Rudyard Kipling

Criez au meurtre au milieu du marché et chacun de se retourner vers la face anxieuse de son voisin, face qui dit: «Est-ce toi le meurtrier?» Nous avons pourchassé Caïn, il y a quelques siècles de cela, à travers le monde. Et c’est de là que nous vient la peur qu’entretiennent nos propres méfaits de notre temps même.

(Moralités, de Vibart)

Shakespeare parle quelque part de vers, à moins que ce ne soit de géants ou d’insectes,—qui se retournent quand vous leur marchez dessus trop brutalement.

Ce qu’il y a de plus sûr, c’est de ne point mettre le pied sur un ver, pas même sur le plus humble subalterne arrivé d’Angleterre tout dernièrement, avec ses boutons à peine sortis du papier de soie, et les joues encore toutes rouges du bœuf savoureux de l’Angleterre.

Ici, il s’agit de raconter l’histoire d’un ver qui se retourna.

Afin d’être bref, nous désignerons Henri-Auguste Ramsay Faizanne par ce nom de Ver, bien qu’en réalité ce fût un jeune garçon extrêmement gentil, sans un poil sur la figure, avec une taille de jeune fille, lorsqu’il fut envoyé au second régiment de Shikarris, où on le rendit malheureux de diverses manières.

Les Shikarris sont des régiments de haute volée, et il faut savoir y faire convenablement les choses, jouer du banjo, être un peu plus que bon cavalier, être bon chanteur, bon acteur, afin d’y être bien vu.

Le Ver ne faisait rien qu’une chose: c’était de tomber de son poney et d’enlever des copeaux aux montants des portes avec son harnais.

Et même on finit par trouver la chose monotone.

Il faisait des façons pour jouer au whist. Il crevait le drap des billards. Il chantait faux, ne se liait guère. Il écrivait au pays, à sa maman, à ses sœurs.

Sur ces cinq choses, il y en avait quatre que les Shikarris blâmaient comme des vices, et qu’ils entreprirent d’extirper.

Chacun sait comment les sous-officiers sont adoucis par les sous-officiers leurs collègues, qui ne leur permettent pas de se montrer féroces.

Cela est bon, et salutaire, ne fait de mal à personne, à moins qu’on ne perde patience; alors il y a des ennuis.

Une fois il était un…

Mais nous conterons cela un autre jour.

Les Shikarris Shikarrifièrent le Ver avec persévérance, et il supporta tout sans sourciller.

Il était si bon, si désireux de s’instruire; il devenait d’un rouge si vif qu’on coupa court à son dressage et qu’il fut abandonné à lui-même par tout le monde, excepté par le doyen des sous-officiers, qui persista à faire de la vie un lourd fardeau pour le Ver.

Le doyen des sous-officiers ne voulait pas être méchant, mais ses blagues étaient grossières, et il ne savait pas toujours s’arrêter où il fallait.

On lui avait fait attendre longtemps sa compagnie, et cela vous aigrit toujours un homme.

Et en outre, il était amoureux, ce qui le rendait pire.

Un jour, après avoir emprunté la carriole du Ver pour une dame qui n’avait jamais existé, il s’en était servi lui-même pendant toute la soirée, lui avait envoyé un billet qui était censé venir de la dame.

Comme il contait la chose au mess, le Ver se leva et dit de sa voix tranquille, féminine:

—C’était une jolie farce, mais je parie un mois de ma solde, contre votre premier mois de solde, quand vous aurez votre nomination, de vous en jouer un, de tour, dont vous vous souviendrez pendant toute votre vie, et qui se contera encore dans le régiment quand vous serez mort ou cassé.

Le Ver n’était pas le moins du monde en colère, et le reste du mess applaudit à grands cris.

Alors le sergent doyen regarda le Ver des pieds à la tête, puis de la tête aux pieds, et dit:

—C’est entendu, Bébé!

Le Ver prit le reste du mess à témoin que le pari était engagé, et avec un doux sourire s’enfonça dans la lecture d’un livre.

Deux mois se passèrent.

Le sergent doyen continuait à dresser le Ver, qui commençait à se donner un peu plus de mouvement à mesure que le temps devenait plus chaud.

J’ai dit que le sergent doyen était amoureux.

Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’une jeune fille fut amoureuse du sergent doyen.

Malgré les propos terribles du colonel, malgré les grognements des majors, malgré les airs d’inexprimable prudence que prenaient les capitaines mariés, malgré les blagues des jeunes, les fiançailles avaient eu lieu.

Le sergent doyen était si content d’avoir sa compagnie et en même temps d’être agréé, qu’il en oubliait de tourmenter le Ver.

La jeune fille était jolie, et elle avait sa fortune indépendante. Elle ne joue aucun rôle dans la présente histoire.

