Pierre Mille
Tom Kettle arriva d’Australie, en 1916, pour se battre avec les Boches, et plus généralement, d’ailleurs, avec n’importe qui. En d’autres termes, comme il dit lui-même : « to have a bit of fighting », c’est-à-dire donner des coups et en recevoir ; et aussi, je suppose, pour voir du pays. Il est né, comme beaucoup de ses camarades du corps d’élite de l’Anzac (Australian et New-Zeeland Army Corps) avec l’amour de la lutte et d’un vagabondage éternel. Il a ça dans le sang. Sa fortune, au moment où il contracta son engagement, consistait en tout et pour tout en une marmite de fer — le billy — et une paire de longs ciseaux d’acier. Le billy lui servait à faire lui-même sa petite cuisine sous les eucalyptus et dans les steppes sans bornes du territoire d’Adélaïde, qu’il aime plus particulièrement parcourir. On allume son feu, on tire un morceau de singe d’une boîte de conserves, prise dans le sac, et on le fait bouillir dans le billy, à moins qu’on n’ait tué un lapin. Après quoi, il n’y a plus qu’à se coucher au pied d’un arbre et à dormir jusqu’au lendemain. Quant aux ciseaux, ils sont l’instrument de son industrie : Tom Kettle exerçait l’honorable profession de tondeur de moutons, tel était l’objet de ses incessants voyages. En dehors de ce capital, il possédait une culotte en moleskine, une chemise en flanelle rouge et un vaste chapeau mousquetaire. Il a eu beaucoup de peine à renoncer à la chemise rouge pour adopter la tenue kaki imposée par l’autorité militaire anglaise, mais il a pu garder le chapeau, qui est devenu d’uniforme, et le signe distinctif auquel on reconnaît les soldats des colonies anglaises : de quoi il est fier, ayant conscience d’appartenir à un corps d’élite.
Il m’expliqua, longuement et avec satisfaction, que le corps australien est de beaucoup supérieur à tous les autres corps britanniques parce qu’on y sait tout faire tandis que les Anglais ne savent que se battre, ce qui n’est rien, ou peu de chose. Cet éloge de ses compatriotes avait pris du temps ; nous nous levions. Au moment de gagner la route, voici qu’un lieutenant de chasseurs à pied français nous croise, et je le salue, comme il convient à son grade et à mon défaut de grade. Mais Tom Kettle n’a pas bronché. Il a même gardé les mains dans ses poches.
— Vous ne le saluez pas parce qu’il est officier français ? lui dis-je.
— Moi ? Je ne salue aucun officier ! Pourquoi saluer les officiers ? Je saluerais plutôt encore les Français ! Ils savent qu’on ne donne ça qu’à leur grade. Mais les officiers anglais, c’est le gentleman qu’ils croient qu’on salue en eux : je suis Australien. En Australie, on ne fait pas de politesse aux gentlemen. Puisqu’on est des hommes libres !
Je me permis de faire observer que les chefs étaient des chefs, et que, puisqu’on leur devait obéissance, on pouvait bien aussi porter la main à un chapeau, même mousquetaire, quand on les rencontrait.
— Je veux bien leur obéir dans le service, répondit Tom Kettle. Dans le service, ce sont des boss, des patrons : et on obéit à son patron. Mais on ne salue pas son patron quand on le trouve dans la rue, où devant un verre, au bar. On ne lui doit plus rien… Vous voudriez peut-être aussi que je salue les chapelains !
Il cracha par terre, d’un air de profond mépris. Les chapelains sont les aumôniers protestants de l’armée anglaise et d’ordinaire de très braves gens. Ce dédain m’étonna.
— Seriez-vous anticlérical ?
— Vous dites ? fit Tom Kettle sans comprendre.
L’anticléricalisme est ignoré dans toute l’étendue, si vaste, du monde anglo-saxon. J’essayai de m’expliquer.
— Athée, quoi. Atheist. Entendez-vous mieux ?
