Pierre Mille

… Vers ce temps-là, Mme Sophie Dupont, considérant son mari, M. Dupont, avec une grande affection, lui demanda tendrement :

— Tu m’aimeras toujours, n’est-ce pas ?

— Certes ! répondit-il.

— Mais toujours, toujours, toujours ?

— Ah ! fit-il alors, je ne sais plus ! Toujours, je ne dis pas : mais toujours, toujours, toujours, c’est trop, à la fin !

Sur quoi Mme Sophie Dupont, l’âme emplie du plus amer et du plus légitime désespoir, s’en fut chercher son revolver. C’était une arme élégante et d’une grande précision qu’elle s’était fait offrir par son époux à l’occasion du nouvel an, donnant pour motif que toutes ses amies « avaient le leur », et que n’en point posséder la mettait dans le plus fâcheux état d’infériorité mondaine. Appuyant ce bijou sur l’oreille droite de M. Dupont, elle lui fit sauter le crâne en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire ; je parle ici, on le comprend bien, le langage littéraire de l’acte d’accusation.

Car Mme Dupont passa en cour d’assises. Simple formalité d’ailleurs, vous n’en doutez point. Elle fut acquittée sans difficulté, le jury n’ayant feint que pour la forme de se retirer pour en délibérer ; sa conviction était faite avant même l’ouverture des débats. Si quelque hésitation s’était, par impossible, manifestée chez certains de ses membres, un document irréfragable, produit par l’avocat de l’accusée, eût suffi à le dissiper. Cette pièce n’était autre que la copie de l’acte de mariage, appuyée du contrat signé par Me Dupuy-Roger, notaire à Paris ; Mme Dupont était bien la femme légitime de M. Dupont, on ne pouvait garder aucun doute à cet égard. Il n’en fallait pas davantage pour entraîner la conviction des quelques jurés, bien rares d’ailleurs, qui attachent encore quelque importance à la solennité un peu désuète des justes noces : Mme Dupont étant la femme légitime de l’homme qu’elle avait décervelé, elle avait le droit imprescriptible, reconnu quelque temps auparavant par la bouche même du ministère public, de le décerveler. Et tout le monde se déclara entièrement satisfait de ce verdict, y compris l’administration des pompes funèbres.

Mais il se trouva que la mort inattendue de M. Dupont jeta le plus grand trouble dans l’âme de M. Dulac, son ami, dont elle désorganisait l’existence. M. Dulac était affligé de ce besoin d’amitié intellectuelle que seule peuvent satisfaire des épanchements cordiaux et quotidiens avec un vieux camarade. Il se sentit lésé dans ses droits comme dans son affection. Sans contester la justice de la décision prise par le jury, puisqu’il s’agissait d’un crime passionnel, il considéra qu’étant lui-même un passionnel, son premier devoir était de tuer incontinent Mme Dupont, qui l’avait blessé dans ses sentiments. Donc s’étant présenté chez elle sous couleur de lui offrir ses félicitations, il la jeta par la fenêtre, et elle en mourut comme il faut.

Le motif noble et désintéressé de cette défenestration ne se pouvant contester, ce fut avec une tranquillité au moins égale à celle qu’avait montrée précédemment sa victime qu’il se présenta aux assises. Un juré cependant, au cours de la délibération qui suivit les plaidoiries, émit une objection : « Le droit personnel qu’avait l’accusé de suivre les impulsions de son cœur généreux, dit-il, est hors de discussion. Mais est-il permis d’oublier que la personne qu’il a exécutée avait été précédemment acquittée par le jury : et n’y a-t-il pas dans son acte, par conséquent, un outrage à la majesté de cette institution, outrage qui exigerait un châtiment ? »

La question ainsi posée parut délicate. Cependant le chef du jury s’étant élevé avec vigueur contre une condamnation de pure rancune, rappela ses collègues à l’observation des principes et des traditions : et M. Dulac fut acquitté. La presse eut soin de noter les applaudissements qui éclatèrent dans le prétoire.

M. Dulac eut quelque peine à fuir la foule de ses enthousiastes admirateurs. Il y parvint enfin. Comme il touchait, solitaire, au seuil de sa demeure, un jeune homme dont le maintien marquait à la fois la mélancolie et la dignité l’aborda fort courtoisement :

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, lui dit-il ; mais le fait est que j’étais l’amant de Mme Dupont. Vous comprenez ce qui me reste à faire : toutes mes excuses !

Ce disant, il lui enfonça sous le sein gauche un poignard fort méticuleusement aiguisé, et M. Dulac tomba sans pousser même un soupir.

— Que tes mânes maintenant reposent en paix, mon ange ! dit le jeune homme. Ce poignard valait mieux que le glaive émoussé de la loi.

Et il se laissa, sans résistance, arrêter et conduire aux cachots de la préfecture. Devant les douze concitoyens qui le jugèrent, son attitude fut tout à la fois mâle et désenchantée. Il réclama la mort à grands cris, disant que l’existence ne lui était plus rien, puisqu’il avait perdu l’objet de son unique amour, à jamais dérobé à ses étreintes par l’imbécile qu’il avait châtié. Cette attitude ayant jeté le désordre dans l’esprit des jurés, il eut la surprise de s’entendre condamner à quelques années de travaux forcés. Alors il protesta, faisant valoir qu’il était idiot et même immoral d’envoyer au bagne, où l’on vit fort mal, un homme qui ne veut plus vivre du tout. Les jurés, saisis de remords, signèrent séance tenante son recours en grâce et le gouvernement s’empressa, bien entendu, de satisfaire leur désir dans le plus bref délai.

Mais les choses ne s’arrêtèrent point là. Ainsi qu’on devait s’y attendre, ce jeune homme fut exécuté, à sa sortie de prison, par la femme légitime de M. Dulac, inconsolable de la mort de son mari, puis elle-même succomba sous les coups du père de sa victime. Et la France tout entière fut alors divisée en deux partis également impétueux, également farouches : l’un demeurant persuadé que le jury avait bien raison d’acquitter toujours, l’autre déclarant qu’il commençait à en avoir assez. Ce fut là le motif d’un grand nombre d’autres meurtres, incontestablement commis dans l’élan de la passion la plus sincère, et qui furent, ainsi qu’il se devait, l’objet d’autres acquittements. Et comme les acquittés ne tardaient pas à être assassinés à leur tour, ces généreux et légitimes massacres s’étendirent bientôt à toute la France. Et pendant ce temps le jury acquittait, acquittait toujours, dans son dévouement magnifique au dogme de l’acquittement, qui est le devoir et l’honneur de cette institution. Cependant tout a un terme. Un jour il ne resta plus, sur l’étendue sanglante et dévastée du territoire de la France, que douze jurés, et l’un d’eux, ne pouvant s’accoutumer au silence de sa demeure, eut la faiblesse de se pendre. Alors les autres se regardèrent, surpris et choqués : il leur fallait se dissoudre, parce qu’ils n’étaient plus en nombre.

C’est ainsi que furent conservés les onze derniers Français.