
«Il était à moitié couvert d’une chemise presque fendue en deux morceaux, et il demandait à la garde de regarder le nom, qui était marqué sur le pan.
«Comme il avait tiré sa chemise par-dessus sa tête, je ne pus tout d’abord voir qui il était, mais je m’imaginai que c’était un soldat qui était dans le premier cas de désertion, d’après les jurons qu’il lançait en se débattant dans ses guenilles.
«Quand il se fut retourné, et que j’eus tenu compte d’une bosse aussi grosse qu’un pain au jambon, qu’il avait au-dessus d’un œil, de quelques plaques vertes de peinture de guerre qu’il avait sur la figure, et des quelques raies violettes qui lui zébraient les épaules, je vis que c’était Létourdi.
«Il fut très heureux de me voir, ajoutait le major, et il me déclara qu’il espérait que je ne soufflerais mot de l’affaire au mess.
«Je n’en ai rien dit, mais vous pouvez le faire, si cela vous plaît, maintenant que Létourdi est retourné au pays.»
Létourdi passa une grande partie de cet été à faire des démarches pour qu’on traduisît en cour martiale le caporal et les deux soldats pour avoir arrêté «un officier et un gentleman».
Naturellement, ils étaient navrés de leur erreur.
Mais l’histoire se fit jour jusqu’à la cantine du régiment, et de là elle fit le tour de la province.