Rudyard Kipling

Et quand la guerre commença, nous fîmes la chasse à l’audacieux Afghan et nous mîmes en fuite le Ghazi tout-puissant, oui, mes gaillards. Et nous entrâmes dans Kaboul et nous prîmes le Balar’-Issar et nous leur apprîmes à respecter le soldat anglais.

(Chanson de Chambrée)

Mulvaney, Ortheris et Learoyd sont simples soldats dans la deuxième compagnie d’un régiment de ligne et mes amis personnels.

Je crois, mais je n’en suis pas très sûr, que pris en bloc, ce sont les pires soldats du régiment, en ce sens qu’ils déploient un vrai génie à se montrer ficelles et fortes têtes.

Voici l’histoire qu’ils m’ont contée, l’autre jour, dans la salle de café d’Umballa, pendant que nous attendions un train montant.

C’est moi qui payais la bière; si le récit m’a coûté un gallon et demi, ce fut encore une bonne affaire.

Évidemment, vous connaissez lord Benira Trig.

C’est un duc, un comte, un personnage sans position officielle. C’est aussi un pair; c’est enfin un globe-trotter, et tout compte fait, il ne vaut pas la peine qu’on en parle, comme dit Ortheris.

Il était venu par ici faire un voyage de trois mois afin de réunir des matériaux pour son livre: «Nos Impedimenta orientaux» et s’était cramponné à tout le monde, comme un Cosaque en tenue de soirée.

Son vice particulier,—attendu qu’il est radical,—consistait à mettre sous les armes les garnisons pour les inspecter.

Puis, il dînait avec l’officier-commandant, et l’injuriait, d’une extrémité à l’autre de la table du mess, au sujet de l’aspect de ses troupes.

Telles étaient les façons de Benira.

Il mit les troupes sous les armes une fois de trop.

Il arriva au cantonnement d’Helanthami un mardi. Il se proposait de faire un tour dans les bazars le mercredi, et il pria qu’on mît les troupes sous les armes le jeudi.

Un jeu-di!

L’officier-commandant ne pouvait guère refuser, car Benira était un lord.

Les sous-officiers tinrent un meeting d’indignation à la cantine, où l’on donna au colonel des noms d’oiseaux.

—Mais la vraie démonstration, dit Mulvaney, c’est nous trois qui l’avons dirigée dans le quartier de la seconde compagnie.

Mulvaney grimpa sur le comptoir, s’installa confortablement à portée de la bière et commença:

—Quand le chahut fut à son comble, et que la seconde compagnie eut voté qu’on massacrerait cet individu, ce Trig, sur le champ de manœuvre,—alors voilà Learoyd qui coiffe son casque, et qui dit… Quoi donc que t’as dit?

—V’là ce que j’ai dit, fait Learoyd: «Aboulez-nous le pognon, que j’ai dit. Les amis, faites une souscription pour esquiver la parade et si l’on n’esquive pas la parade, on rendra la braise.» V’là ce que j’ai dit. Toute la seconde compagnie me connaissait. Alors on a fait une belle souscription. On a récolté quatre roupies huit annas, et il ne s’agissait plus que de faire l’affaire. Mulvaney et Ortheris étaient de mèche avec moi.

—Nous sommes généralement trois pour évoquer le diable, en tête à tête, expliqua Mulvaney.

A cet endroit, Ortheris prit la parole.

—Lisez-vous les journaux? demanda-t-il.

—Quelquefois, répondis-je.

—Nous avons lu les journaux, et nous avons monté une fameuse blague, une… un plateau.

—Un bateau, idiot, dit Mulvaney.

—Bateau, plateau; ça ne fait rien. Bref, nous nous sommes arrangés pour faire battre la campagne à maître Benira jusqu’à ce que le jeudi fût passé, ou de façon qu’il soit trop occupé pour venir nous assommer avec ses revues. C’est celui-là qu’a dit: Nous tirerons quelques roupies de l’affaire.

