Conte de Antoine Galland

Les plaisirs, dit-il, eurent encore assez de charmes pour effacer de ma mémoire toutes les peines et les maux que j’avais soufferts, sans pouvoir m’ôter l’envie de faire de nouveaux voyages. C’est pourquoi j’achetai des marchandises, je les fis emballer et charger sur des voitures, et je partis avec elles pour me rendre au premier port de mer. Là, pour ne pas dépendre d’un capitaine et pour avoir un navire à mon commandement, je me donnai le loisir d’en faire construire et équiper un à mes frais. Dès qu’il fut achevé, je le fis charger ; je m’embarquai dessus ; et comme je n’avais pas de quoi faire une charge entière, je reçus plusieurs marchands de différentes nations, avec leurs marchandises.

Nous fîmes voile au premier bon vent et prîmes le large. Après une longue navigation, le premier endroit où nous abordâmes fut une île déserte, où nous trouvâmes l’œuf d’un roc, d’une grosseur pareille à celui dont vous m’avez entendu parler ; il renfermait un petit roc près d’éclore, dont le bec commençait à paraître.

Les marchands, qui s’étaient embarqués sur mon navire et qui avaient pris terre avec moi, cassèrent l’œuf à grands coups de haches et firent une ouverture par où ils tirèrent le petit roc par morceaux et le firent rôtir. Je les avais avertis sérieusement de ne pas toucher à l’œuf ; mais ils ne voulurent pas m’écouter.

Ils eurent à peine achevé le régal qu’ils venaient de se donner, qu’il parut en l’air, assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine, que j’avais pris à gage pour conduire mon vaisseau, sachant par expérience ce que cela signifiait, s’écria que c’étaient le père et la mère du petit roc, et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus vite, pour éviter le malheur qu’il prévoyait. Nous suivîmes son conseil avec empressement et nous remîmes à la voile en diligence.

Cependant les deux rocs approchèrent en poussant des cris effroyables, qu’ils redoublèrent quand ils eurent vu l’état où l’on avait mis l’œuf, et que leur petit n’y était plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du côté où ils étaient venus et disparurent quelque temps, pendant que nous fîmes force de voiles pour nous éloigner et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver.

Ils revinrent et nous remarquâmes qu’ils tenaient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d’une grosseur énorme. Lorsqu’ils furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s’arrêtèrent, et, se soutenant en l’air, l’un lâcha la pièce de rocher qu’il tenait ; mais, par l’adresse du timonier, qui détourna le navire d’un coup de timon, elle ne tomba pas dessus ; elle tomba à côté dans la mer, qui s’entr’ouvrit d’une manière que nous en vîmes presque le fond. L’autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du vaisseau, qu’elle le rompit et le brisa en mille pièces. Les matelots et les passagers furent tous écrasés du coup ou submergés. Je fus submergé moi-même ; mais, en revenant au-dessus de l’eau, j’eus le bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m’aidant tantôt d’une main, tantôt de l’autre, sans me dessaisir de ce que je tenais, avec le vent et le courant, qui m’étaient favorables, j’arrivai enfin à une île dont le rivage était fort escarpé. Je surmontai néanmoins cette difficulté et me sauvai.

Je m’assis sur l’herbe pour me remettre un peu de ma fatigue ; après quoi je me levai et m’avançai dans l’île, pour reconnaître le terrain. Il me sembla que j’étais dans un jardin délicieux ; je voyais partout des arbres chargés de fruits, les uns verts, les autres mûrs, et des ruisseaux d’une eau douce et claire, qui faisaient d’agréables détours. Je mangeai de ces fruits, que je trouvai excellents, et je bus de cette eau, qui m’invitait à boire.

