Conte de Antoine Galland
Un bon homme avait une belle femme ; il l’aimait avec tant de passion, qu’il ne la perdait de vue que le moins qu’il pouvait. Un jour que des affaires pressantes l’obligeaient à s’éloigner d’elle, il alla dans un endroit où l’on vendait toutes sortes d’oiseaux ; il y acheta un perroquet, qui non seulement parlait fort bien, mais qui avait même le don de rendre compte de tout ce qui avait été fait devant lui. Il l’apporta dans une cage au logis, pria sa femme de le mettre dans sa chambre, et d’en prendre soin pendant le voyage qu’il allait faire ; après quoi il partit.
A son retour, il ne manqua pas d’interroger le perroquet sur ce qui s’était passé durant son absence ; et là-dessus, l’oiseau lui apprit des choses qui lui donnèrent lieu de faire de grands reproches à sa femme. Elle crut que quelqu’une de ses esclaves l’avait trahie ; elles jurèrent toutes qu’elles lui avaient été fidèles, et elles convinrent qu’il fallait que ce fût le perroquet qui eût fait ces mauvais rapports.
Prévenue de cette opinion, la femme chercha dans son esprit un moyen de détruire les soupçons de son mari et de se venger en même temps du perroquet. Elle le trouva : son mari étant parti pour faire un voyage d’une journée, elle commanda a une esclave de tourner pendant la nuit, sous la cage de l’oiseau, un moulin à bras ; à une autre, de jeter de l’eau en forme de pluie par le haut de la cage ; et à une troisième de prendre un miroir et de le tourner levant les yeux du perroquet, à droite et à gauche, à la clarté d’une chandelle. Les esclaves employèrent une grande partie de la nuit à faire ce que leur avait ordonné leur maîtresse, et elles s’en acquittèrent fort adroitement.
Le lendemain, le mari étant de retour, fit encore des questions au perroquet sur ce qui s’était passé chez lui ; l’oiseau lui répondit : « Mon bon maître, les éclairs, le tonnerre et la pluie m’ont tellement incommodé toute la nuit, que je ne puis vous dire tout ce que j’en ai souffert. » Le mari, qui savait bien qu’il n’avait ni plu ni tonné cette nuit-là, demeura persuadé que le perroquet, ne disant pas la vérité en cela, ne la lui avait pas dite au sujet de sa femme. C’est pourquoi, de dépit, l’ayant tiré de sa cage, il le jeta si rudement contre terre, qu’il le tua. Néanmoins, dans la suite, il apprit de ses voisins que le pauvre perroquet ne lui avait pas menti en lui parlant de la conduite de sa femme ce qui fut cause qu’il se repentit de l’avoir tué.
Et vous, vizir, ajouta le roi grec, par l’envie que vous avez conçue contre le médecin Douban, qui ne vous fait aucun mal, vous voulez que je le fasse mourir, mais je m’en garderai bien, de peur de m’en repentir, comme ce mari d’avoir tué son perroquet. » Le pernicieux vizir était trop intéressé à la perte du médecin Douban pour en demeurer là. « Sire, répliqua-t-il, la mort du perroquet était peu importante, et je ne crois pas que son maître l’ait regretté longtemps. Mais pourquoi faut-il que la crainte d’opprimer l’innocence vous empêche de faire mourir ce médecin. Ne suffit-il pas qu’on l’accuse de vouloir attenter à votre vie pour vous autoriser à lui faire perdre la sienne ! Quand il s’agit d’assurer les jours d’un roi, un simple soupçon doit passer pour une certitude, et il vaut mieux sacrifier l’innocent que sauver le coupable. Mais, Sire, ce n’est point ici une chose incertaine : le médecin Douban veut vous assassiner. Ce n’est point l’envie qui m’arme contre lui, c’est l’intérêt seul que je prends à la conservation de Votre Majesté ; c’est mon zèle qui me porte à vous donner un avis d’une si grande importance. S’il est faux, je mérite qu’on me punisse de la même manière qu’on punit autrefois un vizir. — Qu’avait fait ce vizir, dit le roi grec, pour être digne de ce châtiment ? — Je vais, répondit le vizir, l’apprendre à Votre Majesté ; qu’elle ait, s’il lui plaît, la bonté de m’écouter.
