C’était un petit homme sec, mince, aux yeux sincères et brillants, d’une innocence attendrissante. A coup sûr, il arrivait de fort loin, d’une province reculée, où il avait toujours vécu, sans sortir de chez lui. Mais non point ignorant, non point insensible : je ne sais quelle grâce et quelle vivacité, dans toute sa personne, prouvaient qu’il avait cette habitude de la réflexion qui tient l’esprit alerte, cette fraîcheur d’âme qui permet, malgré l’âge qui vient, de continuer à jouir de tous les spectacles. Seulement il était ingénu, seulement il était candide. Et sans doute aussi, ce bonhomme tombait de la lune. C’est pourquoi, sans fausse honte, ne me connaissant point, il se précipita tout de suite sur moi pour épancher son enthousiasme :

— Je viens, me dit-il, d’avoir le plaisir de contempler, chez MM. Bernheim jeune, les œuvres de huit passéistes italiens, qui sont des hommes bien intéressants.

— Des passéistes ? lui dis-je. Mais non, vous devez vous tromper.

— Je vous assure ! affirma-t-il. Et rien n’est plus émouvant, pour un homme tel que moi, dépourvu de tout parti pris, que de contempler les efforts de ces jeunes et courageux artistes pour s’assimiler les procédés et la manière de ceux qui, parmi nos plus lointains ancêtres, s’essayèrent à la pénible tâche de reproduire, les premiers, l’apparence des formes et des couleurs. A ces antiques époques de l’art, sur une figure représentée de profil, on n’hésitait pas à donner un œil vu de face ; et même, lorsqu’il figurait un renne jeté en pleine course, et poursuivi par un hardi chasseur, le rude graveur paléolithique ne se gênait pas pour buriner, sur son fragment d’os, le chasseur étendu tout de son long, mais remuant les bras et les jambes, comme s’il courait, à côté du renne debout et galopant. Enfin, avec de petits cubes de marbre de diverses couleurs, disposés avec patience, on parvenait à donner des objets une idée suffisante. C’est que les cerveaux, à ces époques reculées, manquaient encore de réflexion. En dessinant un homme de profil, ils continuaient à penser à l’œil comme on le voit d’ordinaire, c’est-à-dire de face. C’est aussi qu’il s’agissait bien plus de raconter une histoire, dans ses différents moments successifs, que de figurer un moment unique de cette histoire, ou tout au plus une moyenne de quelques instants très rapprochés, seule chose que puissent faire en vérité le dessin et la couleur. On faisait de la littérature, comme on pouvait, ou plutôt il était impossible de dégager encore la peinture de la littérature, puisqu’on n’avait point encore imaginé les signes abrégés qui permettent de fixer et de reproduire un récit. Et plus tard, lorsqu’on assemblait avec génie ces petits cubes de pierre, on gémissait de n’avoir point découvert une autre matière aussi durable, mais plus facile à manier.

— Eh bien ? demandai-je, sans comprendre où il voulait en venir.

— Eh bien, ces héroïques jeunes gens tournent avec résolution le dos au présent et à l’avenir de leur art, qui tend à devenir de plus en plus lui-même, c’est-à-dire à donner l’impression la plus fine et la plus aiguë, la plus forte et la plus intense aussi, d’un moment très précis de la sensation visuelle. Ces braves jeunes gens retournent avec intrépidité à ces premiers balbutiements. Je suis un peu archéologue : quelle joie, pour un archéologue ! Ils veulent, disent-ils, que le tableau soit la synthèse de ce dont on se souvient et de ce que l’on voit. Ils font de la littérature, de la littérature idéographique ! Dans leur passéisme énergique, ils se cantonnent au fond des âges de la pierre brute, comme le font aussi ces Esquimaux et ces Australiens qui seuls aujourd’hui ont le droit glorieux de se dire leurs émules et leurs rivaux. C’est magnifique !

Comme ce discours avait duré assez longtemps, j’avais pu enfin découvrir de quoi il me voulait parler.

