Conte de Antoine Galland

Mon second frère, qui s’appelait Bakbarah le brèche-dent, marchant un jour par la ville, rencontra une vieille dans une rue écartée. Elle l’aborda. « J’ai, lui dit-elle, un mot à vous dire ; je vous prie de vous arrêter un moment. » Il s’arrêta, en lui demandant ce qu’elle lui voulait. « Si vous avez le temps de venir avec moi, reprit-elle, je vous mènerai dans un palais magnifique, où vous verrez une dame plus belle que le jour, elle vous recevra avec beaucoup de plaisir et vous présentera la collation avec d’excellent vin : il n’est pas besoin de vous en dire davantage. — Ce que vous me dites est-il bien vrai ? répliqua mon frère. — Je ne suis pas une menteuse, repartit la vieille : je ne vous propose rien qui ne soit véritable ; mais écoutez ce que j’exige de vous : il faut que vous soyez sage, que vous parliez peu, et que vous ayez une complaisance infinie. » Bakbarah ayant accepté la condition, elle marcha devant, et il la suivit. Ils arrivèrent à la porte d’un grand palais, où il y avait beaucoup d’officiers et de domestiques. Quelques-uns voulurent arrêter mon frère ; mais la vieille ne leur eut pas plus tôt parlé qu’ils le laissèrent passer. Alors elle se retourna vers mon frère et lui dit : « Souvenez-vous, au moins, que la jeune dame chez qui je vous amène aime la douceur et la retenue : elle ne veut pas qu’on la contredise. Si vous la contentez en cela, vous pouvez compter que vous obtiendrez d’elle ce que vous voudrez. » Bakbarah la remercia de cet avis et promit d’en profiter.

Elle le fit entrer dans un bel appartement. C’était un grand bâtiment en carré, qui répondait à la magnificence du palais ; une galerie régnait à l’entour, et l’on voyait au milieu un très beau jardin. La vieille le fit asseoir sur un sofa bien garni et lui dit d’attendre un moment, qu’elle allait avertir de son arrivée la jeune dame.

Mon frère, qui n’était jamais entré dans un lieu si superbe, se mit à considérer toutes les beautés qui s’offraient à sa vue ; et, jugeant de sa bonne fortune par la magnificence qu’il voyait, il avait de la peine à contenir sa joie. Il entendit bientôt un grand bruit, qui était causé par une troupe d’esclaves enjouées, qui vinrent à lui en faisant des éclats de rire, et il aperçut au milieu d’elles une jeune dame d’une beauté extraordinaire, qui se faisait aisément reconnaître pour leur maîtresse, par les égards qu’on avait pour elle. Bakbarah, qui s’était attendu à un entretien particulier avec la dame, fut extrêmement surpris de la voir en si bonne compagnie. Cependant les esclaves prirent un air sérieux en s’approchant de lui ; et lorsque la jeune dame fut près du sofa, mon frère, qui s’était levé, lui fit une profonde révérence. Elle prit la place d’honneur, et puis, l’ayant prié de se remettre à la sienne, elle lui dit d’un ton riant : « Je suis ravie de vous voir, et je vous souhaite tout le bien que vous pouvez désirer. — Madame, répondit Bakbarah, je ne puis en souhaiter un plus grand que l’honneur que j’ai de paraître devant vous. — Il me semble que vous êtes de bonne humeur, répliqua-t-elle, et que vous voudrez bien que nous passions le temps agréablement ensemble. »

Elle commanda aussitôt que l’on servît la collation. En même temps, on couvrit une table de plusieurs corbeilles de fruits et de confitures. Elle se mit à table avec les esclaves et mon frère. Comme il était placé vis-à-vis d’elle, quand il ouvrait la bouche pour manger, elle s’apercevait qu’il était brèche-dent, et elle le faisait remarquer aux esclaves, qui en riaient de tout leur cœur avec elle. Bakbarah, qui, de temps en temps, levait la tête pour la regarder, et qui la voyait rire, s’imagina que c’était de la joie qu’elle avait de sa venue, et se flatta que bientôt elle écarterait ses esclaves pour rester avec lui sans témoins ; Elle jugea bien qu’il avait cette pensée ; et, prenant plaisir à l’entretenir dans une erreur si agréable, elle lui dit des douceurs et lui présenta de sa propre main de tout ce qu’il y avait de meilleur.