La nuit venue, je me couchai sur l’herbe, dans un endroit assez commode ; mais je ne dormis pas une heure entière et mon sommeil fut souvent interrompu par la frayeur de me voir seul dans un lieu si désert. Ainsi, j’employai la meilleure partie de la nuit à me chagriner et à me reprocher l’imprudence que j’avais eue de n’être pas demeuré chez moi, plutôt que d’avoir entrepris ce dernier voyage. Ces réflexions me menèrent si loin, que je commençai à former un dessein contre ma propre vie ; mais le jour, par sa lumière, dissipa mon désespoir. Je me levai et marchai entre les arbres, non sans quelque appréhension.

Lorsque je fus un peu avant dans l’île, j’aperçus un vieillard qui me parut fort cassé. Il était assis sur le bord d’un ruisseau ; je m’imaginai d’abord que c’était quelqu’un qui avait fait naufrage comme moi. Je m’approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination de tête. Je lui demandai ce qu’il faisait là ; mais au lieu de me répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules et de le passer au delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c’était pour aller cueillir des fruits.

Je crus qu’il avait besoin que je lui rendisse service ; c’est pourquoi, l’ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau. « Descendez », lui dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. Mais, au lieu de se laisser aller à terre (j’en ris encore toutes les fois que j’y pense), ce vieillard, qui m’avait paru décrépit, passa légèrement autour de mon col ses deux jambes, dont je vis que la peau ressemblait à celle d’une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules, en me serrant si fortement la gorge, qu’il semblait vouloir m’étrangler. La frayeur me saisit en ce moment, et je tombai évanoui.

Malgré mon évanouissement, l’incommode vieillard demeura toujours attaché à mon col ; il écarta seulement un peu les jambes, pour me donner lieu de revenir à moi. Lorsque j’eus repris mes esprits, il m’appuya fortement contre l’estomac un de ses pieds, et de l’autre me frappant rudement le côté, il m’obligea de me relever malgré moi. Étant debout, il me fit marcher sous des arbres ; il me forçait de m’arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne quittait point prise pendant le jour ; et quand je voulais me reposer la nuit, il s’étendait par terre avec moi, toujours attaché à mon col. Tous les matins, il ne manquait pas de me pousser pour m’éveiller ; ensuite il me faisait lever et marcher, en me pressant de ses pieds. Représentez-vous, seigneurs, la peine que j’avais de me voir chargé de ce fardeau, sans pouvoir m’en défaire.

Un jour, que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses sèches, qui étaient tombées d’un arbre qui en portait, j’en pris une assez grosse, et, après l’avoir bien nettoyée, j’exprimai dedans le jus de plusieurs grappes de raisin, fruit que l’île produisait en abondance, et que nous rencontrions à chaque pas. Lorsque j’en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endroit où j’eus l’adresse de me faire conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris la calebasse, et, la portant à ma bouche, je bus d’un excellent vin qui me fit oublier, pour quelque temps, le chagrin mortel dont j’étais accablé. Cela me donna de la vigueur. J’en fus même si réjoui, que je me mis à chanter et à sauter en marchant.

Le vieillard, qui s’aperçut de l’effet que cette boisson avait produit en moi, et que je le portais plus légèrement que de coutume, me fit signe de lui en donner à boire et lui présentai la calebasse, il la prit ; et comme la liqueur lui parut agréable, il l’avala jusqu’à la dernière goutte. Il y en avait assez pour l’enivrer ; aussi s’enivra-t-il, et bientôt, la fumée du vin lui montant à la tête, il commença à chanter à sa manière et à se trémousser sur mes épaules. Les secousses qu’il se donnait lui firent rendre ce qu’il avait dans l’estomac, et ses jambes se relâchèrent peu à peu ; de sorte que, voyant qu’il ne me serrait plus, je le jetai par terre, où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très grosse pierre et lui en écrasai la tête.