N°09 Histoire du vizir puni – Conte de Antoine Galland wiki
Il était autrefois un roi, poursuivit-il, qui avait un fils qui aimait passionnément la chasse. Il lui permettait de prendre souvent ce divertissement ; mais il avait donné ordre à son grand vizir de l’accompagner toujours et de ne le perdre jamais de vue. Un jour de chasse, les piqueurs ayant lancé un cerf, le prince, qui crut que le vizir le suivait, se mit après la bête. Il courut si longtemps, et son ardeur l’emporta si loin, qu’il se trouva seul. II s’arrêta, et remarquant qu’il avait perdu la voie, il voulut retourner sur ses pas pour aller rejoindre le vizir, qui n’avait pas été diligent pour le suivre de près ; mais il s’égara. Pendant qu’il courait de tous côtés sans tenir de route assurée, il rencontra au bord d’un chemin une dame assez bien faite, qui pleurait amèrement.Il retint la bride de son cheval, demanda à cette femme qui elle était, ce qu’elle faisait seule en cet endroit, et si elle avait besoin de secours. « Je suis, lui répondit-elle, la fille d’un roi des Indes. En me promenant cheval dans la campagne, je me suis endormie et je suis tombée ; mon cheval s’est échappé, et je ne sais ce qu’il est devenu. » Le jeune prince eut pitié d’elle, et lui proposa le la prendre en croupe ; ce qu’elle accepta.
Comme ils passaient près d’une masure, la dame ayant témoigné qu’elle serait bien aise de mettre pied à terre pour quelque nécessité, le prince s’arrêta et la laissa descendre. Il descendit aussi, s’approcha de la masure en tenant son cheval par la bride. Jugez quelle fut sa surprise, lorsqu’il entendit la dame en dedans prononcer ces paroles : « Réjouissez-vous, mes enfants, je vous amène un garçon bien fait et fort gras, » et d’autres voix lui répondirent aussitôt : « Maman, où est-il, que nous le mangions tout à l’heure ? car nous avons bon appétit. »
Le prince n’eut pas besoin d’en entendre davantage, pour concevoir le danger où il se trouvait. Il vit bien que la dame qui se disait fille d’un roi des Indes était une ogresse, femme de ces démons sauvages, appelés ogres, qui se retirent dans des lieux abandonnés, et se servent de mille ruses pour surprendre et dévorer les passants. Il fut saisi de frayeur et se jeta au plus vite sur son cheval. La prétendue princesse parut dans le moment ; et voyant qu’elle avait manqué son coup : « Ne craignez rien, cria-t-elle au prince. Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous ? — Je suis égaré, répondit-il, et je cherche mon chemin. — Si vous êtes égaré, dit-elle, recommandez-vous à Dieu, il vous délivrera de l’embarras où vous vous trouvez. » Alors le prince leva les yeux au ciel et dit : « Seigneur, qui êtes tout-puissant, jetez les yeux sur moi et me délivrez de cette ennemie. » A cette prière, la femme de l’ogre rentra dans la masure et le prince s’en éloigna avec précipitation. Heureusement il retrouva son chemin, et arriva sain et sauf auprès du roi son père, auquel il raconta de point en point le danger qu’il venait de courir par la faute du grand vizir. Le roi, irrité contre ce ministre, le fit étrangler à l’heure même.