Un soir, au commencement de la saison chaude, tout le mess était assis sur la plate-forme qui se trouvait en avant de sa maison, il n’y manquait que le Ver, qui était rentré chez lui pour écrire des lettres au pays.

La musique avait fini de jouer, mais personne ne songeait à rentrer.

Il y avait là aussi les femmes des capitaines.

La folie dépasse toutes limites chez un homme amoureux.

Le sergent doyen s’était étendu, à n’en plus finir, sur les mérites de la jeune personne à laquelle il était fiancé, et les dames ronronnaient d’approbation, pendant que les hommes bâillaient, quand on entendit un froufrou de robe dans l’obscurité, et une voix lasse et faible se fit entendre.

—Où est mon mari?

Je n’ai pas le moins du monde l’intention de jeter un doute sur la moralité des Shikarris, mais il est de notoriété publique qu’alors quatre hommes sursautèrent comme s’ils avaient reçu un coup de fusil.

Trois d’entre eux étaient mariés.

Peut-être avaient-ils été terrifiés à la pensée que leurs femmes étaient arrivées d’Angleterre sans les prévenir.

Le quatrième dit qu’il avait obéi à une impulsion instantanée. Il donna plus tard des explications sur ce point.

Alors la voix appela.

—Oh! Lionel!

Lionel était le prénom du sergent doyen.

Une femme entra dans la pièce faiblement éclairée par les bougies plantées dans les trous des tables.

Elle étendait les mains en tâtonnant dans l’obscurité du côté du sergent doyen, et elle sanglotait.

Nous nous levâmes soudain, pressentant qu’il allait se passer quelque chose, et tout disposés aux pires suppositions.

Dans ce méchant petit univers, qui est le nôtre, chacun en sait si peu sur la vie de son voisin le plus proche,—ce qui d’ailleurs ne regarde que ce dernier,—qu’on ne montre aucune surprise quand un éclat se produit.

Il peut arriver n’importe quoi dans l’existence de n’importe qui.

Peut-être que, dans sa jeunesse, le sergent doyen s’était laissé prendre au piège.

Il y a comme cela des hommes qui traînent un boulet de ce genre.

Nous ne savions pas, nous étions pressés de savoir, et les femmes des capitaines l’étaient autant que nous.

S’il avait été pris au piège, il était excusable, car cette femme aux chaussures poudreuses, au costume de voyage gris, qui arrivait de je ne sais où, était extrêmement jolie, avec ses cheveux noirs, et ses grands yeux pleins de larmes.

Elle était grande, avec une tournure fine, et sa voix avait un tremblement de sanglots qui faisait peine à entendre.

Dès que parut le sergent doyen, elle lui jeta les bras autour du cou, l’appela «Mon chéri». Elle dit qu’elle ne pouvait plus supporter de rester seule en Angleterre à l’attendre, qu’elle ne recevait de lui que des lettres courtes et froides, qu’elle le suivrait jusqu’au bout du monde… Est-ce qu’il lui pardonnerait?

Ces propos-là n’étaient pas exactement ceux qu’eût tenus une vraie lady: ils étaient trop démonstratifs.

Les choses tournaient au noir.

Les femmes des capitaines, les yeux à demi clos, épiaient le sergent doyen, et la figure du colonel se rembrunissait: on eût dit le Jugement dernier encadré d’une barbe grise tout hérissée.

Pendant un temps, ce fut un silence complet.

Alors le colonel prit la parole, très brièvement.

—Eh bien, Monsieur?

Et les sanglots de la femme redoublèrent.

Le sergent doyen était à moitié étranglé par les bras qui lui enserraient le cou, mais il parvint à dire:

—C’est un affreux mensonge. Jamais de ma vie je n’ai été marié.

—Ne jurez pas, dit le colonel, venez au mess. Il faut tirer cette affaire au clair.

Et il soupira en aparté, car il croyait à ses Shikarris, ce bon colonel.

On s’empila dans l’antichambre, sous la pleine lumière, et alors nous vîmes combien la femme était belle.

Elle se tenait debout, au milieu de nous, tantôt la voix coupée par les pleurs, tantôt prenant l’air dur et fier, et aussitôt après tendant les mains vers le sergent doyen.

On eût dit le quatrième acte d’une tragédie.

Elle nous raconta que le sergent doyen l’avait épousée dix-huit mois auparavant pendant un congé qu’il avait passé en Angleterre. Elle paraissait savoir sur lui tout ce que nous savions, et plus encore, sur la famille du sergent, sur sa vie d’autrefois.

Il était pâle, d’une pâleur cendrée. Il faisait de temps en temps un effort pour arrêter ce torrent de paroles.

Quant à nous, en la voyant si charmante, et remarquant combien il avait l’air en faute, nous le regardions comme un animal de la pire espèce.

Toutefois nous en étions un peu fâchés pour lui.

