Pierre Mille
— Voyons, mon garçon, voyons, dit M. Justus Klaatschmann d’un ton engageant, pour en venir là ou vous êtes, à la Légion, vous avez été débauché ? Les recruteurs, hein, les recruteurs ?…
Allemand de Francfort et journaliste, M. Klaatschmann s’exprimait en allemand. A ses côtés, assise sur une chaise de bois taillée à la hache dans les débris d’une vieille caisse de Pernod, Mme Klaatschmann prêtait à ces paroles une attention sentimentale. Par instinct de pitié féminine, cela lui eût fait plaisir que ce soldat fût malheureux, qu’il eût une histoire, une triste histoire, qu’elle le pût considérer comme une victime de la perfidie des hommes. Elle avait la taille un peu carrée, le nez pointu, de magnifiques cheveux blonds, des yeux couleur d’iceberg, et transpirait abondamment malgré la brise plus fraîche qui, à cette heure, commençait de souffler à travers la grande entaille que le fleuve Rouge a percée à travers les rugueuses montagnes de Yun-Nan. Son mari commanda une nouvelle bouteille d’export-bier qu’Ah-Sung, le marchand chinois, apporta en glissant sur ses pieds feutrés. Graaf, le légionnaire, en était à sa seconde absinthe. Autour d’eux flottait cette étrange odeur qui caractérise les boutiques de tous les mercantis célestes, à la fois sure et résineuse. On était bien là pour causer, parce que les officiers du poste de Fo-lou prennent leur apéritif au cercle. Il n’y a que les hommes et les sous-officiers qui vont chez le Chinois, et ce n’était pas encore leur heure. Pour le moment, l’endroit était discret, Graaf pouvait parler, s’il avait quelque chose à dire, et dans sa langue, ce qui devait faciliter la confession. Il répondit :
— Des recruteurs ? Je ne sais pas s’il y a des recruteurs pour la Légion. On ne m’a jamais dit ça… En tout cas, moi, je me suis engagé à Paris.
— A Paris ? répéta M. Klaatschmann.
— Oui. J’y étais depuis trois ans. C’est rue d’Enghien que je travaillais. Moi, je suis né près de Hambourg, mais on m’avait envoyé faire mon service militaire en Alsace. Tout le temps, là-bas, il y avait des Allemands et des Alsaciens qui allaient en France, ou qui en revenaient. Et ils disaient tous : « Ah ! Paris ! Ah ! la France ! » Et qu’on y vivait bien, qu’on y mangeait bien, que c’était un pays où on n’est pas embêté, où on n’a personne sur le dos. Alors je suis parti comme les autres, quand j’ai eu fini mon temps. J’ai travaillé d’abord dans les chantiers d’un chemin de fer, du côté de Troyes, et puis je suis arrivé à Paris… J’ai fini par trouver une bonne place chez un commissionnaire en faïences et verreries, M. Sturm, un Alsacien. Et patriote ! Tous les ans, il allait en pélerinage à la statue de Strasbourg, sur la place de la Concorde. Il n’aimait pas les Allemands. Quand je me suis présenté, il a fait la grimace. Mais j’avais un bon certificat de la maison d’où je venais. Alors il a réfléchi.
» — Vous n’avez pas de parents ici, vous n’êtes pas venu avec le père, la mère, les petits frères ?
» J’ai dit : « Non, bien sûr ! »
» — Et vous n’êtes pas marié, vous n’avez pas emmené une petite amie, hein ?
» Ça m’a fait rire. Je n’avais pas encore eu ce qu’il faut pour penser à ça.
» — Alors, qu’il a dit, avec un clin d’œil que je n’ai pas compris, ça va bien… Vous ferez les emballages, et vous coucherez ici, dans la boutique, pour la garder la nuit.
» C’était un bon patron, très bon. Du reste, il y a beaucoup de bons patrons, en France. Ils vous parlent comme si on était leur égal, ils sont polis. Dans les premiers temps, quand il me parlait, M. Sturm, je réunissais les deux talons, comme au service, et ça le faisait rigoler. Les Français sont assez exigeants pour le travail, et nerveux. Ils ont toujours l’air pressés, parce qu’ils changent tout le temps d’idée : mais ils ne vous demandent rien pour la déférence, ils ne savent pas ce que c’est. Au commencement, j’en étais presque gêné : c’est difficile de se rappeler sa place et celle des autres quand on ne prononce pas les mots qui représentent ces places. Par la suite, je trouvai que c’était agréable. Il y a comme ça une foule de choses, toutes petites, qui font qu’on se sent libre, dans ce pays-là, plus libre que d’où je venais. Mais je n’étais pas devenu un mauvais Allemand. Non ! D’abord j’essayai d’aller dans les brasseries où on lit les journaux allemands : ça fait plaisir de savoir ce qui arrive dans la patrie. Mais on y trouvait aussi les journaux français, qui sont en avance de vingt-quatre heures pour les nouvelles du Vaterland, et qui sont pleins de choses si amusantes ! C’est si vite lu, c’est si gai, c’est si clair ! Et puis, ces brasseries, c’était rempli de Français, parce que les Français aiment boire de la bière allemande. C’est bien naturel, puisque les Allemands aiment boire des vins français… Voilà pourquoi des camarades allemands me firent inscrire dans un verein. On était entre soi, il y avait le portrait de l’empereur sur la muraille, et on chantait l’hymne au Kaiser et la Wacht am Rhein. Mais ça, c’était seulement tous les samedis soir, et le reste du temps il y avait… je ne peux pas vous dire, il y avait tout : l’air, les gens, la façon de vivre. Je restais Allemand, bon Allemand, mais j’étais Parisien : c’est étonnant comme ça se gagne. Du moins je croyais que j’étais Parisien.