« Sire, poursuivit le vizir du roi grec, pour revenir au médecin Douban, si vous n’y prenez garde, la confiance que vous avez en lui vous sera funeste ; je sais de bonne part que c’est un espion envoyé par vos ennemis pour attenter à la vie de Votre Majesté. II vous a guéri, dites-vous ; eh ! qui peut vous en assurer ? Il ne vous a peut-être guéri qu’en apparence et non radicalement. Que sait-on si ce remède, avec le temps, ne produira pas un effet pernicieux ? »
Le roi grec, qui avait naturellement fort peu d’esprit, n’eut pas assez de pénétration pour s’apercevoir de la méchante intention de son vizir, ni assez de fermeté pour persister dans son premier sentiment. Ce discours l’ébranla. « Vizir, dit-il, tu as raison ; il peut être venu exprès pour m’ôter la vie ; ce qu’il peut fort bien exécuter par la seule odeur de quelqu’une de ses drogues. Il faut voir ce qu’il est à propos de faire dans cette conjoncture. »
Quand le vizir vit le roi dans la disposition où il le voulait : « Sire, lui dit-il, le moyen le plus sûr et le plus prompt pour assurer votre repos et mettre votre vie en sûreté, c’est d’envoyer chercher tout à l’heure le médecin Douban, et de lui faire couper la tête dès qu’il sera arrivé. —Véritablement, reprit le roi, je crois que c’est par là que je dois prévenir son dessein. » En achevant ces paroles, il appela un de ses officiers et lui ordonna d’aller chercher le médecin, qui, sans savoir ce que le roi lui voulait, courut au palais en diligence. « Sais-tu bien, dit le roi en le voyant, pourquoi je te mande ici ? — Non, Sire, répondit-il, et j’attends que Votre Majesté daigne m’en instruire. — Je t’ai fait venir, reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faisant ôter la vie. »
Il n’est pas possible d’exprimer quel fut l’étonnement du médecin, lorsqu’il entendit prononcer l’arrêt de sa mort. « Sire, dit-il, quel sujet peut avoir Votre Majesté de me faire mourir ? Quel crime ai-je commis ? — J’ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un espion, et que tu n’es venu dans ma cour que pour attenter à ma vie : mais pour te prévenir, je veux te ravir la tienne. Frappe, ajouta-t-il au bourreau qui était présent, et me délivre d’un perfide qui ne s’est introduit ici que pour m’assassiner. »
A cet ordre cruel, le médecin jugea bien que les honneurs et les bienfaits qu’il avait reçus lui avaient suscité les ennemis, et que le faible roi s’était laissé surprendre à leurs impostures. Il se repentait de l’avoir guéri de sa lèpre ; mais c’était un repentir hors de saison. « Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous me récompensez du bien que je vous ai fait ? » Le roi ne l’écouta pas, et ordonna une seconde fois au bourreau de porter le coup mortel. Le médecin eut recours aux prières : « Hélas ! Sire, s’écria-t-il, prolongez-moi la vie, Dieu prolongera la vôtre ; ne me laites pas mourir, de crainte que Dieu ne vous traite de la même manière. »
Le pêcheur interrompit son discours en cet endroit, pour adresser la parole au génie : « Eh bien, génie, lui dit-il, tu vois que ce qui se passa alors entre le roi grec et le médecin Douban vient tout à l’heure de se passer entre nous deux. »
Le roi grec, continua-t-il, au lieu d’avoir égard à la prière que le médecin venait de lui faire, en le conjurant au nom de Dieu, lui repartit avec dureté « Non, non, c’est une nécessité absolue que je te fasse périr. Aussi bien pourrais-tu m’ôter la vie plus subtilement encore que tu ne m’as guéri. » Cependant le médecin, fondant en pleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé du service qu’il avait rendu au roi, se prépara à recevoir le coup de la mort. Le bourreau lui banda les yeux, lui lia les mains, et se mit en devoir de tirer son sabre.
Alors les courtisans qui étaient présents, émus de compassion, supplièrent le roi de lui faire grâce, assurant qu’il n’était pas coupable, et répondant de son innocence. Mais le roi fut inflexible, et leur parla de sorte qu’ils n’osèrent lui répliquer.
Le médecin étant à genoux, les yeux bandés, et prêt à recevoir le coup qui devait terminer son sort, s’adressa encore une fois au roi : « Sire, lui dit-il, puisque Votre Majesté ne veut point révoquer l’arrêt de ma mort, je la supplie du moins de m’accorder la liberté d’aller jusque chez moi donner ordre à ma sépulture, dire le dernier adieu à ma famille, faire des aumônes, et léguer mes livres à des personnes capables d’en faire un bon usage. J’en ai un, entre autres, dont je veux faire présent à Votre Majesté : c’est un livre fort précieux et très digne d’être soigneusement gardé dans votre trésor. — Et pourquoi ce livre est-il aussi précieux que tu le dis ? répliqua le roi. Sire, repartit le médecin, c’est qu’il contient une infinité de choses curieuses, dont la principale est que, quand on m’aura coupé la tête, si Votre Majesté veut bien se donner la peine d’ouvrir le livre au sixième feuillet et lire la troisième ligne de la page à main gauche, ma tête répondra à toutes les questions que vous voudrez lui faire. » Le roi, curieux de voir une chose si merveilleuse, remit sa mort au lendemain, et l’envoya chez lui sous bonne garde.