—Nous avons tenu un conseil de guerre, reprit Mulvaney, en nous promenant dans le quartier de l’artillerie. Moi j’étais président, Learoyd ministre des finances, et le petit Ortheris que voilà était…

—Un Bismarck épatant. C’est lui qui a fait réussir le coup.

—C’est Benira lui-même qui a fait tourner l’affaire à notre profit avec sa manie de se fourrer partout; car, sur mon âme, je vous le jure, nous ne savions à quoi nous arrêter après la première minute.

Il se promenait à pied dans le bazar. Il faisait des emplettes. Il commençait à faire sombre, et nous étions plantés là à suivre de l’œil ce petit homme, qui entrait dans les boutiques, en sortait, et tâchait d’inculquer aux négros la connaissance de son bafouillage.

Bientôt il sort, les bras chargés de marchandises, et il se met à dire d’un air imposant, poussant en avant sa petite bedaine:

—Mes amis, qu’il dit, est-ce que vous avez vu la barouche du colonel.

—La broche, fait Learoyd, des broches; il n’y en a pas ici, il n’y a qu’une ekka.

—Qu’est-ce que c’est que ça? demande Trig.

Learoyd lui en montre une au bout de la rue.

Lui, il dit:

—Ah! voilà qui est bien oriental. Je serais curieux de voyager à ekka.

Je compris alors que notre saint patron du régiment était disposé à nous livrer Trig, comme qui dirait pieds et poings liés.

Je mets en quête d’une ekka, et je vais parler au diable qui servait de conducteur.

Je lui dis.

—Écoute, négro, voici un sahib qui va demander cette ekka. Il s’est mis en tête d’aller se balader à la montagne de Padsahi,—c’était à environ deux milles,—pour chasser la bécasse—tu vas le mener tambour battant, compris! C’est pas la peine de faire de boniment au sahib; il ne comprend mot à ton bafouillage. S’il te dégoise quelque chose, tu cognes ton cheval et fouette cocher. Va bon train le premier mille, sitôt sorti du cantonnement. Puis, rosse ta bête et guette à tout renverser, fouette à tours de bras. Ce sahib sera content. Et voici une roupie pour toi.

L’homme à l’ekka comprit qu’il y avait dans l’air quelque chose de pas ordinaire.

Il rit de toute sa bouche, et dit:

—Je vois de quoi il retourne. J’irai un train d’enfer.

Je priai le ciel pour que la barouche du colonel arrivât trop tard, quand mon petit Benira serait embarqué, à la grâce de Dieu.

Le petit homme fourre toutes ses affaires dans l’ekka, et s’y introduit lui-même comme un petit cochon d’Inde, sans avoir la moindre idée de nous offrir de quoi prendre un verre pour la peine que nous nous donnions pour le ramener chez lui.

—Et maintenant, que je dis aux autres, le voilà en route pour les montagnes de Padsahi!

—Juste à ce moment, continua Ortheris, arrive le petit Bhuldoo. Celui-là, c’est le fils d’un des saïs de l’artillerie. En voilà un qui aurait fait un fameux camelot sur le pavé de Londres, tant il était malin et propre à jouer toutes sortes de jeux. Il nous avait regardés mettre Monsieur Benira, dans sa barouche improvisée, et il nous dit:

—Qu’est-ce que vous êtes en train de faire, sahibs?

Learoyd le prend par l’oreille et lui dit:

—Je lui dis… continua Learoyd… Jeune homme, cet individu prétend nous passer en revue, un jeudi… macache! Et voici encore de la besogne pour vous, jeune homme. A présent, Sitha, prends un tat et un tookri, et rends-toi à fond de train à la côte de Padsahi. Là, quand tu verras venir cette ekka, tu diras au conducteur, dans ton jargon, que tu es venu prendre sa place. Le sahib ne sait pas parler notre langue: c’est un petit homme. Mène la ekka dans la montagne de Padsahi et jette-le en pleine eau. Laisse le sahib barboter et viens par ici. Voici une roupie pour toi.

