Pierre Mille

Je viens d’apprendre, comme tout le monde, que l’Angleterre, par raison d’économie, et parce que toute occupation militaire y était devenue depuis bien des années un luxe inutile, va rappeler la garnison qu’elle entretenait à Sainte-Hélène. L’île se dépeuplait déjà : les trois ou quatre mille habitants qui ne l’ont pas encore abandonnée n’y subsistaient guère que des dépenses faites par les soldats ; la plupart vont émigrer, puis les navires oublieront la route, et Sainte-Hélène ne sera plus guère qu’un nom sur une carte. On saura seulement que c’était un grand sépulcre, d’où le cadavre même sortit avant les gardiens.

En 1898, le hasard d’une croisière un peu vagabonde me conduisit jusqu’à l’île où mourut Napoléon. Je publiai alors quelques notes dans un journal ; mais je n’ai pas le courage de les rechercher dans l’effrayant amas de papier que forme la collection complète d’un quotidien. Je préfère essayer de peindre les images qui remontent du fond de ma mémoire. Il en est qui s’imposent impérieusement, avec des couleurs si vives et des contours si nets qu’il me semble que je n’ai pas vu aussi bien quand je voyais dans la réalité du monde extérieur, et que j’avais alors un voile sur les yeux ; d’autres presque effacées, presque insaisissables, flottantes comme des nues le matin sur un fleuve. Se souvenir est quelquefois presque la même chose que rêver : on s’aperçoit que c’est un tout petit fait qui vous a pris l’âme, et qu’il ressuscite seul, grandi, déformé peut-être, et jetant une telle ombre que tout le reste est perdu derrière.

On ne peut entrer à Sainte-Hélène que par une brèche dans un mur. La brèche, c’est la vallée de Jamestown. Le mur, c’est toute la côte, autour de l’île entière. Il a 400 mètres de haut, une chèvre n’y monterait pas. Il est fait de basalte et de lave, de cendres volcaniques durcies et lépreuses, noir comme un trou, comme un puits, comme une chambre sans lumière, avec pourtant çà et là des taches rouges, grises et jaunes. Bien qu’il fût inabordable, sur toutes ses verrues, dans ses recoins, dans ses cavernes, pour garder le prisonnier les Anglais avaient placé des canons de bronze ; et pour surveiller la mer, d’où on aurait pu venir pour le sauver, ils montaient sur le sommet du mur au moyen d’un escalier effrayant, droit comme une échelle, et qui avait un millier de marches. Voilà le socle sur lequel on avait mis le vaincu. Les vainqueurs, et même les peuples à peine nés qu’ils dominaient en Afrique en furent étonnés eux-mêmes, comme d’un mystère dans lequel ils n’eussent été pour rien, et plus grand qu’eux. Il y a une page d’Olive Schreiner, la fille des Afrikanders du Cap, que je sais par cœur :

« … Il était le maître, et l’humanité était blanche de crainte. Elle s’est mise toute contre lui pour le battre, et il était seul, et on l’a renversé. Les peuples étaient comme des chats sauvages, avec leurs dents sur un grand chien — comme de lâches chats ! Ils l’envoyèrent dans une île de la mer, une île déserte, et on l’attacha au rocher. Il était seul, et il y avait toutes les nations, et c’est la gloire ! Il était seul dans l’île déserte, et dans les longues nuits il restait sans dormir, et il pensait à ce qu’il avait fait dans les jours passés, à ce qu’il ferait encore si on le laissait aller. Le jour, il regardait la plage : alors il lui semblait que la mer tout autour de lui était une froide chaîne roulée autour de son corps pour le faire mourir… Il n’est jamais sorti des chaînes… »

Olive Schreiver se trompe en un point : on ne voit pas la mer, de Longwood’s old house, où on l’enferma : on ne voit rien ! Mais on l’aperçoit sur presque tout le parcours de la route qu’on lui fit prendre. J’ai suivi cette route. Elle n’a pas changé. Nul n’a jamais pensé à y toucher, depuis qu’il est mort : ce sont d’étroits lacets, d’abord parmi des géraniums sauvages, des cactus hérissés d’épines ; et les cailloux sont à la fois boursouflés et pleins d’alvéoles, recuits par le feu de la terre, pareils à des laitiers de hauts-fourneaux. On monte encore longtemps, l’aridité se fait, il ne croît plus qu’une sorte de saules nains. On se retourne, et alors c’est une autre aridité qui envahit tout l’horizon, la mer qui monte comme le bord d’une cuve jusqu’au niveau des yeux, qui s’élargit, s’élargit toujours, apparaît comme elle est en vérité, immense, infranchissable, sans bornes, autour de l’île rapetissée. Parfois, d’une seule vague, cette mer qui ne connaît pas sa force brise des baleines contre les rochers. Leur carcasse, dépecée par les habitants, pourrit ; il n’en reste que de grands os blancs, à moitié broyés, pareils à de l’ivoire, et on les vend aux étrangers, pêle-mêle avec des images de Napoléon échoué.