Le médecin, pendant ce temps-là, mit ordre à ses affaires et comme le bruit s’était répandu qu’il devait arriver un prodige inouï après son trépas, les vizirs, les émirs, les officiers de la garde, enfin toute la cour se rendit le jour suivant dans la salle d’audience pour en être témoin.
On vit bientôt paraître le médecin Douban, qui s’avança jusqu’au pied du trône royal avec un gros livre à la main. Là, il se fit apporter un bassin, sur lequel il étendit la couverture dont le livre était enveloppé ; et présentant le livre au roi : « Sire, lui dit-il, prenez, s’il vous plaît, ce livre ; et dès que ma tête sera coupée, commandez qu’on la pose dans le bassin sur la couverture du livre ; dès qu’elle y sera, le sang cessera d’en couler ; alors vous ouvrirez le livre, et ma tête répondra à toutes vos demandes. Mais, Sire, ajouta-t-il, permettez-moi d’implorer encore une fois la clémence de Votre Majesté. Au nom de Dieu, laissez-vous fléchir ; je vous proteste que je suis innocent. — Tes prières, répondit le roi, sont inutiles ; et quand ce ne serait que pour entendre parler ta tête après ta mort, je veux que tu meures. » En disant cela, il prit le livre des mains du médecin, et ordonna au bourreau de faire son devoir.
La tête fut coupée si adroitement, qu’elle tomba dans le bassin ; et elle fut à peine posée sur la couverture, que le sang s’arrêta. Alors, au grand étonnement du roi et de tous les spectateurs, elle ouvrit les yeux ; et prenant la parole : Sire, dit-elle, que Votre Majesté ouvre le livre. » Le roi l’ouvrit ; et trouvant que le premier feuillet était comme collé contre le second, pour le tourner avec plus de facilité, il porta le doigt à sa bouche, et le mouilla de sa salive. Il fit la même chose jusqu’au sixième feuillet, et ne voyant pas d’écriture à la page indiquée : « Médecin, dit-il à la tête, il l’y a rien d’écrit. — Tournez encore quelques feuillets, » repartit la tête. Le roi continua d’en tourner, en portant toujours le doigt à sa bouche, jusqu’à ce que, le poison dont chaque feuillet était imbu venant à faire son effet, ce prince se sentit tout à coup agité d’un transport extraordinaire ; sa vue se troubla, et il se laissa tomber au pied de son trône avec de grandes convulsions.
Quand le médecin Douban, ou, pour mieux dire, sa tête, vit que le poison faisait son effet, et que le roi n’avait plus que quelques moments à vivre : « Tyran, s’écrie-t-elle, voilà de quelle manière sont traités les princes qui, abusant de leur autorité, font périr les innocents. Dieu punit tôt ou tard leurs injustices et leurs cruautés. » La tête eut à peine achevé es paroles, que le roi tomba mort, et qu’elle perdit elle-même aussi le peu de vie qui lui restait.
« Sire, poursuivit Scheherazade, en s’adressant toujours à Schahriar, sitôt que le pêcheur eut finit l’histoire du roi grec et du médecin Douban, il en fit l’application au génie qu’il tenait toujours enfermé dans le vase.
— Si le roi grec, lui dit-il, eût voulu laisser vivre le médecin, Dieu l’aurait laissé vivre lui-même ; mais il rejeta ses plus humbles prières, et Dieu l’en punit. Il en est de même de toi, ô génie si j’avais pu te fléchir et obtenir de toi la grâce que je te demandais, j’aurais présentement pitié le l’état où tu es ; mais puisque, malgré l’extrême obligation que tu m’avais de t’avoir mis en liberté, tu as persisté dans la volonté de me tuer, je dois, à mon tour, être impitoyable. Je vais, en te laissant dans ce vase et en te rejetant à la mer, t’ôter l’usage de la vie jusqu’à la fin des temps : c’est la vengeance que je prétends tirer de toi.
