Pierre Mille
… C’est un lieutenant de vaisseau qui a donné sa démission, comme presque tous les lieutenants de vaisseau, depuis la guerre. Que voulez-vous ? Il n’y a presque plus de navires, et plus du tout d’avancement ; il y a aussi le dégoût du métier qu’on leur imposa, pendant que les autres, les officiers de l’armée de terre, risquaient leur vie, eux aussi, mais utilement. Il me dit :
— Si j’ai commandé un sous-marin ? Oui. Si j’ai eu ce que vous appelez des aventures ? Naturellement. Ce n’est pas une navigation drôle en temps de paix, que la navigation sous-marine. Mais en temps de guerre ! Tenez il y avait des jours où je plaignais les Allemands, qui ne connaissaient plus d’autre navigation que celle-là.
« On est comme des poissons volants, avec cette aggravation qu’on ne peut pas voler. Vous savez, les poissons volants qui sautent hors de l’eau pour échapper à un ennemi, à un autre poisson ennemi, et trouvent en l’air une mouette qui leur tombe dessus ! Pour nous, c’est la même chose. Sous l’eau, il y a les mines et les filets. En surface, les torpilleurs qui vous cherchent, et, dans le ciel, les hydravions. Il faut avoir les yeux partout, ou du moins il faudrait les avoir partout : et c’est impossible. Mais ce n’est pas de ça que je veux parler aujourd’hui, ni même du « pépin », du gros pépin qui a précédé l’incident que je veux vous conter, un incident qui n’a même pas été noté en deux lignes sur le livre de bord : il n’avait aucune importance au point de vue de la navigation et de la sécurité du bateau. Et pourtant, c’est le plus atroce et le plus dramatique de mes souvenirs.
« C’est avant, que la sécurité du bateau avait été compromise. Nous croisions dans l’Atlantique, à ce moment-là, pas loin du cap Gibraltar et du cap Spartel. Nous venions de pousser, le long de la côte, jusqu’aux environs de San-Lucar, au delà de Cadix. Nous cherchions les sous-marins allemands, et ce fut un torpilleur allemand qui nous aperçut ; ce sont des choses qui arrivent ! On s’immergea, un peu vivement, pour ne pas recevoir le premier coup de canon, et, après, placer sa torpille. Je ne sais comment ça se fit, mais nous descendîmes, nous descendîmes beaucoup plus profond que nous n’avions pensé, et vînmes nous asseoir par vingt-cinq mètres sur je ne sais quoi : on n’y fit guère attention à cet instant. Une fois là, plus moyen de se remettre en surface ! Je commandai : « Chassez partout ! » Mais bonsoir : il y avait quelque chose de détraqué dans un des ballasts. Celui d’avant chassait bien, mais celui d’arrière ne voulait rien savoir. Ce sont encore des choses qui arrivent, et l’agrément de ces mécaniques.
« Nous sommes restés six heures comme ça : il y a des situations plus joyeuses ! Mourir empoisonné de son haleine, au fond d’un sous-marin : n’importe quel supplice chinois est plus doux ! Pourtant, ce n’est pas encore l’histoire. S’il n’y avait eu que cette avarie, je ne vous en parlerais même pas : on s’en est tiré, puisque me voilà… Mais quand je parvins à faire remplir à nouveau, normalement cette fois, le réservoir d’avant, et que le sous-marin se remit d’aplomb sur sa quille, nous entendîmes tous un bruit, un bruit ! oh ! si singulier ! comme si nous écrasions de grosses broussailles, un bruit de bois cassé. Nous n’étions pas en aéroplane, pourtant, et nous n’avions pu tomber sur une forêt !
« Ce qu’il y a d’embêtant, dans un sous-marin, une fois les capots fermés, c’est qu’on ne peut rien voir du dehors, bien entendu, excepté par le périscope ; et le périscope, au-dessous de la surface, ça ne vaut pas mieux qu’une paupière fermée. Mais, par chance, mon sous-marin avait aussi été paré pour être « mouilleur de mines » ; et, par l’orifice du mouille-mines, ayant revêtu un appareil de scaphandrier, je pus descendre sur ce que je prenais pour le fond de mer. Je voulais savoir en quoi consistait l’avarie. Et puis je ne sais quelle curiosité, j’imagine : je vous avoue que d’avance, sans savoir pourquoi, je m’attendais à quelque chose. Mais pas à ça ! L’eau était assez claire pour qu’en écarquillant les yeux sous le casque de cuivre, je pusse distinguer — je distinguai à moitié, comme on voit sous l’eau… une espèce de rêve, vous comprenez, un rêve, un cauchemar, dans cette brume sous-marine, — ce que je vais vous dire :
« Nous étions tombés par le travers d’un vieux, d’un très vieux navire coulé. Une frégate, je suppose, d’après ses dimensions, qui étaient si vastes que, malgré tous mes efforts, mon regard ne pouvait atteindre ni l’avant ni l’arrière. Et ces débris étaient pâles, tout pâles, blanchâtres dans la demi-nuit glauque de l’eau ; en mer, au fond de la mer, c’est comme sur terre : la poussière tombe depuis le commencement du monde ; seulement, cette poussière, c’est une boue blanche ou rouge, suivant les endroits. Et, sous cette espèce de linceul, c’était des canons, des fantômes de canons, et des squelettes, aussi, des fantômes de squelettes. J’ai vécu six heures, je vous dis, dans ce cimetière abominable, avec l’idée que nous ferions nous aussi, à notre tour, dans un siècle ou deux, un épouvantail pour d’autres idiots aussi malchanceux. Mais qu’est-ce que c’était, qu’est-ce que ce pouvait bien être ? Tout à coup je pensai aux deux navires de la grande flotte franco-espagnole de Villeneuve et de Gravina, le Fougueux ou le Monarca, qui avaient coulé près de San-Lucar, après la bataille de Trafalgar, et qu’on n’a jamais repêchés. Il y en a tant qu’on ne repêchera jamais !
« Enfin, on en est sorti tout de même. Ah ! la joie de sentir la coque se redresser, flotter naturellement, sans rester crochée dans ce vieux cadavre pourri ! Mais voilà que, tout près, il y en avait un autre. Un autre, plus petit. Plus ancien, plus jeune ? Je ne pourrais vous le dire : il y a des morts qui n’ont pas d’âge. Un navire de commerce, peut-être, coulé par les Allemands des temps passés. Il y a toujours eu des Allemands. A la fin, quand déjà nous flottions en surface, je croyais voir encore des galères, des trois-mâts, des bateaux de toutes les formes, de toutes les époques, échoués là, et qui nous disaient : « Vous y resterez ! »
« Vous concevez ? Près des détroits, c’est là qu’on se bat, c’est là qu’on s’est toujours battu : pour ouvrir ou forcer à demeurer fermées les portes de la mer. C’est là qu’il y a le plus de macchabées de bateaux.
« Quand je me suis trouvé sur l’eau, enfin sur la surface de l’eau, et non dessous, et qu’on a ouvert le capot, je suis monté comme les autres, j’ai respiré, et je pensais de toutes mes forces : « Voilà une éternité que les hommes sont des bêtes féroces, féroces ! Est-ce que ça ne va pas finir ? Ce n’est pas possible que ça ne finisse pas. Cette guerre sera la dernière. Il le faut ! »
« Mais il y a trois ans de ça, et maintenant j’en suis moins sûr. Avec le temps, l’horreur des souvenirs s’affaiblit, et l’on songe aussi que, puisque les hommes ont toujours été des loups pour les hommes, pourquoi cela changerait-il jamais ? »