Rudyard Kipling
Je meurs pour vous, et vous mourez pour un autre.
(Proverbe du Punjab)
Quand la locomotive de Gravesend s’éloigna du steamer de la Peninsular and Oriental pour remorquer le train à la ville, elle emporta bien des gens en pleurs. Mais aucune de ces personnes ne pleurait plus abondamment, plus sincèrement que miss Agnès Laiter.
Elle avait bien de quoi pleurer, car le seul homme qu’elle aimât au monde,—le seul qu’elle pût jamais aimer, à ce qu’elle disait—partait pour l’Inde, et comme chacun sait, l’Inde est partagée par parties égales entre la jungle, les tigres, les cobras, le choléra et les cipayes.
Phil Garron, appuyé au bastingage du flanc du steamer, sous la pluie, se sentait aussi fort malheureux, mais il ne pleurait point.
On l’envoyait s’occuper de «thé». Qu’était-ce que ce thé? Il n’en avait pas la moindre idée, mais il s’imaginait qu’il aurait à monter un cheval fringant pour parcourir des collines couvertes d’arbrisseaux à thé, qu’il toucherait pour cela une solde magnifique, et il savait très bon gré à son oncle de lui avoir procuré cette niche.
Il avait sincèrement l’intention de réformer ses habitudes de laisser-aller et de gaspillage. Il mettrait tous les ans de côté une grande partie de son superbe traitement, et au bout d’un temps très court, il reviendrait épouser Agnès Laiter.
Phil Garron était resté trois ans à flâner autour de son amie.
Comme il n’avait rien à faire, il ne manqua pas de devenir amoureux.
Il était fort gentil, mais il manquait de fermeté dans ses vues, dans ses opinions, dans ses principes, et bien qu’il n’allât jamais jusqu’à faire vraiment du mal, ses amis furent très contents quand il leur dit adieu et qu’il partit pour cette mystérieuse affaire de thé, dans les environs de Darjeeling. Ils dirent: «Que Dieu vous bénisse, mon cher garçon, et qu’on ne vous revoie jamais!»
Tout au moins c’est là ce qu’on fit entendre à Phil.
Au moment du départ, il avait en tête un grand projet pour prouver qu’il valait plusieurs centaines de fois plus qu’on ne l’évaluait: il travaillerait comme un cheval, et il épouserait Agnès Laiter.
Outre sa bonne tournure, il avait maintes autres qualités.
Son seul défaut, c’était d’être faible. Oui il l’était, si peu que ce fût.
En fait d’économie, il n’en savait pas plus que le Morning Sun, et cependant vous n’auriez pu mettre le doigt sur un article et dire: «En cette occasion, Phil Garron a fait preuve d’extravagance et d’étourderie.» Et vous n’auriez point trouvé en son caractère un seul vice bien défini, mais il était incomplet, et se laissait pétrir comme du mastic.
Agnès Laiter retourna, les yeux rouges, à ses devoirs d’intérieur,—la famille désapprouvait cet engagement,—pendant que Phil faisait voile pour Darjeeling, «port situé sur l’Océan du Bengale» ainsi que sa mère se plaisait à le dire à ses amis.
Il était fort bien vu à bord, il lia beaucoup de relations, ne fit qu’une note de boissons assez modérée, et envoya de chaque port de relâche d’énormes lettres à Agnès Laiter.
Puis il se mit à l’œuvre sur la plantation, située quelque part entre Darjeeling et Kangra.
Bien que le salaire et le cheval ne fussent pas tout à fait ce qu’il avait rêvé, il réussit fort passablement, et s’accorda beaucoup plus d’éloges qu’il n’en méritait pour sa persévérance.
Avec le temps, à mesure qu’il se faisait à son collier et que la tâche prenait un contour plus précis à ses yeux, la figure d’Agnès Laiter s’effaçait de son esprit, et n’y reparaissait que quand il était de loisir, c’est-à-dire rarement. Il oubliait tout ce qui concernait la jeune fille pendant une quinzaine, puis le souvenir revenant tout à coup, il sursautait comme un écolier qui n’a pas songé à apprendre sa leçon.
Elle n’oubliait point Phil, car elle était de cette sorte de femmes qui n’oublient jamais.
Seulement, un autre,—un jeune homme qui eût été un bien meilleur parti,—se présenta à mistress Laiter.
La probabilité d’un mariage avec Phil était aussi lointaine que jamais. Les lettres qu’il écrivait étaient si peu encourageantes. Puis il y eut de la part de la famille une certaine pression sur la jeune fille! Le jeune homme était d’ailleurs un parti réellement avantageux au point de vue de la fortune.
Bref Agnès l’épousa et écrivit à Phil dans les régions sauvages de Darjeeling une lettre orageuse comme un cyclone, où elle lui disait que pendant tout le reste de sa vie, elle n’aurait plus un instant de bonheur.
Et la prophétie se réalisa.
Phil reçut cette lettre et se regarda comme injustement traité.
Cela se passait deux ans après son départ; mais à force de concentrer sa pensée sur Agnès Laiter, de regarder sa photographie, de se passer une main caressante sur le dos comme pour se féliciter d’être un des amants les plus constants qu’il y ait dans l’histoire, de se monter petit à petit la tête, il finit réellement par s’imaginer qu’il avait été traité indignement.
Il se mit à composer une lettre d’adieu, une de ces épîtres pathétiques dans le genre «Monde qui ne finira point. Ainsi soit-il», où il déclarait qu’il serait fidèle jusque dans l’éternité, que toutes les femmes se ressemblaient, à peu de chose près, qu’il cacherait son cœur brisé, etc… mais que si dans la suite, etc… il pouvait supporter cette attente, etc… affections restées fidèles au même objet, etc… elle reviendrait à son premier amour, etc., tout cela en huit pages d’écriture serrée.