Je n’oublierai jamais l’acte d’accusation porté contre le sergent doyen par sa femme.

Lui non plus ne l’oubliera pas.

Cela s’était produit si brusquement, cela avait surgi des ténèbres d’une façon si inattendue, au milieu de notre monotone existence.

Les femmes des capitaines s’effacèrent un peu, mais elles avaient des lueurs dans les yeux et on y lisait clairement que le sergent doyen était jugé et condamné.

Le colonel semblait avoir vieilli de cinq ans.

Un des majors, s’abritant les yeux avec la main, dévisageait la femme, de dessous cet abri.

Un autre mordait sa moustache et souriait tranquillement, comme s’il assistait à une représentation.

Au milieu de l’espace libre qui se trouvait au centre, le terrier du sergent doyen faisait la chasse à ses puces.

Je me rappelle tout cela aussi nettement que si j’en avais une photographie à la main. Je me rappelle l’expression d’horreur qui se trouvait sur la figure du sergent doyen.

Cela faisait à peu près le même effet que de voir pendre un homme; c’était même plus intéressant.

Pour en finir, sa femme déclara que le sergent doyen avait les initiales F. M. tatouées deux fois sur l’épaule gauche.

Cela nous le savions tous, et dans notre naïveté, nous étions convaincus que la question était tranchée par cette preuve-là.

Mais un des majors célibataires dit très poliment:

—Je crois cependant que votre certificat de mariage ferait mieux l’affaire.

Cela piqua la femme au vif.

Elle se dressa, regarda le sergent doyen d’un air narquois, comme elle eût regardé un chien, et elle tint des propos insolents envers le major, le colonel, et tout le monde.

Puis elle pleura, et enfin tira de son corsage un papier, et dit, de l’air d’une impératrice:

—Le voilà! Et que ce soit mon mari—mon mari légitime qui le lise tout haut,—s’il en a l’audace.

Un silence se fit.

Les hommes échangèrent des regards.

Le sergent doyen s’avança l’air ahuri, le pas incertain, et prit le papier.

Tout en regardant avec stupéfaction, nous nous demandions s’il n’allait pas sortir de là quelque chose qui tournerait contre nous un jour ou l’autre.

Le sergent doyen avait la gorge sèche, mais quand il eut parcouru le papier, il eut comme un gloussement rauque de soulagement, et dit à la femme:

—Petite canaille!

Mais la femme s’était esquivée par une porte, et sur le papier était écrit ce qui suit:

«Ceci a pour but de certifier que moi, le Ver, j’ai payé intégralement ma dette au sergent doyen, et en outre, que le sergent doyen est mon débiteur, d’après la convention conclue le 23 février, ainsi que le mess en a été témoin, et que sa dette se monte à un mois de solde de capitaine, payable en monnaie ayant cours dans l’Empire indien.»

Alors une députation se rendit chez le Ver, et le trouva bien tranquille, occupé à délacer un corset; le chapeau, la perruque, et le costume de serge, et le reste sur le lit.

Il revint avec nous tel qu’il était, et les Shikarris poussèrent de tels cris, que le mess des artilleurs envoya demander si on ne pourrait pas les admettre à prendre part à la fête.

Je suis d’avis que nous fûmes tous, à l’exception du colonel et du sergent doyen, quelque peu désappointés de voir que le scandale avait avorté. Mais c’est ainsi qu’est faite la nature humaine.

Il n’y avait pas moyen de mettre en doute le talent du Ver comme acteur: il avait poussé la chose aussi près d’un affreux et tragique dénouement, que le comportait ce genre de facétie.

La plupart des sous-officiers le mirent à la question afin de savoir pourquoi il n’avait pas dit qu’il était très fort comme acteur, mais il répondit tranquillement:

—Je ne me souviens pas que vous me l’ayez jamais demandé. J’avais l’habitude de jouer des pièces à la maison avec mes sœurs.

Mais des pièces jouées avec des jeunes filles… cela n’était pas assez pour expliquer le talent dont le Ver avait fait preuve ce soir-là.

Pour mon compte, je trouve que c’était de mauvais goût. Et en outre c’était dangereux. Il ne sert de rien de jouer avec le feu, même pour faire des farces.

Les Shikarris l’élurent président du club dramatique du régiment, et quand le sergent doyen paya sa dette, ce qu’il fit sans se faire prier, le Ver dépensa tout l’argent à acheter des décors et des costumes.

C’était un bon Ver et les Shikarris sont fiers de lui.

Le seul inconvénient de la chose, c’est qu’on lui ait donné le nom de «Mistress Sergent Doyen», et comme il y a maintenant deux mistress Sergent Doyen dans la garnison, les étrangers s’y trompent quelquefois.

Plus tard, je vous conterai un fait qui ressemble un peu à celui-là, mais où il ne reste rien du côté plaisant, et où tout se passa d’une façon fâcheuse.