— Pêcheur, mon ami, répondit le génie, je te conjure encore une fois de ne pas faire une si cruelle action. Songe qu’il n’est pas honnête de se venger, et qu’au contraire il est louable de rendre le bien pour le mal ; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. — Et que fit Imma à Ateca ? répliqua le pêcheur. — Oh ! si tu souhaites le savoir, repartit le génie, ouvre-moi ce vase ; crois-tu que je sois en humeur de faire des contes dans une prison s étroite ? Je t’en ferai tant que tu voudras quand tu m’auras tiré d’ici. — Non, dit le pêcheur, je ne te délivrerai pas ; c’est trop raisonner, je vais te précipiter au fond de la mer. — Encore un mot, pêcheur, s’écria le génie ; je te promets : de ne te faire aucun mal : bien éloigné de cela, je t’enseignerai un moyen de devenir puissamment riche. »
L’espérance de se tirer de la pauvreté désarma le pêcheur. « Je pourrais t’écouter, dit-il, s’il y avait quelque fond à faire sur ta parole : jure-moi, par le grand nom de Dieu, que tu feras de bonne foi ce que tu dis, et je vais t’ouvrir le vase. Je ne crois pas que tu sois assez hardi pour violer un pareil serment. » Le génie le fit, et le pêcheur ôta aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l’instant de la fumée, et le génie ayant repris sa forme de la même manière qu’auparavant, la première chose qu’il fit, fut de jeter, d’un coup de pied, le vase dans la mer. Cette action effraya le pêcheur. « Génie, dit-il, qu’est-ce que cela signifie ? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de faire, et dois-je vous dire ce que le médecin Douban disait au roi grec : « Laissez-moi vivre, et Dieu prolongera vos jours. »
La crainte du pêcheur fit rire le génie, qui lui répondit : « Non, pêcheur, rassure-toi ; je n’ai jeté le vase que pour me divertir et voir si tu en serais alarmé ; et pour te persuader que je te veux tenir parole, prends tes filets et me suis. » En prononçant ces mots, il se mit à marcher devant le pêcheur, qui, chargé de ses filets, le suivit avec quelque sorte de défiance. Ils passèrent devant la ville, et montèrent au haut d’une montagne, d’où ils descendirent dans une vaste plaine qui les conduisit à un étang situé entre quatre collines.
Lorsqu’ils furent arrivés au bord de l’étang, le génie dit au pêcheur : « Jette tes filets, et prends du poisson. » Le pêcheur ne douta point qu’il n’en prît, car il en vit une grande quantité dans l’étang ; mais ce qui le surprit extrêmement, c’est qu’il remarqua qu’il y en avait de quatre couleurs différentes, c’est-à-dire de blancs, de rouges, de bleus et de jaunes. Il jeta ses filets, et en amena quatre, dont chacun était d’une de ces couleurs. Comme il n’en avait jamais vu de pareils, il ne pouvait se lasser de les admirer, et jugeant qu’il en pourrait tirer une somme assez considérable, il en avait beaucoup de joie. « Emporte ces poissons, lui dit le génie, et va les présenter à ton sultan ; il t’en donnera plus d’argent que tu n’en as manié en toute ta vie. Tu pourras venir tous les jours pêcher en cet étang ; mais je t’avertis de ne jeter tes filets qu’une fois chaque jour ; autrement il t’en arrivera du mal, prends-y garde. C’est l’avis que je te donne : si tu le suis exactement, tu t’en trouveras bien. » En disant cela, il frappa du pied la terre, qui s’ouvrit, et se referma après l’avoir englouti.
Le pêcheur, résolu à suivre de point en point les conseils du génie, se garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de la ville, fort content de sa pêche, et faisant mille réflexions sur son aventure. Il alla droit au palais du sultan pour lui présenter ses poissons.
Je laisse à penser à Votre Majesté quelle fut la surprise du sultan lorsqu’il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta. Il les prit l’un après l’autre pour les considérer avec attention, et, après les avoir admirés assez longtemps : « Prenez ces poissons, dit-il à son premier vizir, et les portez à l’habile cuisinière que l’empereur des Grecs m’a envoyée ; je m’imagine qu’ils ne seront pas moins bons qu’ils sont beaux. » Le vizir les porta lui-même à la cuisinière, et les lui remettant entre les mains : « Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu’on vient d’apporter au sultan ; il vous ordonne de les lui apprêter. » Après s’être acquitté de cette Commission, il retourna vers le sultan son maître, qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d’or de sa monnaie ; ce qu’il exécuta très fidèlement. Le pêcheur, qui t’avait jamais possédé une si grande somme à la fois, concevait à peine son bonheur, et le regardait comme un songe. Mais il connut dans la suite qu’il était réel, par le bon usage qu’il en fit, en l’employant aux besoins de sa famille.