A un point de vue artistique, c’était un travail agréable à voir.
Un Philistin ordinaire cependant—au fait de ce qu’éprouvait réellement Phil, et non point de ce qu’il croyait éprouver à mesure qu’il écrivait,—eût déclaré que c’était là l’élucubration plate, égoïste, d’un être parfaitement plat, égoïste et faible. Mais un tel verdict eût été injuste.
Phil affranchit sa lettre et éprouva, pendant au moins deux jours et demi, tout ce qu’il avait décrit.
Ce fut la dernière lueur avant l’extinction totale de la lumière.
Cette lettre rendit Agnès Laiter très malheureuse. Elle pleura, elle l’enferma dans son bureau pour ne plus la voir, et elle devint mistress N’importe qui pour complaire à sa famille.
N’est-ce pas le premier devoir de toute jeune fille chrétienne?
Phil reprit sa besogne.
Il ne songeait plus à sa lettre que comme un artiste songe à une esquisse finement parachevée.
Ses habitudes n’étaient point mauvaises, mais elles n’étaient pas absolument bonnes jusqu’au jour où elles le mirent en présence de Dunmaya, fille d’un Radjpoute qui avait été subadar-major dans notre armée indigène.
La demoiselle avait un filet de sang des collines dans les veines, et de même que les filles des collines, elle n’était point purdah-nashin.
Où fut-elle aperçue pour la première fois par Phil? Comment entendit-il parler d’elle? Cela n’a pas d’importance.
C’était une bonne et belle fille, et fort intelligente, très rouée en son genre, bien que, naturellement, ce genre fût un peu rude.
Il faut se rappeler que Phil vivait très confortablement, ne se refusait aucun luxe, ne mettait pas même un anna de côté, et que très content de lui et de ses bonnes intentions, il perdait l’une après l’autre ses relations en Angleterre en négligeant de leur écrire, et commençait à regarder de plus en plus l’Inde comme son pays.
Certaines gens déchoient de cette façon et ne sont plus bons à rien.
Le climat de sa résidence était sain, et il se demandait s’il avait réellement un motif quelconque pour retourner au pays.
Il fit ce qu’avaient fait avant lui beaucoup de planteurs. Il se décida à prendre femme parmi les filles des collines et à s’installer définitivement. Il avait alors vingt-sept ans, une longue vie à parcourir, mais pas assez d’élan pour fournir cette carrière.
Ainsi donc il épousa Dunmaya selon les rites de l’Église anglaise.
Quelques camarades, des planteurs comme lui, déclarèrent qu’il faisait une sottise; d’autres trouvèrent qu’il avait raison.
Dunmaya était une fille profondément honnête, et malgré tout le respect qu’elle éprouvait pour son mari anglais, elle ne se faisait pas d’illusion sur les côtés faibles de ce mari. Elle le menait avec douceur, et en moins d’un an elle représentait, par une imitation assez bien réussie, une dame anglaise comme toilette et comme ensemble. Il est curieux de voir qu’un homme des collines reste homme des collines, même après toute une vie employée à se transformer, tandis qu’une fille des collines arrive en six mois à attraper les caractères essentiels de ses sœurs anglaises.
Il y avait autrefois une femme coolie… Mais c’est une autre histoire.
Dunmaya s’habillait généralement en noir et jaune, ce qui lui allait bien.
Et pendant tout ce temps, la lettre restait dans le tiroir d’Agnès.
De temps à autre, elle songeait au pauvre Phil, qui s’escrimait de son mieux, de toute sa résolution, parmi les cobras et les tigres de Darjeeling, et travaillait tant qu’il pouvait, dans l’espoir qu’un jour elle lui reviendrait.
Le mari, qu’elle avait, valait dix hommes comme Phil, à cela près qu’il avait un rhumatisme du cœur.
Trois ans après son mariage, après avoir essayé de Nice et de l’Algérie pour sa maladie, il s’embarqua pour Bombay et il y mourut, ce qui rendit la liberté à Agnès.
Comme elle était dévote, elle considéra cette mort et l’endroit où elle avait eu lieu comme une preuve que la Providence était personnellement intervenue, et quand elle se fut remise de l’émotion, elle se reprit, elle relut les lettres de Phil, avec les etc., etc., les gros traits, les petits traits. Elle les baisa maintes fois.
A Bombay personne ne la connaissait. Elle avait hérité de son mari une fortune considérable, et Phil était tout près d’elle. Certes, c’était mal, c’était inconvenant, mais elle résolut, comme le font les héroïnes de romans, d’aller retrouver son amant de jadis, de lui offrir sa main et son or, et de passer le reste de sa vie avec lui dans quelque endroit inaccessibles aux âmes incapables de la comprendre.
Elle passa deux mois seule à l’hôtel Watson, pour parfaire son projet: c’était là un joli tableau.
Puis elle se mit à la recherche de Phil Garron, aide dans une plantation de thé dont le nom était encore plus impossible à prononcer qu’il n’est habituel.
………………..
Elle le découvrit. Elle avait employé un mois à cette recherche, car la plantation n’était pas du tout dans le district de Darjeeling, mais plutôt aux environs de Kangra.
Phil était très peu changé, et Dunmaya se montra fort aimable pour elle. Mais ce qu’il y a de particulièrement affreux, de honteux dans toute cette affaire, c’est que Phil, tout indigne qu’il soit qu’on pense à lui deux fois, était et est encore aimé de Dunmaya, et plus qu’aimé d’Agnès, dont il semble avoir gâté toute l’existence.
Chose pire encore, Dunmaya arrive à faire de lui quelqu’un de présentable, et grâce aux soins qu’il reçoit d’elle, il échappera à la perdition finale.
Ce qui est une injustice manifeste.