Pierre Mille
Toute la première partie de son existence, on l’a passée à s’affirmer comme quelqu’un de nouveau sur la face du monde, de différent, presque en révolte. On était issu d’une souche ; on croit n’avoir rien de commun avec elle. Les dernières années de l’adolescence, et toute la jeunesse, on les use à se dégager de ses traditions, de sa direction, même physiquement. On rit des gens qui demandent : « A qui ressemble-t-il ? » On n’est pareil à personne ; on en est sûr, on en est fier. On n’a pas la même carrière, les mêmes costumes, les mêmes mœurs, et on ne voudrait pas ! On est si convaincu de sa personnalité qu’à la fin c’est une affaire qui paraît liquidée, une question qui ne se pose plus. Il y avait si peu de ressemblance entre vous et celui qui avait la barbe blanche et les yeux pâles, ou celle qui terminait ses jours au coin du feu, même avec les aînés qui vous ont précédé sur la route ! Ah ! certes, l’univers a changé, mais c’est le mien. Et il n’a plus rien de pareil avec celui où ils vivaient. C’est le mien, le mien ! Qu’ils gardent le leur, qui va disparaître avec eux !
Les années coulent. Brusquement, il se produit un petit fait, quotidien, banal, habituel. Il faut prendre pourtant une décision, donner un avis, agir. On prononce des paroles, on donne un ordre, on fait un geste ; et ce n’est plus soi qu’on entend, qui décide et qui bouge : on a dit les mêmes choses que ceux qui ne sont plus, on a fait comme ils auraient fait. Et la voix, même la voix ! Comme elle est semblable à l’une de celles qui jadis ont frappé vos oreilles ! Voilà qu’on est arrivé à l’âge où l’on a commencé de les connaître, où l’on peut se rappeler les avoir connus ; et l’on n’est plus que leur écho, leur prolongation presque identique, le vivant de l’ombre qu’ils sont à cette heure, une ombre toute puissante et plus réelle que vous-même, puisque c’est elle qui vous mène et vous traîne. Ce sont eux qu’on retrouve et ce n’est plus soi — celui qu’on croyait être.
Impression redoutable et presque décourageante. On se demande : « Où est le progrès, alors ? Où est l’autonomie de mon être, ma liberté, ma force ? Ce n’est pas vrai, cette emprise, cette domination, cette résurrection qui me tue ! » On regarde ses mains, et on aperçoit les veines des vieux, à la même place : les veines, ce premier secret du corps intérieur qu’avait caché la pulpe de la jeunesse. Son visage ? Maintenant, ce n’est plus le vôtre, c’est celui de l’ancêtre qui apparaît, parfois directement, sans intermédiaire, comme s’il s’était emparé de vous ; parfois à l’image évoquée d’un de ses fils qui vous avait précédé dans la vie, et dont vous aviez songé : « Lui, on ne peut le nier ! Ce n’est pas comme moi : il lui ressemble. » Mais il n’y avait pas que lui… Votre orgueil s’exaltait sur un mensonge.
On veut réagir, on proteste : « Je le savais, ou plutôt je m’en doutais. Je suis de ma race, et le même sang me refait les mêmes os et les mêmes chairs. Mais il y a ma pensée. Elle est à moi, ma pensée ! » On revient sur tous les actes de son existence, sur le mal, sur le bien, sur les œuvres, sur les rêves, les ambitions. Et d’abord on respire. Ah ! il vous appartient en propre, ce domaine ; il ne venait de personne, il n’ira à personne ! Ici, je suis chez moi. Tout à coup, un souvenir d’enfance, un de ces souvenirs qu’on aimait, précieux et puissant, s’évoque et s’impose. Que de choses sont sorties de lui, comme il était fécond, comme il a prolifié ! Mais de qui l’ai-je reçu ? Cette sensation forte et souveraine, pourquoi l’ai-je éprouvée ? Je n’étais rien, je me laissais vivre. Ce sont eux qui m’ont guidé, qui m’ont conduit. J’étais dans le lieu qui leur plaisait ; j’ai lu les livres qu’ils m’ont laissé lire ; j’ai marché derrière leurs pas. Et il ne faut pas que je mente : cette façon que j’ai de regarder la terre, c’est l’homme de qui je descends qui me l’apprit, je me le rappelle bien. J’ai fait attention aux lieux mêmes où il faisait attention, de la même manière.
Et jamais, j’en ai conscience, je ne jugerai les femmes autrement que lui et celle qui m’a enfanté ; je les considère à travers eux…