« Mais, Sire, poursuivit Scheherazade, après vous avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler aussi de la cuisinière du sultan, que nous allons trouver dans un grand embarras. Dès qu’elle eut nettoyé les poissons que le vizir lui avait donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole avec de l’huile pour les frire. Lorsqu’elle les crut assez cuits d’un côté, elle les tourna de l’autre. Mais, ô prodige inouï ! à peine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s’entr’ouvrit. Il en sortit une jeune dame d’une beauté admirable et d’une taille avantageuse ; elle était habillée d’une étoffe de satin à fleurs, façon d’Égypte, avec des pendants d’oreilles, un collier de grosses perles, des bracelets d’or garnis de rubis, et elle tenait une baguette de myrte à la main. Elle s’approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui demeura immobile à cette vue, et frappant un des poissons du bout de sa baguette : « Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tu dans ton devoir ? » Le poisson n’ayant rien répondu, elle répéta les mêmes paroles, et alors les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble, et lui dirent très distinctement : « Oui, oui ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. » Dès qu’ils eurent achevé ces mots, la jeune dame renversa la casserole, et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma aussitôt et se remit dans le même état où il était auparavant.
La cuisinière, que toutes ces merveilles avaient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever les poissons qui étaient tombés sur la braise ; mais elle les trouva plus noirs que du charbon, et hors d’état d’être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur, et se mettant à pleurer de toute sa force : « Hélas disait-elle, que vais-je devenir ? Quand je conterai au sultan ce que j’ai vu, je suis assurée qu’il ne me croira point ; dans quelle colère ne sera-t-il pas contre moi ! »
Pendant qu’elle s’affligeait ainsi, le grand vizir entra, et lui demanda si les poissons étaient prêts. Elle lui raconta tout ce qui était arrivé ; et ce récit, comme on le peut penser, l’étonna fort ; mais sans en parler au sultan, il inventa une excuse qui le contenta. Cependant il envoya chercher le pêcheur à l’heure même ; et quand il fut arrivé : « Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables à ceux que tu as déjà apportés ; car il est survenu certain malheur qui a empêché qu’on ne les ait servis au sultan. » Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avait recommandé ; mais pour se dispenser de fournir ce jour-là les poissons qu’on lui demandait, il s’excusa sur la longueur du chemin, et promit de les apporter le lendemain matin.
Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit, et se rendit à l’étang. Il y jeta ses filets, et les ayant retirés, il y trouva quatre poissons qui étaient comme les autres, chacun d’une couleur différente. Il s’en retourna aussitôt, et les porta au grand vizir dans le temps qu’il les lui avait promis. Ce ministre les prit et les porta lui-même encore dans la cuisine, où il s’enferma seul avec la cuisinière, qui commença à les habiller devant lui, et qui les mit sur le feu, comme elle avait fait des quatre autres le jour précédent. Lorsqu’ils furent cuits d’un côté, et qu’elle les eut tournés de l’autre, le mur de la cuisine s’entr’ouvrit encore, et la même dame parut avec sa baguette à la main ; elle s’approcha de la casserole, frappa un des poissons, lui adressa les mêmes paroles, et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête.
Alors elle renversa encore la casserole d’un coup de baguette, et se retira dans le même endroit de la muraille d’où elle était sortie. Le grand vizir ayant été témoin de ce qui s’était passé : « Cela est trop surprenant, dit-il, et trop extraordinaire, pour en faire un mystère au sultan ; je vais de ce pas l’informer de ce prodige. » En effet, il l’alla trouver, et lui en fit un rapport fidèle.
Le sultan, fort surpris, marqua beaucoup d’empressement de voir cette merveille. Pour cet effet, il envoya chercher le pêcheur. « Mon ami, lui dit-il, ne pourrais-tu pas m’apporter encore quatre poissons de diverses couleurs ? a Le pêcheur répondit au sultan que si Sa Majesté voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu’elle désirait, il se promettait de la contenter.
Les ayant obtenus, il alla à l’étang pour la troisième fois, et il ne fut pas moins heureux que les deux autres ; car, du premier coup de filet, il prit quatre poissons de couleurs différentes. Il ne manqua pas de les porter à l’heure même au sultan, qui en eut d’autant plus de joie, qu’il ne s’attendait pas à les avoir si tôt, et qui lui fit donner encore quatre cents pièces de sa monnaie.