La collation achevée, on se leva de table. Dix esclaves prirent des instruments et commencèrent à jouer et à chanter ; d’autres se mirent à danser. Mon frère, pour faire l’agréable, dansa aussi, et la jeune dame même s’en mêla. Après qu’on eut dansé quelque temps, on s’assit pour prendre haleine. La jeune dame se fit donner un verre de vin et regarda mon frère en souriant, pour lui marquer qu’elle allait boite à sa santé. Il se leva et demeura debout pendant qu’elle but. Lorsqu’elle eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fit remplir, et le présenta à mon frère, afin qu’il lui fît raison. Mon frère prit le verre de la main de la jeune dame, en la lui baisant, et but debout, en reconnaissance de la faveur qu’elle lui avait faite. Ensuite, la jeune dame le fit asseoir auprès d’elle et commença de le caresser. Elle lui passa la main derrière la tête, en lui donnant de temps en temps de petits soufflets. Ravi de ces faveurs, il s’estimait le plus heureux du monde ; il était tenté de badiner aussi avec cette charmante personne ; mais il n’osait prendre cette liberté devant tant d’esclaves qui avaient les yeux sur lui, et qui ne cessaient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de lui donner de petits soufflets, et, à la fin, lui en appliqua un si rudement, qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pour s’éloigner d’une si rude joueuse. Alors, la vieille qui l’avait amené le regarda d’une manière à lui faire connaître qu’il avait tort et qu’il ne se souvenait pas de l’avis qu’elle lui avait donné, d’avoir de la complaisance. Il reconnut sa faute, et pour la réparer, il se rapprocha de la jeune dame, en feignant de ne s’en être pas éloigné par mauvaise humeur. Elle le tira par le bras, le fit encore asseoir près d’elle, et continua de lui faire mille caresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne cherchaient qu’à la divertir, se mirent de la partie l’une donnait au pauvre Bakbarah des nasardes de toute sa force, l’autre lui tirait les oreilles à les lui arracher, et d’autres enfin lui appliquaient des soufflets qui passaient la raillerie. Mon frère souffrait tout cela avec une patience admirable ; il affectait même un air gai ; et, regardant la vieille avec un souris forcé :

« Vous l’avez bien dit,disait-il,que je trouverais une dame toute bonne, tout agréable, toute charmante ; que je vous ai d’obligations ! — Ce n’est rien encore que cela, lui répondit la vieille ; laissez faire, vous verrez bien autre chose. » La jeune dame prit alors la parole et dit à mon frère : « Vous êtes un brave homme ; je suis ravie de trouver en vous tant de douceur et tant de complaisance pour mes petits caprices, et une humeur si conforme à la mienne. — Madame, repartit Bakbarah, charmé de ces discours, je ne suis plus à moi, je suis tout à vous, et vous pouvez, à votre gré, disposer de moi. — Que vous me faites de plaisir, répliqua la dame, en me marquant tant de soumission ! Je suis contente de vous, et je veux que vous le soyez aussi de moi. Qu’on lui apporte, ajouta-t-elle, le parfum et l’eau de roses. » A ces mots, deux esclaves se détachèrent et revinrent bientôt après, l’une avec une cassolette d’argent où il y avait du bois d’aloès le plus exquis, dont elle le parfuma, et l’autre avec de l’eau de roses, qu’elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon frère ne se possédait pas, tant il était aise de se voir traité si honorablement.

Après cette cérémonie, la jeune dame commanda aux esclaves qui avaient déjà joué des instruments et chanté, de recommencer leurs concerts.Elles obéirent ; et, pendant ce temps-là, la dame appela une autre esclave et lui ordonna d’emmener mon frère avec elle, en lui disant : « Faites-lui ce que vous savez ; et, quand vous aurez achevé, ramenez-le-moi. » Bakbarah, qui entendit cet ordre, se leva promptement et, s’approchant de la vieille, qui s’était aussi levée pour accompagner l’esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu’on lui voulait faire. « C’est que notre maîtresse est curieuse, lui répondit tout bas la vieille elle souhaite de voir comment vous seriez fait déguisé en femme ; et cette esclave, qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les sourcils, vous raser la moustache et vous habiller en femme. — On peut me peindre les sourcils tant qu’on voudra, répliqua mon frère, j’y consens, parce que je pourrai me laver ensuite ; mais, pour me faire raser, vous voyez bien que je ne le dois pas souffrir : comment oserais-je paraître après cela sans moustache ? — Gardez-vous de vous opposer à ce que l’on exige de vous, reprit la vieille ; vous gâteriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. On vous aime, on veut vous rendre heureux ; faut-il, pour une vilaine moustache, renoncer aux plus délicieuses faveurs qu’un homme puisse obtenir ? » Bakbarah se rendit aux raisons de la vieille, et sans dire un seul mot, il se laissa conduire par l’esclave dans une chambre où on lui peignit les sourcils de rouge. On lui rasa la moustache et l’on se mit en devoir de lui raser aussi la barbe. La docilité de mon frère ne put aller jusque-là. « Oh ! pour ce qui est de ma barbe, s’écria-t-il, je ne souffrirai point absolument qu’on me la coupe. » L’esclave lui représenta qu’il était inutile de lui avoir ôté sa moustache, s’il ne voulait pas consentir qu’on lui rasât la barbe ; qu’un visage barbu ne convenait pas avec un habillement de femme, et qu’il s’étonnait qu’un homme qui était sur le point de posséder la plus belle personne de Bagdad fît quelque attention à sa barbe. La vieille ajouta au discours de l’esclave de nouvelles raisons ; elle menaça mon frère de la disgrâce de la jeune dame. Enfin, elle lui dit tant de choses, qu’il se laissa faire tout ce qu’on voulut.