A partir de ce point, Mulvaney et Ortheris prirent la parole alternativement, Mulvaney dirigeant le récit.

A vous de faire à chaque narrateur la part qui lui revient, tirez-vous-en de votre mieux.

—C’était un petit lutin des plus malins, ce Bhuldoo. En un clin d’œil il voit de quoi il retourne, il saisit tout de suite le truc.

—Il flaire qu’il y a de la galette à récolter.

—Moi, d’ailleurs, je voulais voir comment finirait la campagne.

—Aussi, lui, il dit que nous allons doubler le pas pour arriver aux côtes de Padsahi, et que nous sauverons le petit homme en empêchant cet assassin de Bhuldoo de le livrer aux Dacoits, que nous sortirons tout d’un coup de quelque part pour voler à son secours, tout comme dans un mélo au théâtre royal de Victoria.

—Aussi nous partons à fond de train pour la montagne et voilà que nous brûlons le gazon comme un ouragan pour sauver cette chère existence.

—Que Bobs m’emporte, si Bhuldoo n’avait pas levé une véritable armée de Dacoits,—afin de faire la chose dans le grand style.

—Et nous courions, et ils couraient en se tordant de rire, si bien que nous arrivons aux côtes, et nous entendons des sons de détresse qui flottaient avec mélancolie sur l’air du soir.

Ortheris devenait poète sous l’influence de la bière.

Le duo reprit, sous la conduite de Mulvaney.

—Alors nous entendons Bhuldoo, le Dacoit, qui hélait le conducteur de la ekka.

—Un des jeunes diables abat son lakri sur le toit de la ekka, et Benira Trig, qui était dedans, se mit à hurler: «Au meurtre! A l’assassin!»

—Bhuldoo prend les rênes et mène à toute vitesse, comme un fou dans la direction des côtes, après avoir semé le conducteur de la ekka.

L’homme s’approche alors de nous.

—Ce sahib est à moitié mort de terreur, qu’il dit. Dans quelle sale affaire m’avez-vous entraîné?

—Ça va bien, que nous disons, toi enlève ton poney d’ici et marche devant toi. C’est entendu que ce sahib aura été livré aux Dacoits et que nous volons à son secours.

—Alors, que fait le conducteur, des Dacoits? Quels Dacoits? En fait de Dacoits, je ne vois que ce vaurien de Bhuldoo.

—Qu’est-ce que tu nous racontes avec ton Bhuldoo, que nous disons. C’est un Pathan des montagnes, un des plus sauvages. Et il y en a bien huit avec lui, qui attaquent le sahib. Rappelez-vous que vous avez encore une roupie à gagner.

Alors nous entendons crier; Ah, oh! ah, oh! ah, oh! et la ekka verse.

L’eau clapote et Benira supplie Dieu de lui pardonner ses péchés, pendant que Bhuldoo et ses amis barbotent comme des petits Londoniens dans la Serpentine.

Et les trois Mousquetaires se remirent simultanément à boire leur bière.

—Eh bien! demandai-je, qu’arriva-t-il ensuite?

—Ensuite? dit Mulvaney, en s’essuyant les lèvres. Est-ce que vous admettez que trois jeunes soldats ont été capables de laisser un des ornements de la Chambre des Lords se noyer et succomber sous les coups des Dacoits dans une montagne perdue?

Nous nous formons en ligne, par quart de colonne, et nous descendons sur l’ennemi.

Pendant cinq bonnes minutes, vous ne vous seriez pas entendu causer. On se prend aux cheveux et avec Benira et l’armée de Bhuldoo.

Les bâtons sifflèrent autour de la ekka.