Dès que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet avec tout ce qui était nécessaire pour les faire cuire. Là, s’étant enfermé avec son grand vizir, ce ministre les babilla, les mit ensuite sur le feu dans une casserole et quand ils furent cuits d’un côté, il les retourna de l’autre.
Alors le mur du cabinet s’entr’ouvrit ; mais au lieu de la jeune dame, ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait un habillement d’esclave ; il était d’une grosseur et d’une grandeur gigantesques, et tenait un gros bâton vert à la main. Il s’avança jusqu’à la casserole, et touchant de son bâton un des poissons, il lui dit d’une voix terrible : « Poisson, poisson, es-tu dans ton devoir ? » A ces mots, les poissons levèrent la tête et répondirent : « Oui, oui, nous y sommes ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres : si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. »
Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet et réduisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retira fièrement et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma et parut dans le même état qu’auparavant. « Après ce que je viens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera pas possible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons, sans doute, signifient quelque chose d’extraordinaire dont je veux être éclairci. » il envoya chercher le pêcheur ; on le lui amena. « Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nous as apportés me causent bien de l’inquiétude. En quel endroit les as-tu pêchés ? — Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans un étang qui est situé entre quatre collines, au delà de la montagne que l’on voit d’ici. — Connaissez-vous cet étang ? dit le sultan au vizir. — Non, sire, répondit le vizir, je n’en ai jamais ouï parler ; il y a pourtant soixante ans que je chasse aux environs et au delà de cette montagne. » Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son palais était l’étang ; le pêcheur assura qu’il n’y avait pas plus de trois heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il restait encore assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.
Ils montèrent tous la montagne ; et à la descente, ils virent, avec beaucoup de surprise, une vaste plaine que personne n’avait remarquée jusqu’alors. Enfin ils arrivèrent à l’étang, qu’ils trouvèrent effectivement situé entre quatre collines, comme le pêcheur l’avait rapporté. L’eau en était si transparente, qu’ils remarquèrent que tous les poissons étaient semblables à ceux que le pêcheur avait apportés au palais. Le sultan s’arrêta sur le bord de l’étang ; et après avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à ses émirs et à tous les courtisans s’il était possible qu’ils n’eussent pas encore vu cet étang, qui était si peu éloigné de la ville. Ils lui répondirent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. « Puisque vous convenez tous, leur dit-il, que vous n’en avez jamais ouï parler et que je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu à ne pas rentrer dans mon palais, que je n’aie su pour quelle raison cet étang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissons de quatre couleurs. » Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressés sur les bords de l’étang.
A l’entrée de la nuit, le sultan, retiré sous son pavillon, parla en particulier à son grand vizir et lui dit : « Vizir, j’ai l’esprit dans une étrange inquiétude : cet étang transporté dans ces lieux, ce noir qui nous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avons entendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je ne puis résister à l’impatience de la satisfaire. Pour cet effet, je médite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seul m’éloigner de ce camp ; je vous ordonne de tenir mon absence secrète ; demeurez sous mon pavillon, et demain matin, quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l’entrée, renvoyez-les, en leur disant que j’ai une légère indisposition et que je veux être seul. Les jours suivants, vous continuerez de leur dire la même chose, jusqu’à ce que je sois de retour. »
Le grand vizir dit plusieurs choses au sultan pour tâcher de le détourner de son dessein ; il lui représenta le danger auquel il s’exposait et la peine qu’il allait prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser son éloquence, le sultan ne renonça point à sa résolution et se prépara à exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied ; il se munit d’un sabre ; et dès qu’il vit que tout était tranquille dans son camp, il partit sans être accompagné le personne.
Il tourna ses pas vers une des collines, qu’il monta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plus aisée ; et lorsqu’il fut dans la plaine, il marcha jusqu’au lever du soleil. Alors, apercevant de loin devant lui un grand édifice, il s’en réjouit, dans l’espérance d’y pouvoir apprendre ce qu’il voulait savoir. Quand il en fut près, il remarqua que c’était un palais magnifique, ou plutôt un château très fort, d’un beau marbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni comme une glace de miroir. Ravi de n’avoir pas été longtemps sans rencontrer quelque chose digne au moins de sa curiosité, il s’arrêta devant la façade du château et la considéra avec beaucoup d’attention.
Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, qui était à deux battants, dont l’un était ouvert. Quoiqu’il lui fût libre d’entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps ; ne voyant venir personne, il s’imagina qu’on ne l’avait pas entendu ; c’est pourquoi il frappa un second coup plus fort ; mais ne voyant ni n’entendant personne, il redoubla ; personne ne parut encore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu’un château si bien entretenu fût abandonné. « . S’il n’y a personne, disait-il en lui-même, je n’ai rien à craindre ; et s’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me défendre. »
Enfin le sultan entra ; et s’avançant sous le vestibule : « N’y a-t-il personne ici, s’écria-t-il, pour recevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir en passant ? » Il répéta la même chose deux ou trois fois ; mais quoiqu’il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s’il ne découvrirait point quelqu’un, il n’aperçut pas le moindre être vivant ; il entra dans de grandes salles, dont les tapis étaient de soie, les estrades et les sofas couverts d’étoffe de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffes des Indes, relevées d’or et d’argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin avec un lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l’eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formait des diamants et des perles ; ce qui n’accompagnait pas mal un jet d’eau qui, s’élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque.
Le château, de trois côtés, était environné d’un jardin, que les parterres, les pièces d’eau, les bosquets et mille autres agréments concouraient à embellir ; et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c’était une infinité d’oiseaux, qui y remplissaient l’air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure, parce que des filets, tendus au-dessus des arbres et du palais, les empêchaient d’en sortir.
Le sultan se promena longtemps d’appartements en appartements, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu’il fut las de marcher, il s’assit dans un cabinet ouvert, qui avait vue sur le jardin ; et là, rempli de tout ce qu’il avait déjà vu et de tout ce qu’il voyait encore, il faisait des réflexions sur tous ces différents objets, quand tout à coup une voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes paroles : « O fortune, qui n’as pu me laisser jouir longtemps d’un heureux sort, et qui m’as rendu le plus infortuné de tous les hommes, cesse de me persécuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin à mes douleurs ! Hélas ! est-il possible que je sois encore en vie après tous les tourments que j’ai soufferts ? »
Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du côté d’où elles étaient parties. Lorsqu’il fut à la porte d’une grande salle, il ouvrit la portière, et vit un jeune homme, bien fait et très richement vêtu, qui était alors sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse était peinte sur son visage. Le sultan s’approcha de lui et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort basse ; et comme il ne se levait pas : « Seigneur, dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles ; mais une raison si forte s’y oppose, que vous ne devez pas m’en savoir gré. — Seigneur, lui répondit le sultan, je vous suis fort obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne pas vous lever, quelle que puisse être votre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours. Plût à Dieu qu’il dépendît le moi d’apporter du soulagement à vos maux, je m’y emploierais de tout mon pouvoir. Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l’histoire de vos malheurs ; mais le grâce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près d’ici, et où l’on voit des poissons de quatre couleurs différentes ; ce que c’est que ce château, pourquoi vous vous y trouvez, et d’où vient que vous y êtes seul. » Au lieu de répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleurer amèrement. « Que la fortune est inconstante ! s’écria-t-il. Elle se plaît à abaisser les hommes qu’elle a élevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d’un bonheur qu’ils tiennent d’elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins ? »
Le sultan, ému de compassion de le voir en cet état, le pria très instamment de lui dire le sujet d’une si grande douleur. « Hélas ! seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrais-je ne pas être affligé, et le moyen que mes yeux ne soient pas des sources intarissables de larmes ? » A ces mots, ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu’il n’était homme que depuis la tête jusqu’à la ceinture, et que l’autre moitié de son corps était de marbre noir.
Vous jugez bien, poursuivit Scheherazade, que le sultan fut étrangement étonné, quand il vit l’état déplorable où était ce jeune homme. « Ce que vous me montrez là, lui dit-il, en me donnant de l’horreur, irrite ma curiosité ; je brûle d’apprendre votre histoire, qui doit être sans doute fort étrange ; et je suis persuadé que l’étang et les poissons y ont quelque part : ainsi, je vous conjure de me la raconter ; vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu’il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement conter leurs malheurs. — Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs ; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux même à des choses qui surpassent tout ce que l’imagination peut concevoir de plus extraordinaire. »