Je sentis une grande joie de m’être délivré pour jamais de ce maudit vieillard, et je marchai vers la mer, où je rencontrai des gens d’un navire qui venait de mouiller là pour faire de l’eau et prendre, en passant, quelques rafraîchissements. Ils furent extrêmement étonnés de me voir et d’entendre le détail de mon aventure. « Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qu’il n’ait pas étranglé ; il n’a jamais abandonné ceux dont il s’était rendu maître, qu’après les avoir étouffés ; et il a rendu cette île fameuse par le nombre de personnes qu’il a tuées ; les matelots et les marchands qui y descendaient n’osaient s’y avancer qu’en bonne compagnie. »

Après m’avoir informé de ces choses, ils m’emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir, lorsqu’il apprit tout ce qui m’était arrivé. Il remit à la voile ; et après quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d’une grande ville, dont les maisons étaient bâties de bonnes pierres.

Un des marchands du vaisseau, qui m’avait pris en amitié, m’obligea de l’accompagner et me conduisit dans un logement destiné à servir de retraite aux marchands étrangers. Il me donna un grand sac ; ensuite, m’ayant recommandé à quelques gens de la ville, qui avaient un sac comme moi, et les ayant priés de me mener avec eux ramasser du coco : « Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les verrez faire, et ne vous écartez pas d’eux, car vous mettriez votre vie en danger. » Il me donna des vivres pour la journée, et je partis avec ces gens.

Nous arrivâmes à une grande forêt d’arbres extrêmement hauts et fort droits et dont le tronc était si lisse, qu’il n’était pas possible de s’y prendre pour monter jusqu’aux branches où étaient les fruits. Tous les arbres étaient des cocotiers dont nous voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant dans la forêt, nous vîmes un grand nombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès qu’ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu’au haut des arbres avec une agilité surprenante.

Les marchands avec qui j’étais ramassèrent des pierres et les jetèrent de toute leur force au haut des arbres, contre les singes. Je suivis leur exemple et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueillaient les cocos avec ardeur et nous les jetaient avec des gestes qui marquaient leur colère et leur animosité. Nous ramassions les cocos, et nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes. Par cette ruse, nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu’il nous eût été impossible d’avoir autrement.

Lorsque nous en eûmes plein nos sacs, nous nous en retournâmes à la ville, où le marchand qui m’avait envoyé à la forêt me donna la valeur du sac de cocos que j’avais apporté.

« Continuez, me dit-il, et allez tous les jours faire la même chose, jusqu’à ce que vous ayez gagné de quoi vous conduire chez vous. » Je le remerciai du bon conseil qu’il me donnait, et insensiblement je fis un si grand amas de cocos, que j’en avais pour une somme considérable.

Le vaisseau sur lequel j’étais venu avait fait voile avec des marchands qui l’avaient chargé de cocos qu’ils avaient achetés. J’attendis l’arrivée d’un autre, qui aborda bientôt au port de la ville, pour faire un pareil chargement. Je fis embarquer dessus tout le coco qui m’appartenait ; et lorsqu’il fut prêt à partir, j’allai prendre congé du marchand à  qui j’avais tant d’obligation. Il ne put s’embarquer avec moi, parce qu’il n’avait pas encore achevé ses affaires.

Nous mîmes à la voile et prîmes la route de l’île où le poivre croît en plus grande abondance. De là, nous gagnâmes l’île de Comari, qui porte la meilleure espèce de bois d’aloès, et dont les habitants se sont fait une loi inviolable de ne pas boire de vin et de ne souffrir aucun lieu de débauche. J’échangeai mon coco, dans ces deux îles, contre du poivre et du bois d’aloès, et me rendis, avec d’autres marchands, à la pêche des perles, où je pris des plongeurs à gage pour mon compte. Ils m’en pêchèrent un grand nombre de très grosses et de très parfaites. Je me remis en mer avec joie, sur un vaisseau qui arriva heureusement à Balsora ; de là, je revins à Bagdad, où je fis de très grosses sommes d’argent du poivre, du bois d’aloès et des perles que j’avais apportés. Je distribuai en aumônes la dixième partie de mon gain, de même qu’au retour de mes autres voyages, et je cherchai à me délasser de mes fatigues dans toutes sortes de divertissements.

Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins à Hindbad, qui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même compagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, après l’avoir régalée comme les jours précédents, demanda audience et fit le récit de son sixième voyage, de la manière que je vais vous le raconter.