Ortheris tambourinait avec les poings sur le toit de la ekka, et Learoyd hurlait:

—Attention, ils ont des couteaux!

Quant à moi, je lançais des coups à droite, à gauche, et je dispersais le corps d’armée des Pathans.

Sainte mère de Moïse! C’était pire qu’à Ahmid Kheyl et à Maiwund réunis.

Au bout d’un moment, Bhuldoo et ses hommes prennent la fuite.

Avez-vous jamais vu un vrai lord essayant de cacher sa noblesse sous un pied et demi de l’eau sale des collines? Eh bien! ça n’est pas plus brillant qu’une outre percée de porteur d’eau.

Il fallut bien du temps pour prouver à mon ami Benira qu’il n’était pas éventré, et encore plus de temps pour tirer la ekka de là.

Le conducteur reparut après la bataille en jurant qu’il avait aidé à repousser l’ennemi.

Benira était malade de peur. Nous l’escortâmes au retour. On regagna très lentement le cantonnement, car cette alerte et le froid qu’il avait pris le pénétraient jusqu’aux os. Ça dégouttait. Gloire au saint patron du régiment, mais ça dégouttait jusque dans le dos du lord Benira Trig.

Et alors Ortheris, crevant de fierté, reprit:

—Vous êtes mes généreux sauveurs, qu’il dit. Vous êtes l’honneur de l’armée anglaise, qu’il dit encore.

Et en même temps il décrit l’innombrable armée de Dacoits qui avait fondu sur lui. Ils étaient au moins quarante ou cinquante; il était accablé par le nombre, qu’il dit, mais il ne perdit jamais sa présence d’esprit, jamais.

Il donna au conducteur de la ekka cinq roupies pour le récompenser de son noble courage, et il dit qu’il penserait à nous dès qu’il aurait parlé au colonel, car nous faisions honneur au régiment. Ça c’est vrai.

—Et nous trois, dit Mulvaney, avec un sourire angélique, nous avons attiré l’attention toute particulière de Bob Bahadur, et plus d’une fois. Mais c’est un vraiment bon petit homme, Bob. Continue, Ortheris, mon garçon.

—Alors nous le laissons à la porte du colonel, encore bien malade, et nous, nous allons tout de suite à la caserne de la deuxième compagnie.

Nous racontons que nous avons sauvé Benira d’une mort sanglante, et qu’il n’est guère probable qu’il y aura revue le jeudi.

Environ dix minutes après, arrivent trois enveloppes, une pour chacun de nous.

Grands Dieux! le vieux bêta ne nous envoyait-il pas à chacun un billet de cinq livres, ce qui fait soixante-quatre dibs, au bazar.

Le jeudi, il était à l’hôpital pour se remettre de sa rencontre sanglante avec une bande de Pathans, et la deuxième compagnie se régalait par escouades à sa santé.

Comme ça, il n’y eut pas de revue le jeudi.

Mais le colonel, quand il entendit parler de notre vaillante conduite, se mit à dire:

—Je sais bien qu’il s’est passé quelque diablerie, quelque part, mais je ne peux pas vous fourrer dedans, vous trois.

—Et mon impression personnelle, dit Mulvaney dégringolant du comptoir après avoir retourné son verre, c’est que si on avait su la vérité, on ne nous aurait rien fait. Ç’aurait été trop d’aplomb d’abord, en face de la nature, puis en face des règlements, et enfin contre la volonté de Térence Mulvaney, de faire une revue un jeudi.

—Fort bien, mes enfants, dit Learoyd; mais, jeune homme, à quoi vont servir ces notes que vous avez prises?

—Laisse faire, dit Mulvaney. Vois-tu, le mois prochain, nous serons à bord du Serapis. Ce gentleman va nous donner une gloire immortelle… Mais il faut garder tout ça secret jusqu’à ce que nous ne soyons plus à la portée de mon petit ami Bob Bahadur.

J’ai déféré au désir de Mulvaney.