» C’est très facile de croire ça, à cause des femmes, des premières femmes qu’on voit, celles qu’on a en payant. Elles ne vous demandent rien de plus, et elles sont toujours gentilles, du moment qu’on ne cherche pas à les mettre dedans pour leur commerce, qu’on est honnête avec elles. Et si avec ça on leur offre un verre, on est tout à fait camarades. Quand on arrive, on s’imagine d’abord que toutes les femmes à Paris sont comme ça et qu’on peut les avoir comme on veut. Seulement plus distinguées. Car elles sont toutes distinguées que c’en est extraordinaire, incompréhensible ! Je ne m’en aperçus tout à fait que le jour qu’il vint une Fraulein allemande chez M. Sturm pour l’éducation des enfants. Elle descendait quelquefois chez nous, et c’est alors que je vis, par comparaison avec Mlle Claire, la demoiselle du magasin, que ce n’était pas la même chose, que ce ne serait jamais la même chose. Mlle Claire gagnait cent francs par mois et elle était toujours habillée comme pour un bal, elle n’avait jamais de souliers trop larges, ses chapeaux étaient exactement ses chapeaux, et pas ceux d’une autre, enfin elle comprenait avant qu’on ouvre la bouche. Et elle causait si bien ! Les employés et les ouvriers, en France, ils posent pour la grossièreté, c’est leur défaut. Leurs femmes et leurs filles, c’est tout le contraire, elles ont des manières de dames. Je suppose que c’est ce qui fait qu’on a toujours envie de les servir.
» Voilà ! Je fus pris d’une envie perpétuelle de servir Mlle Claire. M. Sturm avait confiance en moi, je gagnais maintenant mes cent cinquante francs, j’avais de l’avenir. Et toute la journée je rêvais, je rêvais… J’aurais fait tout ce qu’elle aurait voulu. L’épouser ? Tout de suite, si ç’avait été sa convenance. Ou bien me mettre avec elle, à son choix. Car je ne savais pas du tout ses vues, pour la vie. C’est ce qu’il y a de plus difficile, quand on est étranger, de comprendre les vues d’une demoiselle de Paris, ce qu’elle veut faire avec les hommes, la noce ou le ménage. Et ça doit être, ça, encore, qui est si délicieux !
» Moi, je ne pensais plus qu’à elle, et quand je faisais une commission pour elle, quand j’essayais de lui dire une chose agréable, elle était si gracieuse, elle remerciait si poliment ! Et toujours avec son air de princesse, son air : « Je ne fais que ce que je veux, et si je voulais je ne vous répondrais pas », de sorte qu’on a toujours l’air de recevoir un cadeau, même quand on en a fait un. Car, quelquefois je lui apportais des bonbons ou des fleurs. Au premier mai, par exemple : des brins de muguet.
» Ça porte bonheur, ce jour-là, le muguet, et il n’y avait que moi qui eusse pensé à lui en donner. Ses yeux s’éclairèrent, et elle mit les fleurs à son corsage tout de suite en disant :
» — Ça, c’est gentil, monsieur Graaf.
» Son plaisir m’avait enhardi. J’osai lui proposer :
» — Si vous vouliez, mademoiselle Claire, si vous vouliez… on irait en cueillir ensemble, dimanche prochain.
» Mais elle serra les lèvres, pour s’empêcher d’éclater de rire.
» — Comment, fit-elle, comment, qu’est-ce que vous dites ?
» — Je dis qu’on pourrait aller se promener ensemble, répondis-je.
» Et j’étais déjà malheureux, à cause de son air, ah ! malheureux !…
» Alors, elle pouffa, comme si j’étais fou, fou impertinent. Et elle, qui avait de si bonnes manières, elle cria, sans pouvoir s’en empêcher :
» — Un Boche ! Une tête de Boche !
» Et je compris. Je compris, voyez-vous ! Un Allemand, pour ces demoiselles, c’est quelque chose d’inférieur, un homme qui n’a pas de bonnes manières. Ce n’est pas par patriotisme, mais ça ne fait pas honneur comme conquête, on n’aime pas à se montrer avec un Allemand. Et ces femmes de Paris, elles veulent monter, elles ne pensent qu’à ça. Avec nous, on ne monte pas. Je sus me tenir, je lui dis seulement :
» — Pardon, mademoiselle, n’en parlons plus !
» Mais toute la nuit je rugis de fureur dans mon lit. Je criais : « Leur faire la guerre ! Oh ! leur faire la guerre ! » Je ne songeais qu’à me venger. Eh bien, huit jours après, mon idée avait tourné. Je signais pour la Légion.
— Mais pourquoi ça ? fit Mme Klaatschmann, étonnée. Ça n’a pas de rapport, ça ne change rien !
— Si, répondit Graaf, très sérieusement. Quand j’aurai tiré mes cinq ans, je ne serai plus un Boche. Je serai un légionnaire.
Il avait dit ce mot en français, il avait prononcé « léchionnaire ». Mais tout de même il était mystiquement convaincu, sûr de lui, ferme dans son propos. Mme Klaatschmann observa encore :
— Si vous croyez que cette mademoiselle Claire vous attendra !
— Ça ne fait rien, répondit Graaf tranquillement. Si ce n’est pas elle, ça sera une autre.
Ses deux absinthes, fortement tassées, lui avaient fait perdre quelque peu de son sang-froid. Il ajouta :
— Est-ce que vous, vous n’auriez pas préféré épouser un Français ?