… Une barrière de bois, des bosquets rabougris, un pré ; et dans le fond, une maison, toute petite, sans étage, sauf une mansarde. Les volets sont peints en vert, il y a des vitres cassées aux fenêtres : c’est là ! Et rien, rien dans cette maison, sauf le lit où il est mort, et son buste. Le reste, j’ai oublié. On traverse de petites pièces, on se promène dans de la misère. Dehors il y a un petit jardin de poupée et une cour, près de la salle de bain, cette cour où il apparut une fois tout nu, évidemment ridicule, tremblant de rage, parce qu’un envoyé de Hudson Lowe était venu l’espionner jusque dans sa baignoire. Ce sont les petites choses, dans cette agonie, qui la rendent terrible… Aujourd’hui, le mauvais papier peint dont Louis-Philippe fit couvrir les murailles, et qui voulait imiter le dessin de la primitive tenture en perse, se décolle par morceaux. Cette demeure mortuaire est d’une laideur plate et froide. Le paysage est resté poignant. Un propriétaire, dans l’espoir de quelque mince revenu, a tenté de planter quelques arbres, éparpillés sur la prairie, et qui remplacent ceux qu’avait plantés le grand homme, tranchés plus tard au pied, toujours pour gagner un peu d’argent. Mais le grand souffle des alizés, la brise perpétuelle qui vient du bout de la mer a courbé leurs branches et leurs troncs vers le sol ; ils sont là, figés dans une attitude immuablement désespérée, battus par le vent fort et triste, pauvres arbres de deuil, vraiment douloureux, éloquents et ravagés, bien plus touchants que les cyprès noirs et droits qui gardent la tombe.

Maigre décor, celui de cette tombe ! Cachée au fond d’un petit vallon, à l’abri de la brise farouche, la pierre du sépulcre a pourtant quelque ombrage. Mais c’est si peu de chose pour une si grande mémoire ! Si on rencontrait cette dalle et ces cyprès dans un cimetière de village, je ne sais pas seulement si l’on s’arrêterait. Seul le silence est magnifique. On n’entend que le bruit des petites feuilles qui remuent, des brindilles qui tombent, et c’est en vain qu’on l’a enlevé, le mort qu’on avait mis là : on n’a pris qu’un squelette, une momie, un uniforme en loques, mais c’est ici que son corps a subi le retour à la matière sans formes : il y a laissé la graisse de ses os et lorsqu’on brise une branche, il semble qu’on emporte quelque chose de lui.

On est seul près de cette pierre abandonnée. Les vieux guides disent : « Un officier supérieur français réside à Longwood. » Voilà bien longtemps qu’il est parti, l’officier supérieur, il a été remplacé par un simple garde du génie, mort lui-même, je crois, laissant derrière lui sept ou huit filles qui ne savent plus que l’anglais, et qui vont sans doute s’en aller avec la garnison. Il ne restera bientôt plus grand chose d’européen dans cette île où vint s’abattre l’homme qui a le plus fait pour donner à l’Europe — ce ne fut peut-être pas à l’avantage de la France — sa figure politique actuelle. Le fond de la population est formé par un mélange irrégulier de blancs, de nègres et de Chinois ; et, pourtant, qui sait s’il ne reste pas, dans les veines de quelques-uns, parmi cette race, quelques gouttes de sang napoléonien ? Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? Retourneront-ils à la barbarie ? Vont-ils, presque abandonnés par leurs maîtres, oublier jusqu’à l’anglais, inventer un langage inconnu et neuf, où le nom même de Napoléon sera déformé, comme sa légende ?

Tout prend un aspect étrange dans cette île. Les plantes, les animaux même évoluent en nouvelles espèces. Le vent y est si fort que beaucoup d’insectes volants ne peuvent s’y perpétuer qu’en laissant s’atrophier leurs élytres. Ceux qui les gardent sont emportés dans la mer infinie, ils ne se reproduisent pas. Et c’est peut-être, quand j’y pense, la chose la plus singulière, le coup le plus mystérieux du destin : que l’aigle aux ailes cassées soit venu tomber un jour dans cette île où les moucherons mêmes ne gardent pas leurs ailes…