— Je crois, lui dis-je, que vous commettez une grave erreur. Les peintres dont vous avez été visiter l’exposition n’avaient nullement l’intention de tenter cette fuite éperdue vers le passé, dont vous les louez avec tant d’éloquence. Ils prétendent, au contraire, avoir fait un bond gigantesque et surhumain vers l’avenir de la peinture. Ce sont des futuristes, mon cher monsieur. Vous entendez bien : des futuristes !

— Monsieur, me répondit-il, j’arrive de Pontoise, où je coule des jours paisibles et heureux. Mais ce n’est pas une raison pour que vous vous moquiez de moi. Je sais fort bien de quoi est fait nécessairement l’avenir ; il est fait du passé, de toutes les acquisitions du passé, moins certain déchet, et plus quelque chose : de l’adaptation de tout ce passé à des conditions nouvelles, à des hommes nouveaux, à des circonstances nouvelles, à des moyens nouveaux. C’est ainsi qu’on a pu dire que les règles de la stratégie n’avaient pas changé depuis Annibal ou Jules César. Il s’agit toujours d’être plus fort que son adversaire sur un point donné. Il n’y a que les moyens qui changent. Mais on a beau avoir inventé les canons, les fusils, les chemins de fer et les automobiles, sans compter les aéroplanes, il faudra toujours être plus fort que l’adversaire sur un point donné, puis sur un autre point, et ainsi de suite. Il faut posséder tout ce qu’il y a de plus neuf, et garder tout ce qu’on possédait auparavant, non pas dans les procédés, qui changent, mais dans les principes, qui sont immuables, une fois qu’on les a découverts. En matière d’art, les hommes de l’âge de pierre ne les avaient pas tous découverts. Voilà pourquoi ces jeunes gens ne sont que des archéologues, je vous le répète. Mais quels archéologues ! Vous m’en voyez pénétré d’admiration.

— S’ils vous entendaient, lui dis-je, vous les plongeriez dans une grande peine. Ils se croient des révolutionnaires.

— Mais ce sont peut-être aussi des révolutionnaires ! Un homme qui viendrait nous dire qu’il faut renoncer à vivre en société, démolir sa maison, tâcher de retrouver le langage d’Adam et Eve, et en tous cas braire comme un âne dans l’espoir de leur ressembler davantage, serait un révolutionnaire. Mais ce ne serait pas, pour employer le mot dont vous venez de vous servir, ce ne serait pas un futuriste. Ce serait tout l’inverse.

— Vous ne croyez donc pas au succès de cette bruyante cohorte ?

— Je n’ai pas dit cela ! fit-il avec vivacité. Par succès, je suppose que vous entendez, comme il est d’usage aujourd’hui, que leurs tableaux trouveront des acheteurs. Je suis persuadé qu’ils en trouveront. Car j’ai là-dessus une expérience personnelle. Mon père, qui appartenait comme moi à cette bourgeoisie éclairée qui fait toujours, grâce à Dieu, l’épine dorsale de la France, était amateur de tableaux. Ainsi que l’immense majorité des amateurs, ses contemporains, il n’avait de goût que pour les choses médiocres, mais sans défauts. Je vendis sa collection un bon prix, voici trente ans. Mais chose curieuse, je faillis ensuite me ruiner à suivre son exemple. C’est que le public et les critiques avaient fini par s’apercevoir qu’à ne louer et n’aimer que les choses mauvaises, mais raisonnables, ils avaient laissé passer sans les voir de bonnes choses, mais qui les choquaient, et qui d’ailleurs n’étaient point sans défauts. Ils arrivèrent donc à cette conviction que seuls avaient de la valeur, une valeur mystique, et par conséquent incommensurable, les ouvrages qu’ils ne comprenaient point. Ils se sont donc précipités dessus, ils continuent à se précipiter dessus. On dit qu’à la guerre, ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. Il en est de même en art. Ce sont toujours les mêmes qui achètent de la peinture. La plupart n’y connaissent rien, et, au fond, s’en moquent pas mal. Ils en ont parce qu’il faut en avoir. Auparavant, ils avaient la vénération de ce qui n’enfonce rien. Maintenant, ils ont la superstition de ce qui enfonce tout. Jadis, ils achetaient du mauvais, raisonnable. Aujourd’hui, ils prennent du mauvais, excessif. Voilà tout.