— Vous ne voudriez pas ! affirma Kettle, avec une sorte d’horreur dans la voix. Une horreur scandalisée : c’était comme si je l’eusse accusé d’une abomination. Car il a conservé, comme l’immense majorité des hommes de sa race, un spiritualisme religieux naïf et sincère. Tout homme d’origine anglaise répugne à réfléchir, à raisonner cette conviction. Même il est persuadé qu’on ne doit pas la raisonner. Il l’accepte comme il l’a reçue. C’est la limite de son individualisme ; il en est quelques autres. On le choquerait moins, cependant, en lui demandant s’il est anarchiste ou cambrioleur. Je m’excusai.
— Ce n’est pas ça, répliqua Tom Kettle. Mais qu’est-ce qu’ils viennent faire ces types-là, dans une chose qui ne regarde que moi ? Et spécialement sur le front, dans l’armée, qu’est-ce que viennent faire des types qui ne se battent pas ? Et, par-dessus le marché, ils ont l’air de faire exprès de vous embêter. Il y en avait un, au bataillon : tout le temps sur mon dos !
« — Il faut penser à votre âme, qu’il disait, mon garçon, il faut penser à votre âme. Êtes-vous sauvé ? Mettez-vous en disposition pour que la grâce descende.
« Moi, je n’ai besoin de personne pour que la grâce descende. Je suis Australien ! Ce sera quand le Seigneur voudra, et quand je voudrai. Sans ça, où serait ma liberté, mon… mon libre arbitre, comme ils disent. Un chapelain, pour m’aider à faire descendre cette machine-là ? Alors, pourquoi pas un empereur pour me commander, pourquoi pas Guillaume ?… C’est ce que je m’acharnais à lui faire entendre. Mais il était bouché. Ma parole, by God, il était bouché ! Il répétait tout le temps :
« — Songez à l’enfer, mon garçon. Ne vaudrait-il pas mieux pour vous trôner à la droite du père tout-puissant que d’aller rôtir dans les flammes éternelles ?
« — J’irai où que je veux, que je lui assurais, et je n’ai besoin de quiconque pour me prendre mon billet.
« Mais je n’ai jamais vu un homme comme ça pour se mêler de ce qui ne le regardait pas.
« — Je veux vous sauver, qu’il faisait. Allez voir votre camarade Muffin et votre camarade So-and-So. Je les ai sauvés, eux ! Le Seigneur a bien voulu se servir de moi pour les sauver. Ils vous donneront de bons exemples.
« L’idée d’imiter quelqu’un, Muffin ou un autre, me dégoûtait plus que tout le reste. Je suis moi, Tom Kettle, et non pas un autre, je ne veux pas être un autre. Et je le dis à ce raseur. A la fin, il m’abandonna, comme définitivement promis à la fourche de Satan et à ses chaudières.
« C’est peu de temps après que les Boches ont fait leur grande attaque pour reprendre Vimy, où nous étions déjà si bien installés, sur une crête où il y avait un peu moins de boue. Et le chapelain y était monté aussi, pour avoir les pieds secs, je suppose. Mais quand il a entendu le pétard que faisaient les bombes des mortiers boches en tombant dans les tranchées, et les grosses marmites qui faisaient des trous, tout partout, à enterrer un éléphant, il a crié :
« — Ma place n’est pas ici. Ma place n’est pas ici ! Je suis un homme de paix. J’appartiens à un maître dont le royaume n’est pas de ce monde. Qu’on me dise par où il faut s’en aller !
« Et il a sauté dans un fourgon qui allait chercher des munitions à l’arrière, sans prendre le temps de ramasser son fourniment.
« J’ai tout de même trouvé une minute pour lui dire adieu, quand il est parti. Je ne l’ai pas salué, mind you, mais je lui ai souhaité bon voyage. Je lui ai dit :
« — Monsieur, je ne sais pas si vous m’avez sauvé, mais pour l’instant, c’est vous qui vous sauvez. C’est toujours ça !
« Et depuis ce jour-là, il m’a foutu la paix. Ça n’est pas malheureux ! »