Lorsqu’il fut habillé en femme, on le ramena devant la jeune dame, qui se prit si fort à rire en le voyant, qu’elle se renversa sur le sofa où elle était assise. Les esclaves en firent autant en frappant des mains ; si bien que mon frère demeura fort embarrassé de sa contenance. La jeune dame se releva et, sans cesser de rire, lui dit : « Après la complaisance que vous avez eue pour moi, j’aurais tort de ne pas vous aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fassiez encore une chose pour l’amour de moi : c’est de danser comme vous voilà. » Il obéit ; et la jeune dame et ses esclaves dansèrent avec lui, en riant comme des folles. Après qu’elles eurent dansé quelque temps, elles se jetèrent toutes sur le misérable, et lui donnèrent tant de soufflets, tant de coups de poing et de coups de pied, qu’il en tomba par terre, presque hors de lui-même. La vieille lui aida à se relever, pour ne pas lui donner le temps de se fâcher du mauvais traitement qu’on venait de lui faire. « Consolez-vous, lui dit-elle à l’oreille ; vous êtes enfin arrivé au bout des souffrances, et vous allez en recevoir le prix. Il ne vous reste plus qu’une seule chose à faire, et ce n’est qu’une bagatelle : vous saurez que ma maîtresse a coutume, lorsqu’elle a un peu bu, comme aujourd’hui, de ne se pas laisser approcher par ceux qu’elle aime, qu’ils ne soient nus en chemise. Quand ils sont en cet état, elle prend un peu d’avantage et se met à courir devant eux, par la galerie et de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’ils l’aient attrapée. C’est encore une de ses bizarreries. Quelque avantage qu’elle puisse prendre, léger et dispos comme vous êtes, vous aurez bientôt mis la main sur elle. Mettez-vous donc vite en chemise ; déshabillez-vous sans faire de façons. »

Mon bon frère en avait trop fait pour reculer. Il se déshabilla, et cependant la jeune dame se fit ôter sa robe et demeura en jupon pour courir plus légèrement. Lorsqu’ils furent tous deux en état de commencer la course, la jeune dame prit un avantage d’environ vingt pas, et se mit à courir d’une vitesse surprenante. Mon frère la suivit de toute sa force, non sans exciter les ris de toutes les esclaves qui frappaient des mains. La jeune dame, au lieu de perdre quelque chose de l’avantage qu’elle avait pris d’abord, en gagnait encore sur mon frère. Elle lui fit faire deux ou trois tours de galerie, et puis enfila une longue allée obscure, où elle se sauva par un détour qui lui était connu. Bakbarah, qui la suivait toujours, l’ayant perdue de vue dans l’allée, fut obligé de courir moins vite, à cause de l’obscurité. Il aperçut enfin une lumière vers laquelle ayant repris sa course, il sortit par une porte qui fut fermée sur lui aussitôt. Imaginez-vous s’il eut lieu d’être surpris de se trouver au milieu d’une rue de corroyeurs. Ils ne le furent pas moins de le voir en chemise, les yeux peints de rouge, sans barbe et sans moustache. Ils commencèrent à frapper des mains, à le huer, et quelques-uns coururent après lui et lui cinglèrent les fesses avec des peaux. Ils l’arrêtèrent même, le mirent sur un âne qu’ils rencontrèrent par hasard, et le promenèrent par la ville, exposé à la risée de toute la populace.

Pour comble de malheur, on passa devant la maison du juge de police, et ce magistrat voulut savoir la cause de ce tumulte. Les corroyeurs lui dirent qu’ils avaient vu sortir mon frère, dans l’état où il était, par une porte de l’appartement des femmes du grand vizir, qui donnait sur leur rue. Là-dessus, le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups de bâton sur la plante des pieds, et le fit conduire hors de la ville, avec défense d’y rentrer jamais.

Voilà, commandeur des croyants, dis-je au calife Mostanser Billah, l’aventure de mon second frère, que je voulais raconter à Votre Majesté. Il ne savait pas que les dames de nos seigneurs les plus puissants se divertissent quelquefois à jouer de semblables tours aux jeunes gens qui sont assez sots pour donner dans de semblables pièges.

Le barbier, sans interrompre son discours, passa à l’histoire de son troisième frère.